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par Jacques Duplessy

Menace biologique : l’efficacité du coronavirus peut-elle donner des idées ?

Un spécialiste des contre-mesures biologiques parle du risque bioterroriste.

Le coronavirus a désorganisé toute la société et mis en lumière notre vulnérabilité à une menace biologique. Patrice Binder, ancien médecin militaire et membre du Conseil national consultatif sur la biosécurité, analyse la crise.

Tenues militaires NRBC - D.R.

Le coronavirus a mis la France et de de nombreux pays quasiment à l’arrêt pendant plusieurs semaines, et ses conséquences continuent de se faire sentir. De quoi faire réfléchir sur l’intérêt des armes biologiques. L’effet du Covid-19 peut-il donner des idées à des États ou à des groupes terroristes ?

Les Etats, comme les groupes terroristes, n’ont pas attendu cet épisode pandémique pour savoir le potentiel des armes biologiques. Plusieurs épisodes qu’ils soient d’origine humaine ou naturelle l’ont déjà largement montré. En 1984, une secte américaine dans l’Oregon a organisé la contamination délibérée de dix restaurants locaux, des bars à salades, avec une bactérie responsable de la salmonellose. Plus de 750 personnes ont été touchées, provoquant une psychose locale très importante. En 2001, la fièvre aphteuse en Grande-Bretagne a entraîné l’abattage préventif de troupeaux. Ça a coûté plusieurs milliards. Toujours en 2001, juste après les attentats du 11 septembre, des enveloppes contaminées au bacille de charbon, le bacillus anthracis, entraînant la maladie du charbon sont envoyées aux Etats-Unis. Une vingtaine de personnes développent des symptômes infectieux et cinq perdront la vie. Ces lettres vont entraîner des perturbations incroyables, avec des lettres suspectes un peu partout qui vont paralyser des administrations, etc. Donc on connaît bien les effets de la menace biologique. Alors dire que cet épisode va donner des idées pour des systèmes d’arme, je n’y crois pas trop.

Comment se caractérisent les effets de la menace biologique ?

L’effet d’une attaque biologique avait été particulièrement étudié en cas d’usage du virus de la variole. Aujourd’hui, vous remplacez « variole » par « coronavirus », et c’est la même problématique. Les effets d’armes biologiques ne se maîtrisent pas comme une bombe, quelle qu’elle soit. Une menace biologique, qu’elle soit d’origine terroriste ou naturelle, produit les mêmes effets. Le plus grave dans ce type de menace, c’est la désorganisation plus qu’un problème de létalité de l’agent biologique. Le pays est plus ou moins paralysé, avec du personnel absent, des hôpitaux débordés, une angoisse psychologique amplifiée par le caractère anxiogène des médias. Le phénomène entraîne des peurs, une méfiance du voisin, parfois le rejet des malades ou du personnel soignant qui risque d’être contaminé. Il faut aussi ajouter le coût économique d’une épidémie qui est énorme.

Quel est l’état de la menace aujourd’hui ?

Il y eu des recherches sur les armes biologiques conduites par tous les grands pays jusqu’à la fin des années 60. En 1969, le président américain Nixon a lancé une initiative visant à interdire, non seulement l’utilisation des armes biologiques mais aussi la recherche et le développement des systèmes d’armes. Cela a abouti à la signature d’une convention en 1972 interdisant la recherche, le développement et le stockage des armes biologiques et à toxines. La convention a été ratifiée en 1975 par plus de 60% des pays et est entrée en vigueur. Mais contrairement à la convention sur les armes chimiques, il n’y a aucun processus de contrôle prévu dans la convention. Tout repose sur la confiance. En 1991, le groupe d’expert chargé de réviser la convention a demandé que soit inscrite une vérification comme pour les armes chimiques. Mais cela n’a pas abouti. La convention est loin d’être parfaite, car d’un côté l’article III demande l’interdiction de l’exportation d’agents ou de matériels pouvant être utilisés à des fins militaires pour éviter la prolifération et de l’autre l’article X dit : « Les Etats parties à la présente Convention s'engagent à faciliter un échange aussi large que possible d'équipement, de matières et de renseignements scientifiques et techniques ayant un rapport avec l'emploi d'agents bactériologiques (biologiques) et de toxines à des fins pacifiques et ont le droit de participer à cet échange. » Or il y a beaucoup de matériel qui peut être utilisé de manière duale, c’est-à-dire pour la recherche scientifique et aussi à des fins terroristes, par exemple.

Je ne connais aucune preuve patente que des Etats font des recherches à des fins d’armes biologiques. Parfois, il y a des accusations indirectes dans des notes de services de renseignement. On a des preuves indirectes, car il y a des recherches duales. On sait que la ricine est parfois utilisée pour des éliminations physiques par des services de renseignement. Et puis il y a eu les lettres contaminées au bacille du charbon. Donc la menace existe toujours.

Donc on peut imaginer des détournements d’usages de la recherche scientifique ?

Tout à fait. Avec les avancées technologiques, on peut manipuler le génome, et on peut imaginer des détournements d’usages. Par exemple en 2011-2012, des scientifiques hollandais et américains ont publié des recherches sur des modifications de la grippe aviaire. Le virus avait acquis la contagiosité sur des modèles humains, en l’occurrence le furet qui a un système immunitaire proche de l’Homme, alors que pour le moment il ne se transmet que très exceptionnellement à l’Homme. Cela a provoqué de vifs débats dans la communauté scientifique : la moitié disait que c’était utile pour anticiper une possible évolution du virus, donc un traitement et un vaccin, et l’autre moitié trouvait que c’était dangereux, car il pouvait y avoir un accident avec une épidémie à la clef. C’est un débat sans fin…

Autre exemple, une équipe canadienne a reconstitué le virus de la variole équine, alors qu’il a été éradiqué. Ces travaux ont été publiés en janvier 2010. Ce n’est pas le virus de la variole humaine, mais ce virus en est très proche. Cela n’est pas interdit par la convention de l’ONU. On pourrait très vite passer de la recherche à des applications militaires. Ces scientifiques affirmaient que cela permettait de travailler sur un vaccin. Or on a déjà un vaccin disponible sur la variole humaine qu’on améliore toujours même si le virus a disparu. Leurs travaux posent un vrai problème éthique. L’équipe a dit : « On l’a fait pour montrer que c’était possible de le faire. » Mais on le savait déjà. Ils n’ont rien apporté. Certains travaux sont-ils vraiment justifiés ? On peut prendre des risques, mais il faut en mesurer les retombées. La question qui se pose est : est-ce que la communauté scientifique est assez concernée et mature sur ces questions de recherches duales, qui peuvent avoir des débouchés militaires. Très peu y pensent et la plupart des scientifiques ne le prennent pas en compte. Je crois qu’il faut s’interdire un certain nombre de choses.

La France est-elle préparée à ce type de menaces ?

La recherche sur risque biologique et la protection avait été un peu abandonnée. Le centre de recherche NRBC (Nucléaire, Radiologique, Bactériologique et Chimique) de la Direction générale de l’armement (DGA) travaillait surtout sur la protection chimique. Pour la partie biologique, nous travaillions alors que sur les vaccinations et les pathogènes liés au déploiement des forces, en Afrique surtout. C’est seulement à partir de la fin des années 80 qu’on a remonté la partie bio.

La France a relancé la recherche sur la protection des menaces biologique à partir de 1991. Avec la première guerre du Golfe en 1990, la menace chimique et biologique revient sur le devant de la scène. Depuis les années 2000, le risque biologique est plus intégré, que ce soit le risque de bioterrorisme que l’émergence naturelle. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale mentionnent depuis 1994 la nécessaire remontée en puissance du volet NRBC. Un effort capacitaire a été fait.

Maintenant, on mesure le fossé entre la théorie et la pratique avec le Covid-19. Par exemple, la question des médicaments, de souveraineté, on en parlait déjà dans les années 80. L’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) a été fondé en 2007 après l’épisode de grippe aviaire H5N1, et il a été dissout en 2016 lors de la fondation de l’agence nationale Santé publique France, avec l’efficacité que l’on sait. Le problème est que le temps passe, les gens partent, et les structures se vident de leur substance. Les retours d’expérience sont pris en compte quelques mois, et puis on oublie. La préparation à la menace biologique demande un effort constant qui n’est pas payant en terme médiatique pour les politiques qui ont toujours des visées à court terme. La leçon à tirer de la pandémie est que nous devons être souverains pour le diagnostic et le traitement. Et le retour d’expérience doit s’inscrire dans la durée pour être capables de se préparer autant que possible à ces phénomènes. Le Covid-19 pose aussi des questions plus philosophiques. Il révèle que plus nos sociétés sont développées, plus elles sont vulnérables. La mort aujourd’hui est quelque chose qui n’est plus tolérable.

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