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par Jacques Duplessy

Mayotte : le gouvernement choisit la méthode forte

Pour Dominique Voynet, l'opération n’est pas acceptable sur le plan éthique et ne peut pas fonctionner

Alors que l'opération Wambushu démarre vraiment avec la destruction du bidonville de Talus 2, interview croisée de Fahad Idaroussi Tsimanda, enseignant et docteur en géographie des risques et vulnérabilités et de Dominique Voynet, ancienne ministre, qui a créé et dirigé l’ARS de Mayotte pour décrypter une crise très complexe.

Yanine dans le quartier de Talus II à Mayotte le 29 avril 2023 - © Louis Witter

Comment expliquez-vous la situation très préoccupante à Mayotte ?

Fahad Idaroussi Tsimanda : Il faut faire un peu d’histoire pour comprendre comment on en est arrivé à cette cocotte-minute qu’est l’île. Avant la présence française, chaque île de l’archipel des Comores était indépendante. Anjouan a souhaité à plusieurs reprise dominer Mayotte. Le sultan de Mayotte finit par vendre son île à la France pour une bouchée de pain pour garantir sa protection en 1841. Puis la France colonisera les quatre îles des Comores. En 1975, les 3 îles proclament leur indépendance, sauf Mayotte. En 1976, les Mahorais confirment leur souhait de rester Français. Mayotte devient un département d’outre-mer en 2011. Alors que les Comores basculent dans l’instabilité, Mayotte augmente sa qualité de vie. Elle devient donc attractive. Il est urgent de faire quelque chose car la population atteint 600.000 habitants.

Dominique Voynet : Il est démagogique de dire qu’il y a 600.000 personnes sur l’île. Le recensement officiel donne 270.000 habitants, le chiffre réel estimé à partir de la consommation d’eau, de riz, des services de santé est de 350.000 personnes, ce qui est déjà énorme. Le fait est qu’on manque de place à Mayotte, la bande littorale est étroite pour vivre. Les équipements publics ont été conçus pour 150.000 habitants. Cette situation extrêmement difficile a des causes multifactorielles. On constate une société à deux vitesse : d’un côté une population éduquée, avec un niveau de vie élevé, souvent de fonctionnaires, et de l’autre une population paupérisée. Près de 80 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Il ne faut pas oublier non plus la responsabilité de l’État comorien qui n’arrive pas à faire vivre sa population. L’éducation, la santé, tout est déficient. Donc pour survivre, aller à Mayotte est parfois l’unique solution, les gens ne s’expatrient pas de gaité de cœur.

Dans le quartier d’habitats informels de Majicavo à Mayotte, le 1er mai 2023 - © Louis Witter
Dans le quartier d’habitats informels de Majicavo à Mayotte, le 1er mai 2023 - © Louis Witter

L’opération Wambushu répond-elle vraiment aux problèmes ?

FIT : Cette opération est en tout cas demandée par beaucoup de Mahorais. Depuis 2010, la violence a beaucoup augmenté dans l’île et elle devient incontrôlable. Mais la solution ne peut être que sécuritaire, il faut s’attaquer aux causes profondes de la situation.

DV : Je pense que cette opération n’est pas acceptable sur le plan éthique et qu’elle ne peut pas fonctionner. Les vrais trafiquants se sont dispersés, les clandestins sont partis se terrer chez des amis régularisés, le temps que la tempête passe. Et la police de va prendre que des personnes âgées, handicapées, les plus pauvres des pauvres. Et il faut encore qu’on arrive à les expulser, puisque le gouvernement comorien refuse de reprendre ses ressortissants… Et surtout, la plupart reviendront. Pour 300 €, les passeurs offrent un forfait illimité jusqu’à ce qu’on arrive à Mayotte. En attendant, on aura détruit le peu qu’ils ont.

Affrontements entre bandes de jeunes et gendarmes mobiles a Koungou, Mayotte, France, le 4 mai 2023.  - © Louis Witter
Affrontements entre bandes de jeunes et gendarmes mobiles a Koungou, Mayotte, France, le 4 mai 2023. - © Louis Witter

Quelles seraient les solutions, alors ?

FIT : S’attaquer aux causes profondes, c’est reprendre déjà le contrôle de notre frontière. Les services publics doivent aussi être développés pour répondre aux besoins réels : le nouvel hôpital ne sera pas opérationnel avant 2030, une 3e retenue d’eau doit être construite depuis des années pour faire face à la crise de l’eau. Mais il faut aussi permettre aux personnes qui sont régularisées de quitter l’île. Aujourd’hui, avec un titre de séjour valable moins de 10 ans, vous n’avez pas le droit de quitter Mayotte pour venir en métropole ou à La Réunion. Il faut permettre aux gens de voyager.

DV : Effectivement, vous faites venir 80.000 Comoriens déjà régularisés en métropole, cela sera invisible ici, et ça soulagerait beaucoup l’île. C’est une équation très complexe. L’État français doit rattraper le retard de Mayotte. Il faut savoir que le département est incapable de gérer nombre de projets et que l’État doit se substituer à lui, par exemple dans la gestion des routes ou des collèges. Pendant longtemps, les crédits européens ont été perdus faute de personnes en capacité de gérer les projets convenablement. L’État parle beaucoup depuis très longtemps de grands projets comme un port en eau profonde ou l’allongement de la piste de l’aéroport. Mais il ne réalise pas tous les petits projets utiles immédiatement aux gens. La France doit négocier avec le gouvernement comorien en appuyant le plan de co-développement porté aussi par les États-Unis, la Chine, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis.

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