Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Yovan Menkevick

Manifestations au Québec : la manipulation d'opinion en guise de démocratie ?

(Ce qui est chouette avec les sondages et enquêtes de tout poil, c'est qu'ils permettent de déterminer comment "penser juste". Pour tout dire, le "penser juste" est en fait le "penser majoritaire". Nos démocraties occidentales sont ansi faites, c'est la majorité qui a raison.

(Ce qui est chouette avec les sondages et enquêtes de tout poil, c'est qu'ils permettent de déterminer comment "penser juste". Pour tout dire, le "penser juste" est en fait le "penser majoritaire". Nos démocraties occidentales sont ansi faites, c'est la majorité qui a raison. On peut trouver ça logique ou non mais quand cette majorité ne se dégage pas par un vote pour être fabriquée par des enquêtes sur des échantillons très restreints d'internautes volontaires, on commence à se poser question sur l'état réel de ce qui est nommé démocratie…)

Chacun sait qu'au pays des caribous et du sirop d'érable, ça chauffe sévère depuis presque quatre mois. Et pas qu'un peu. Certains appellent le mouvement le [Printemps érable](http://fr.wikipedia.org/wiki/Gr%C3%A8ve%C3%A9tudiantequ%C3%A9b%C3%A9coisede2012). Nous avons parlé, dans Reflets, du soutien des Anonymous à la cause étudiante québécoise, soutien nommé "Opération Québec" et activé par quelques DdoS de sites gouvernementaux.

Mais nous n'avons pas traité du sujet de fond, celui, désormais, au delà de la hausse des frais de scolarité de 75% en 5 ans (tout de même…), de la Loi 78, contestée par ces manifestants très très en colère. Et surtout, aujourd'hui, de la réponse du gouvernement canadien. Aidé par la presse…

La démocratie est bien gardée avec la Loi 78

Les manifestations sont désormais bien plus larges dans leurs revendications que le seul retrait de la Loi 78qui a pour objet de rendre illégales les manifestations et permettre ainsi l'augmentation des frais de scolarité prévue par le gouvernement. C'est aujourd'hui un mouvement de contestation de la légitimité démocratique du gouvernement libéral canadien. Parce que cette Loi spéciale votée en urgence le 18 mai n'est rien d'autre qu'une limitation drastique du droit de manifester des étudiants. Voire une interdiction pure et simple de le faire.

 

Manifestations et rassemblements

« Une personne, ou toute autre personne n'étant pas du gouvernement, un organisme ou un groupement qui organise une manifestation de 50 personnes ou plus qui se tiendra dans un lieu accessible au public doit, au moins huit heures avant le début de celle-ci, fournir par écrit au corps de police desservant le territoire où la manifestation aura lieu les renseignements suivants : 1- la date, l'heure, la durée, le lieu ainsi que, le cas échéant, l'itinéraire de la manifestation; 2- les moyens de transport utilisés à cette fin. Lorsqu'il juge que le lieu ou l'itinéraire projeté comporte des risques graves pour la sécurité publique, le corps de police desservant le territoire où la manifestation doit avoir lieu peut, avant sa tenue, exiger un changement de lieu ou la modification de l'itinéraire projeté afin de maintenir la paix, l'ordre et la sécurité publique. L'organisateur doit alors soumettre au corps de police, dans le délai convenu avec celui-ci, le nouveau lieu ou le nouvel itinéraire et en aviser les participants. »

— article 16, Loi 78

 

 

Jusque là, les âmes charitables peuvent se dire qu'après tout il n'y a rien de bien méchant, c'est avant tout un mode d'encadrement des manifs. Oui, seulement, aux vues des contraintes imposées, très précises et limitatives, vient s'adjoindre la partie suivante :

 

Amendes

« Quiconque contrevient à une disposition de l'article 3, du premier alinéa de l'article 10, de l'article 11, du deuxième alinéa de l'article 12 ou des articles 13, 14, 15, 16 ou 17 commet une infraction et est passible, pour chaque jour ou partie de jour pendant lequel dure la contravention, d'une amende de 1 000$ à 5 000$. Toutefois, cette amende est : 1- de 7000$ à 35 000$ s'il s'agit soit d'un dirigeant, d'un employé ou d'un représentant, incluant un porte-parole, d'une association d'étudiants, d'une fédération d'associations de salariés ou d'une association de salariés, soit d'un dirigeant ou d'un représentant d'un établissement, soit d'une personne physique qui organise une manifestation; 2- de 25 000$ à 125 000$ s'il s'agit soit d'une association d'étudiants, d'une fédération d'associations, d'une association de salariés ou d'un établissement, soit d'une personne morale, d'un organisme ou d'un groupement qui organise une manifestation. En cas de récidive, les montants prévus au présent article sont portés au double. »

— article 26, Loi 78

Remarquez bien que le simple fait de faire partie d'une association d'étudiants vous passe l'amende possible de 5000$ (au maximum) à 35 000$. Et si vous êtes une association d'étudiants organisatrice de la manif, là, c'est carrément jusqu'à 125 000$. Une sorte d'incitation à ne surtout pas organiser des manifestations avec des associations, à ne pas en faire partie non plus…

Et ça continue de plus belle, avec ce type d'articles :

 

Cotisations et responsabilités civiles

« Une association de salariés est solidairement responsable du préjudice causé à un tiers par la faute d'un salarié qu'elle représente en raison d'une contravention à l'article 10 ou à l'article 11, à moins qu'elle ne démontre que le préjudice n'est pas attribuable à la contravention ou que celle-ci ne fait pas partie d'une action concertée. »

— article 23, Loi 78

L'établissement dont les services sont entravés par une association étudiante peut cesser de percevoir la cotisation des étudiants pour cette association, à raison d'un trimestre par jour de blocage du service. Les associations étudiantes sont responsables de tout préjudice entraînant un coût additionnel ou une perte de gain.

« Quiconque aide ou amène une autre personne à commettre une infraction visée par la présente loi commet lui-même cette infraction et est passible de l'amende prévue au premier alinéa de l'article 26 ou de celle prévue au paragraphe 1° ou au paragraphe 2° du deuxième alinéa de cet article s'il est visé par un tel paragraphe. »

— article 30, Loi 78

 

On peut se demander jusqu'où peuvent aller les représailles gouvernementales avec ce dernier article, à se demander si des appels à manifester via Twitter ou Face de Bouc n'auraient pas vocation à entrer dans ce cadre ? Toujours est-il que les associations étudiantes vont bien réfléchir désormais si elles veulent organiser une contestation.

Il y a des mécontent ? Sondez-moi 800 internautes !

Comment le gouvernement traite-t-il cette contestation massive ? A-t-il décidé de discuter, de chercher à arrondir les angles avec sa jeunesse étudiante ? Le Québec n'est pas l'Egypte de Moubarak ou la Tunisie de Ben Ali que l'on sache ? Et bien, un peu, si, puisque le gouvernement n'en a cure, mais surtout il utilise une feinte extrêmement malsaine grâce à la complicité d'une partie de la presse. Quelle est cette feinte ? Le sondage, coco. Mais pas n'importe lequel : le "sondage par acceptation via Internet". Alors, avant même que le contenu définitif de la loi ne soit connu, le quotidien en ligne lapresse.ca titrait ainsi son "article sondagier choc" par le biais de Denis Lessard (un communiquant qui joue au journaliste auprès de l'assemblée nationale) :

Sondage CROP-La Presse: les Québécois en faveur de la ligne dure

Les Québécois ! Mazette ! Mais alors tous ces manifestants ne sont pas soutenus par la brave population québécoise, ils salissent les rues des belles cités alors que le Peuple veut qu'on les réprimande !

Ce cher Denis Lessard amène l'info terrifiante par un chapô très coloré et très parlant :

(Québec) La population appuie massivement la décision du gouvernement Charest de recourir à une loi spéciale pour stopper l'affrontement avec les étudiants sur la hausse des droits de scolarité.

Ah ben oui, hein, si la population "appuie massivement" la décision du gouvernement… Mais comment le sait-il ce cher Denis que "la population appuie massivement la décision du gouvernement" ? Avec un sondage, mais pas n'importe lequel : le fameux sondage d'internautes qui ont accepté de participer et qui sont 800. Attaqué sur la méthodologie, le journal se défend, ce qui nous permet d'apprendre avec un certain amusement que les "panels" contactés par mail sont rémunérés.

Mais foin de débat autour de la méthode utilisée par ces sondages, le problème qui nous préoccupe n'est pas la méthode et mérite que l'on s'y attarde beaucoup plus sérieusement : est-ce acceptable, dans un pays déclaré "démocratique", qu'un gouvernement refuse de discuter avec des étudiants en grève, passe une loi qui restreint le droit de grève (et surtout de manifester) sans aucune négociation, parce qu'un sondage sur 800 internautes rémunérés indiquerait qu'une majorité de "la population" serait en accord avec ses décisions ?

La démocratie d'opinion, déjà bien avancée, trouve là sa panacée, bien relayée par des médias complices du pouvoir en place : à quoi bon aller voter si les résultats des urnes sont déjà indiqués par les sondages, à quoi bon discuter des lois si l'on peut déterminer que "la majorité de la population" les soutiendront ?

Ce que l'on peut se demander au final est : le printemps érable n'est-il pas le symptôme du mal qui ronge tout l'Occident, celui d'un système électif vidé de son sens, de populations manipulées et soumises au dictat de l'opinion, de gouvernements sourds et vendus aux ténors du système néo-libéral ?

Si c'est le cas, comme dans les printemps arabes, la population peut, un matin, décider de se réveiller et de gueuler un peu plus fort. Surtout la moins âgée. Ce jour là, ce ne sera pas un sondage bidon de 800 personnes payées sur le net qui changera quoi que ce soit. Ce jour là, le réveil des "élus" risque d'être douloureux…

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée