Journal d'investigation en ligne
par Sonia Reyne

Maintien de l’ordre : peut-on frapper une personne en fauteuil ?

Une nouvelle affaire de violences policières à Clermont Ferrand

La courte vidéo a fait le tour des réseaux sociaux. On y voit un homme en fauteuil roulant frappé au visage par un policier pendant une intervention de la police, le 11 mars dernier. Une agression qui met en lumière les violences policières et la répression dans les quartiers populaires.

Raphaël, frappé par des policiers - © Reflets
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Raphaël Chitrit est une figure connue de la galerie d’Auchan, le supermarché des quartiers nord de Clermont-Ferrand promis à fermeture. Tout le monde apprécie cet homme de 39 ans, tétraplégique, qui y passe la plupart de son temps libre. Raphaël vit en fauteuil roulant depuis un accident, il y a une vingtaine d’années. Ce jour-là, à Croix-de-Neyrat, il assiste à une énième intervention policière et fait un « fuck » aux forces de l’ordre. « Les policiers d’ici me connaissent, d’autant que j’habite à coté du commissariat, on rigole toujours. Je leur fais un doigt d’honneur quand je passe en fauteuil, c’est comme ça, et eux aussi me font un doigt d’honneur » sourit-il. Mais un CRS - de la compagnie 83, venue de Lyon- prend la mouche, l’agrippe et le frappe violemment.

Il est ensuite interpellé et laissé un certain temps dans le couloir des auditions du commissariat, sans son fauteuil. Raphaël est sous tutelle, mais personne ne prend la peine de prévenir ni sa famille ni ses tuteurs. Le parquet se justifie : « Un individu bien connu en fauteuil roulant est venu au contact pour insulter les policiers avant d’utiliser son fauteuil électrique pour leur foncer dessus pour les faire tomber. C’est dans ce contexte qu’il a fallu le neutraliser ». C’est un individu jugé « instable » insiste Dominique Puechmaille, procureure de Clermont-Ferrand.

Qu’un CRS frappe un homme tétraplégique en fauteuil roulant, alors qu’il ne représente pas une menace physique, montre évidemment un usage disproportionné de la force. Et dans le quartier, tout le monde, du père de famille aux plus jeunes, en passant par les grand-mères avec leurs caddies, se plaint des violences policières répétées. Les jeunes de Croix-de-Neyrat dénoncent, en plus de ces violences, humiliations, vexations et injustices, récurrentes, qui renforcent un climat de défiance et nourrissent un sentiment d’injustice et d’abandon. Cet événement n’illustre pas une agression isolée, il met en lumière des tensions profondes entre les forces de l’ordre et certaines franges de la population. Mais cette fois, quelqu’un était là pour filmer.

« On est fatigués »

Ce jour-là, deux autres jeunes sont aussi emmenés au commissariat. L’un d’eux, surnommé BAW, une vingtaine d’années, noir, a été contrôlé pour défaut d’assurance sur son véhicule, et arrêté parce qu’il avait 200 € sur lui. Il a passé 24 heures en garde à vue, soupçonné de blanchiment d’argent. « On est fatigués », confie un autre jeune en djellaba, à côté de BAW. « C’est le Ramadan. Le soir, on se cotise et on se retrouve pour faire un barbecue en haut de la rue, au milieu des tours. Tout le monde nous voit, c’est ouvert à tous. » Les 200 euros, dont 70 en pièces de monnaie, c'était pour le barbecue. L’histoire de Raphaël et de BAW croise plusieurs formes de discrimination : envers les habitants des quartiers populaires, les personnes handicapées et les minorités. Quel jeune homme blanc des beaux quartiers serait soupçonné de blanchiment d’argent parce qu’il a 200 euros sur lui ?

Le lendemain, la députée LFI Marianne Maximi félicite les jeunes : « Vous avez bien fait de filmer. Sans images, c’est votre parole contre celle du CRS. » Filmer la police est un droit fondamental, c’est essentiel pour documenter les violences policières. En 2021, de nombreuses organisations se sont mobilisés contre la loi « Sécurité globale ». Elles dénonçaient une atteinte à la liberté de la presse et au droit d’informer, notamment via l’article 24 qui risquait de criminaliser la diffusion d’images des forces de l’ordre. Il a été retoqué. Pourtant, aujourd’hui encore, les jeunes de Croix Neyrat se font casser leurs téléphones lorsqu’ils sont vus en train de filmer. Et en manifestation, des journalistes sont empêchés par les forces de l’ordre de couvrir les événements.

La mobilisation contre la loi « Sécurité globale » alertait aussi sur l’usage massif de la vidéosurveillance et des drones pour renforcer la surveillance généralisée au détriment des libertés publiques. La France est régulièrement critiquée par des instances internationales (ONU, Conseil de l’Europe) pour des restrictions excessives au droit de manifester et au contrôle citoyen des forces de l’ordre.

Depuis 40 ans la doctrine du maintien de l’ordre a évolué. Historiquement, la sécurité relevait exclusivement de l’État, avec la police et la gendarmerie. Dans les années 1980, les collectivités locales et des acteurs privés (sécurité privée, vidéoprotection) prennent un essor croissant. Les lois de 1999 et 2021 renforcent les polices municipales. Après les attentats de 2015, les lois antiterroristes et sécuritaires se multiplient (loi renseignement, loi SILT 2017). L’état d’urgence est intégré au droit commun. Les lois « Sécurité globale » de 2021 et « Responsabilité pénale et sécurité intérieure » de 2022 élargissent encore les pouvoirs des forces de l’ordre et favorisent l’usage des drones. L'essor de la vidéosurveillance, de la reconnaissance faciale (expérimentée à Marseille), des drones et de l’intelligence artificielle posent la question du respect des libertés individuelles et de la vie privée. Depuis les Gilets jaunes, les forces de l’ordre font un usage décomplexé d’armes intermédiaires (LBD et grenades de désencerclement) en manifestation mais aussi dans les quartiers.

A Clermont-Ferrand comme dans d’autres villes, à l’initiative du ministère de l’Intérieur, un « Plan d'action départemental de la restauration de la sécurité du quotidien » se déploie depuis février dernier. Trois axes sont mis en avant : la lutte contre les stupéfiants, les cambriolages et les violences. L’accent est mis sur la répression (saisies, mutualisation des dispositifs de surveillance) au détriment de mesures sociales ou éducatives plus larges. Devant la montée de la délinquance, le plan reste centré sur une réponse immédiate, sans politique globale de prévention (éducation, insertion, etc.). L’approche ciblée sur certains territoires entraîne une concentration des contrôles et stigmatise les « zones prioritaires ». C’est dans ce contexte que la procureure de Clermont-Ferrand peut justifier l’intervention musclée des CRS de Lyon : « A la suite d’incidents (des rixes) la semaine dernière dans ce quartier une opération de sécurisation avait lieu avec un renfort d’une unité des forces mobiles en appui des forces interdépartementales de la police nationale du Puy de Dôme. » Mais ces opérations inquiètent le quartier plutôt qu’elles ne le sécurisent : ainsi lors de ces « descentes », les salariés des crèches du quartier font rentrer les enfants et leur interdisent l’accès à la cour. Les habitants sont aussi témoins de l’arbitraire des contrôles sans aucun moyen d’intervenir. « Je ne pense pas que la police soit d’une quelconque efficacité pour ce qu’elle prétend faire (assurer la sécurité) » analyse Gwenola Ricordeau, sociologue à la California State University, à Chico (États-Unis). « En revanche, ce cas illustre bien ce que l’on connaît de la violence de la police : si elle cible tout particulièrement les personnes non-blanches, sa seconde cible de prédilection est les personnes non-valides. _»

Clermont-Ferrand a déjà tristement illustré les violences policières en France en 2012. Dans la nuit du 31 décembre, Wissam El-Yamni, 30 ans, est interpellé par la police après des incidents en marge du réveillon. Il est violemment maîtrisé par les forces de l'ordre, menotté et plaqué au sol. Peu après son interpellation, il tombe dans le coma et décède neuf jours plus tard. Plusieurs expertises médico-légales concluent à une asphyxie posturale à cause de la manière dont il a été immobilisé. Des traces de coups et des lésions internes sont également relevées. Neuf ans plus tard son frère Farid El-Yamni, publie Wissam Vérité un livre où il retrace neuf années de lutte pour obtenir des réponses sur les circonstances de la mort de son frère. Après plusieurs recours, deux policiers sont finalement mis en examen l’année suivante pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. » La famille et les soutiens de Wissam continuent de réclamer justice et vérité, dénonçant des lenteurs judiciaires et un manque de transparence. Dix ans après les faits, en mars 2022, la cour d'appel de Riom ordonne enfin une reconstitution des événements qui s'est finalement tenue en février 2024.

Une très longue liste

Comme dans les cas de Adama Traoré, 24 ans, en 2016 ; Zineb Redouane, 80 ans, en 2018 ; Rémi Fraisse, 21 ans, en 2014 ; Steve Maia Caniço, 24 ans, en 2019 ; Angelo Garand, 38 ans, en 2017 ; Lamine Dieng, 25 ans, en 2007 ou Michel Zecler, 41 ans, en 2020, des affaires sont marquées par une longue lutte pour la vérité et la justice. Ce qui amène Gwenola Ricordeau à conclure que « L’institution policière n’est pas réformable, il faut réduire son pouvoir. D’une façon générale, elle nuit à la qualité de vie en société, comme le démontre l’exemple de Raphaël Chitrit ». La question du handicap face aux violences policières reste sous-représentée dans le débat public.

La gestion des foules par les forces de l'ordre et la répression armée dans les quartiers pose des questions systémiques. Le mécontentement social est, au mieux, traité par des grands débats, au pire - et le plus souvent- par la répression armée. Dans son ouvrage La Domination policière, Mathieu Rigouste analyse en profondeur les liens entre les méthodes policières actuelles et l'héritage colonial, ainsi que l'impact de la violence policière sur les quartiers populaires. Il y explore la création des brigades anti-criminalité (BAC) et leur rôle dans le contrôle des populations des quartiers populaires. Le sociologue Mathieu Rigouste met en évidence la continuité des pratiques répressives issues de la période coloniale. Son récent film Nous sommes des champs de bataille enquête sur la globalisation de la surveillance et le commerce de la répression. Il documente notamment comment le savoir-faire français en matière de maintien de l'ordre, tant au niveau des méthodes que des armes, a d'abord été testé en Afrique avant d'être ramené en France dans les quartiers. Ces armes de maintien de l'ordre sont alors souvent ré-exportées comme nous l'avions montré dans cette enquête sur Alsetex qui produit des munitions pour LBD (et des lanceurs) ainsi que des grenades.

Aujourd’hui encore, les méthodes de recrutement et de formation des forces de l’ordre en France interrogent, et particulièrement l’accent mis sur la militarisation et l'usage de la force. Le recrutement des policiers se fonde sur des critères qui privilégient une vision autoritaire et plutôt insensible aux enjeux sociaux. La formation est souvent centrée sur des techniques de maintien de l'ordre plutôt que sur la gestion pacifique des conflits ou la compréhension des dynamiques sociales complexes. Des pays comme la Suède ou les Pays-Bas ont, eux, adopté un modèle de formation davantage axé sur le respect des droits humains et la médiation. Des modèles qui intègrent une approche plus préventive, où les policiers sont formés à résoudre les conflits de manière non-violente, favorisant une relation de confiance avec les citoyens.

A Clermont-Ferrand comme dans tout le pays, l’État confirme pourtant le choix de la répression et laisse les forces de l’ordre faire ce qu'elles font de mieux : maintenir l'ordre par la force. La nécessité de formations plus humaines, d’un réexamen des pratiques policières ne sont pas évoqués. Chaque incident violent est un rendez-vous manqué pour ouvrir un vrai débat public sur la sécurité, et sur la formation des forces de l’ordre. Dans le contexte du discours belliciste ambiant de l’actualité internationale, la France n’est pas prête à remplacer la formation militaire par des modules sur les droits humains, sur la gestion pacifique des conflits ou la communication avec les quartiers populaires. Pourquoi réformer quand on peut maintenir l’ordre avec beaucoup de muscles et un grand silence autour des préoccupations sociales ?

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