Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Jet Lambda

Ma contre-histoire de l'internet

Voici, reproduit à peu près à l'identique, ma contribution au projet d'Arte.tv "la contre-histoire de l'internet", suite à la diffusion d'un documentaire de 90' mardi 14 mai (à revoir jusqu'au 23 mai), accompagné du site contributif lesinternets.arte.tv. Désolé pour le côté ancien combattant et le ton très personnel de ce billet. Promis, ça ne se reproduira pas avant le siècle prochain. (A comprendre ainsi: "la contre-histoire d'un gars qui passait par là.") US Robotics Sportster 14400.

Voici, reproduit à peu près à l'identique, ma contribution au projet d'Arte.tv "la contre-histoire de l'internet", suite à la diffusion d'un documentaire de 90' mardi 14 mai (à revoir jusqu'au 23 mai), accompagné du site contributif lesinternets.arte.tv. Désolé pour le côté ancien combattant et le ton très personnel de ce billet. Promis, ça ne se reproduira pas avant le siècle prochain. (A comprendre ainsi: "la contre-histoire d'un gars qui passait par là.")

US Robotics Sportster 14400. C’était mon premier modem, le truc qui couinait en se connectant sur la ligne de téléphone. 1995. Merci à Stéphane Bortzmeyer, administrateur système du CNAM à l’époque, qui me fila, sur un coin de table, ma première adresse internet, @cnam.fr. Ça fait ancien combattant. Ben oui. Mon histoire de l’internet — avec un article, et en bas de casse, SVP! — commence comme ça.

Mon métier, journaliste. C’est dire que j’ai passé pas mal de temps, et j’en passe encore aujourd’hui, à me battre contre les courants médiatiques qui diabolisent, ou encensent, le « réseau des réseaux », comme on disait à l’époque. Je me reconnais donc assez dans le portrait de cette « contre-histoire ». J’ai pu croiser ou côtoyer la plupart des intervenants. Même si je n’approuve pas l’artifice du titre, qui laisse à penser que, désormais, c’est cette vision-là qui ferait figure d’étalon historique, d’année zéro de « ce qu’il faut savoir de l’internet ». Et enfin, j’ai retrouvé dans ces portraits croisés pas mal de naïveté, de non-dits pudiques, et somme toute une sorte de sacralisation un peu gênante.

En 1995, j’avais déjà sous le coude des tas d’infos que les médias tradis ne publiaient pas sur ce « phénomène cyber » des « autoroutes de l’information » (autre pensum ultra-utilisé à l’époque). C’était donc pour moi à la fois un « filon » journalistique qu’un exutoire, un dazibao numérique. Au moment où David Dufresne lançait La Rafale, un peu avant Arno* et son uZine (ancêtre de Rezo.net) et Kitetoaet son "Monde fou des Admins", de mon côté je recyclais mes infos dans un canard intemporel, le Bulletin lambda, qui débuta aux alentours du mois d’octobre 1995 (archives exhumées ici : lambda.toile-libre.org/bulletin). Ça dura environ 10 ans, je sortais chaque bulletin quand j’avais le temps, en deux langues (dans un anglais plus qu’approximatif!), avec entre cinq et une douzaine de numéros par an.

logolambda
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larafaledavduf
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Mygale
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kitetoaboite
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Ça tournait déjà autour des questions de libertés publiques. Je balançais mes infos dans les newsgroups et par e-mail à quelques aficionados. Le web, c’était l’antique — le premier navigateur, Mosaic, ancêtre de Netscape puis de Mozilla, était encore un prototype. A l’époque il n’y avait que des embryons d'hébergeurs indépendants (avant Mygale.org, ancêtre de Multimania — tiens, ça existe encore!). C’est une petite association de bidouilleurs du logiciel libre, Freenix, qui m’a offert mon premier asile sur son serveur (merci les gars). Bref, très vite il y eut les premières affaires scabreuses qui firent la Une de la presse, de l'AFP à France Soir ou Envoyé Spécial, autour du fameux tryptique « pirate-pédo-nazi » — avant le pédo-terroriste d'Al Qaida — , les plaintes en justice contre les « sites pédophiles », affaires Alter-C ou Francenet, le Decency Act aux USA, l’amendement Fillon qui cherchait déjà à faire de la censure privée, les plaintes contre Napster (premier logiciel de P2P criminalisé en 2000/2001), les premières restrictions à l’usage libre de la cryptographie, où il y avait beaucoup à dire — bref, tout ce dont il est question dans le docu d’Arte...

Le goût amer qui me reste au fond de la gorge, c’est que j’ai le sentiment qu’on continue à gesticuler, qu’on répète en boucle des évidences aux accents libertaires, et qu’il semble y avoir encore un non-dit faramineux qui subsiste, à savoir que la marchandisation du monde, l’exploitation de l’autre, n’ont cessé de se servir de l’internet pour gagner en puissance, sans bien sûr que l’internet, en tant que machin, gros tuyau, n’en soit intrinsèquement responsable — mais qui en devient immanquablement une des armes les plus fatales.La neutralité du Net, oui, c’est important et primordial, mais un internet neutre a plus de chances de se faire bouffer et phagocyter par les classes économiques dominantes que par de joyeux groupuscules aux idées altruistes. Une petite vidéo diffusée en boucle en marge du docu se fout de la gueule de George « W » qui a parlé « des internets », avec un « S » (les auteurs du docu en jouent car le site s'intitule "la contre-histoire des internets"). Bien sûr que ce gros blaireau de W n’a rien compris. Pas la peine de prendre ce révélateur pour savoir que ce type est une catastrophe. Mais son lapsus est révélateur: il y a déjà plusieurs « internets ». La neutralité, c’est presque terminé. Les données ne circulent pas avec la même « priorité ». Et ça va s’empirer. Tu payes, tu passes en premier. T’es actionnaire, tu choisis. T’es utilisateur, tu subis. C’est une caricature, oui bien sûr. Mais 95% de la population en sera victime. Quelques uns y échappent, tant mieux pour eux — comme la plupart des intervenants de ce documentaire. Facebook a aidé les « révolutions arabes »? Quelles « révolutions »? Qui dirige la Tunisie, l’Egypte? Et l’après Bachar aura-t-il un visage différent? Exxon ou Total? Danone ou Kraft Food?

On nous matraque avec la crainte, le « spectre » de Big Brother depuis les débuts de l’internet (et j’y ai participé à ce matraquage, salvateur sous certains aspects, c’est ce qui m’a poussé à m’investir dans les Big Brother Awards, dont le co-auteur du docu Jean-March Manach a été un compagnon d'armes). Mais on accepte. On acquiesce. Tout est fait pour nous culpabiliser de refuser cet auto-contrôle permanent. Le patron du Parti pirate suédois en a conscience, plus que beaucoup d’entre nous. Mais il exhibe son smartphone genre « ben j’ai pas le choix ». Combien de personnes peuvent réellement échapper à leur propre déchéance en utilisant ces outils mortifères (j’ai pas dit meurtriers)? Quelle est cette nouvelle élite qui sait se protéger des intrusions malveillantes avec Tor, GPG, ou d’autres parefeux techniques, mais qui ont lentement, insidieusement, accepté à ne plus remettre en question la surveillance globale dont seront victimes des centaines de millions de gogos connectés?

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