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par Jef

Loi numérique, loi gauche

Vendredi soir, le 6 novembre, Axelle Lemaire a été reçue par Rue89 pour papoter loi numérique (mais pas que). Une vraie loi de gauche pas de droite, avec de la citoyenneté, de l'émotion, et du parler vrai dedans. Les internautes sont gentils Sur la consultation elle-même, Axelle Lemaire dit avoir eu des "sueurs froides" mais que, finalement, bah ça s'est plutôt bien passé. Les "internautes", une fois n'est pas coutume, ont été sages comme des images.

Vendredi soir, le 6 novembre, Axelle Lemaire a été reçue par Rue89 pour papoter loi numérique (mais pas que). Une vraie loi de gauche pas de droite, avec de la citoyenneté, de l'émotion, et du parler vrai dedans.

Les internautes sont gentils

Sur la consultation elle-même, Axelle Lemaire dit avoir eu des "sueurs froides" mais que, finalement, bah ça s'est plutôt bien passé. Les "internautes", une fois n'est pas coutume, ont été sages comme des images. Un de ces quatre il faudra que quelqu'un m'éclaire sur la différence entre un "internaute" et une personne, parce que j'avoue que ça m'échappe, bref. Elle nous explique que, sur les 8500 contributions, seuls "six commentaires" ont été placés dans la "corbeille", ce qui laisse entendre que l'on a tenu compte de toutes les autres. Si l'on considère que toutes les contributions non retenues - bonnes ou mauvaises - sont dans les faits poubellisées, ce sont donc près de sept cent articles et mille quatre cent propositions qu'il conviendrait de comptabiliser, pas six. Pour être vraiment honnête, il faudrait également tenir compte des milliers de contributions de la consultation organisée par le CNNum et de ses soixante-dix recommandations dont on ne retrouve que peu de traces dans le projet de loi. De la com', c'est de bonne guerre, ok.

La ministre nous apprend ensuite que le prince Manuel, bah il est un tout petit peu à fond sur le concept. Bon, peut-être pas sur tous les "textes" législatifs, faut pas exagérer non plus. Tu m'étonnes. Tu fais travailler la foule gratos, tu ne retiens que ce qui t'arrange et, au passage, tu fais une opération de communication en faisant croire que c'était vraiment ultra-démocratique. Tout bénef.

Après la méthode, la ministre embraye sur les participants. Au niveau démagogie ça se pose là. Les "geeks et les spécialistes du droit numérique", on s'en fout. Ce n'est pas comme si c'était une loi sur le numérique et qu'on pouvait légitimement supposer que ceux-là savaient un brin de quoi ils parlaient, après tout. Ce n'est pas non plus comme si il existait une diversité d'opinion chez ces gens là, hein ? Et puis, de toute façon, ils sembleraient qu'ils aient participé majoritairement de manière "anonyme", preuve s'il en est de leur mauvaise foi. Les chercheurs, eux, avait un avis qui comptait. Malheureusement, ils n'ont pas l'habitude "d’être en interaction avec des responsables publics". Comprenne qui pourra. Le contributeur idéal fût donc, par opposition, le citoyen tout court. Celui qui n'a pas trop de connaissances ou de compétences sur la consultation idoine, celui pour qui les questions abordées sont nouvelles. En clair, celui qui ne va probablement pas trop emmerder le monde, c'est tellement plus pratique.

Article 8, levez-vous

Les lobbies ? Oui, il y en avait, bien sûr ! Et oulala, ils étaient "ultra-réticents", particulièrement ceux de la culture. Suprise-surprise. Mais ne vous inquiétez pas, le gouvernement a tenu bon. Enfin, suite à une réunion à Matignon, il a quand même vaporisé feu l'article 8, relatif aux communs. Et hop, l'acrobatique Axelle Lemaire nous déclare que c'est parce qu'il faut du temps, pour expliquer aux lobbies que la notion de communs "n’empiète pas sur le code de la propriété intellectuelle".

Ça n'empiète tellement pas sur le code de la propriété intellectuelle que c'est le CSPLA qui s'y est collé pour voler au secours des lobbies. CSPLA, si vous l'ignorez, c'est juste l'acronyme de Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. Rien à voir avec la propriété intellectuelle, c'est évident. Avec le courage politique, en revanche, peut-être. Au diable les mauvais esprits et le ministère de la culture, "le débat avance", c'est le principal...

C'est une victoire

Autre sujet brièvement abordé, le libre accès aux publications scientifiques et, par réciproque, la possibilité pour les chercheurs de publier plus librement leur travaux. Là, notre ministre n'y va pas par quatre chemins : "c'est une victoire".

C'est drôle, parce que si l'on y prête un peu d'attention, on a le sentiment que le résultat est beaucoup plus mitigé, et que le lobbies ont au contraire négocié des contreparties à la réduction des délais d'embargo sur les publications. Lesquels embargos sont maintenus, contrairement à ce que souhaitaient les chercheurs (et ceux qui les lisent, merci les copains).

Ex-Libriste

Concernant le logiciel libre dans l'administration, la ministre nous précise qu'il est difficile d'en imposer l'utilisation, ou même d'élaborer un système de quotas. L'utilisateur a ses petites habitudes dans le logiciel propriétaire, l'argument peut s'entendre. Faudrait pas le brusquer. "Le choix qui a été fait", nous dit Axelle Lemaire, est donc tout naturellement "celui de la promotion". Il vaut mieux un bon non-choix que rien du tout, me direz-vous. Oui.

Mais c'est oublier que, du côté des logiciels serveur et réseau, le logiciel libre propulse à peu près tout l'Internet et le Web. Dans bon nombre de situations, ces technologies sont, en pratique, des standards, et les champions de l'interopérabilité. Il serait donc assez logique que les administrations s'alignent.

Surtout, c'est envisager le logiciel libre sous le seul angle de l'utilisation, de la consommation. Au contraire, l'État pourrait ou devrait soutenir son développement. Caramba, encore raté.

Haro sur les boîtes noires

Un nouvel article a fait son apparition dans le projet de loi, classé dans la catégorie "grandes avancées". Il vise à ce que les personnes concernées par des décisions administratives puissent prendre connaissance, lorsque des algorithmes (des programmes informatiques) ont été impliqués dans le processus de décision, du fonctionnement de ces programmes et des critères pris en compte.

Si l'on passe outre l'ironie de la situation - on songe aux algorismes de la loi renseignement (ironie bien sûr relevée par la rédaction de Rue89) - l'idée est assez bonne. Nous sommes, en tant qu'individus, de plus en plus l'objet de décisions prises, souvent à notre insu, par des programmes informatiques. Dans l'administration bien sûr, mais aussi lorsque nous utilisons les moteurs de recherche, que nous demandons un prêt bancaire, que nos primes d'assurance sont évaluées, etc. La transparence devrait être la règle pour éviter la perte de contrôle.

Il y a ici deux cas de figure. Dans le premier cas, ce sont des algorithmes déterministes qui sont impliqués. On sait donc plus ou moins facilement décrire les règles, les causes et les paramètres qui ont conduit à la décision. Il serait donc préférable de communiquer ces règles, et de laisser les algorithmes en dehors de tout ça, ils n'y sont pour rien.

Si au contraire, il s'agit de traitements pour lesquels il est plus complexe de déterminer une causalité, par exemple certains types de programmes d'intelligence artificielle, ils ne seront probablement pas compréhensibles sans avoir des connaissances significatives sur le sujet. La bonne approche serait donc que le fonctionnement de ces algorithmes fasse l'objet d'une publication détaillée, qui pourrait être analysée par des spécialistes, des associations de la société civile ou de consommateurs, etc. La ministre semblait avoir anticipé la question, la réponse laisse rêveur :

Ce n’est pas une publication. On reste sur une relation individuelle avec l’administration : le droit d’en demander la communication. Je n’ai pas encore vu à quoi cela pouvait ressembler concrètement.

Facile pourtant... Il suffirait qu'Axelle Lemaire pose la question à un algorisme ?

Neutralité pas nette

Place au plat de résistance : la neutralité du net. Pour Axelle Lemaire, elle fait partie des "valeurs universelles", et "c'est ce gouvernement qui l'a inscrite dans la loi". Inscrite dans la loi. Négligeons le passage à l'Assemblée Nationale et au Sénat, la ministre a raison, de toute façon la plupart des parlementaires n'y entrave rien. Vous noterez aussi que, cette fois-ci, elle s'inclut explicitement dans le gouvernement, nous y reviendrons. Le sujet est l'occasion d'une envolée lyrique de la ministre :

Ce sont les gouvernements les plus sociaux-démocrates ou socialistes qui mettent en avant les enjeux de respect de la vie privée.

La neutralité du net est un principe selon lequel les opérateurs réseau et FAI ne doivent ni favoriser ni pénaliser certains contenus ou applications. Ils se contentent de les acheminer sans discrimination de nature, d'origine ou de destination. J'ai beau me concentrer à m'en faire des noeuds au cerveau, je ne vois pas bien le rapport avec la vie privée.

Allons-y pour les "valeurs universelles". La neutralité du net a fait l'objet de débats au niveau européen, ces articles du projet de loi numérique sont des adaptations d'un règlement européenn. Ce dernier prévoit des exceptions au principe de neutralité censées correspondre à des contextes particuliers. La Quadrature du Net, qui maîtrise son sujet, a proposé un amendement visant à les définir plus finement, et à éviter que le principe de neutralité ne soit vidé de sa substance, que l'exception ne remplace la règle.

La notion de service spécialisé désigne un service de communications électroniques optimisé pour des contenus, applications ou services spécifiques, ou une combinaison de ceux-ci, fourni au travers de capacités logiquement distinctes, reposant sur un contrôle strict des accès, offrant une fonctionnalité nécessitant une qualité supérieure de bout en bout, et qui n'est pas commercialisé ou utilisable comme produit de substitution à un service d'accès à l'internet

La proposition est limpide : la première partie (jusqu'à "une combinaison de ceux-ci") vise à définir les services spécialisés, la seconde à en fixer les limites pour éviter les abus. C'est donc cette seconde partie qui garantit le principe de neutralité. L'amendement a été retenu par le cabinet de la ministre, mais dans la version du projet de loi, le second morceau s'est envolé :

Des services autres que des services d’accès à internet optimisés pour des contenus, applications ou services spécifiques ou une combinaison de ceux-ci, peuvent également être fournis dans les conditions prévues par le même règlement.

Oubli, boulette rédactionnelle, ou volonté délibérée, il n'en reste pas moins que les "valeurs universelles" ont pris quelques tonnes de plomb dans l'aile.

Loi rance

À propos de la loi renseignement, Axelle Lemaire "renvoie la balle" aux opposants. Bizarre, dans la mesure où elle y était elle-même opposée. "J’ai défendu des arguments pendant ce débat", nous dit elle, en se désolidarisant du gouvernement dont elle fait la promotion plus tard quand il est question de soit-disant neutralité du net. Mais ces arguments, pas question de les "étaler sur la place publique", ils n'avaient rien de politique, j'imagine. Le texte aurait même évolué favorablement du fait de ses "interventions".

Ce sont donc les autres opposants qui sont à blâmer, c'est pragmatique. Ils devraient faire leur examen de conscience et "constater le fait qu’ils ont échoué à convaincre l’opinion publique et les parlementaires". La procédure accélérée, l'instrumentalisation du terrorisme, les consignes de vote, on oublie.

Pire, les geeks lui reprocheraient méchamment "de ne pas avoir démissionné". Vous vous rendez compte ? Si démission il y avait eu, nous aurions pu rater cette merveille de loi numérique, cette consultation pas du tout téléphonée.

Alors, la loi renseignement, les opposants peuvent bien lui "reprocher jusqu’en 2037".

Chiche.

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