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Dossier
par Stéphanie Fontaine

Lits de réanimation démultipliés : qu'en est-il vraiment ?

De moins de 5 000, la France passerait à 20 000 lits à la mi-mai

Effet d'annonce ou réalité ? Il n'y a pas que la quantité et la capacité réelle des services de réanimation qui soulèvent des interrogations. Qui pour les faire fonctionner ? Avec quels matériels ? Quels médicaments ? Pour l'heure, tout cela reste flou.

Gel et masques : des denrées rares - AP-HP

En l'absence de traitement, ce sont les services de réanimation qui se retrouvent en première ligne pour gérer les malades graves du Covid-19 qui ne cessent d'augmenter. Selon les tout derniers relevés, ils sont 6.017 à être entrés "en réa", en hausse de 8% en 24 heures, de 113% en une semaine. Or, selon un recensement (cf. le tableau ci-dessous) effectué par la Direction générale de l'offre de soins (DGOS) que Reflets s'est procuré, la France ne comptait que 4.597 lits de réanimation à la mi-janvier. Soit encore moins que le chiffre de base avancé sans cesse ces derniers jours par les autorités.

Capacités des unités de réanimation en France en janvier 2020
Capacités des unités de réanimation en France en janvier 2020

"Les capacités initiales de la France étaient de 5.000 lits de réanimation", a par exemple déclaré le ministre de la Santé lors de la longue conférence de presse du samedi 28 mars. Et il a donc fallu, comme on l'entend souvent, "pousser les murs" dans les services hospitaliers pour faire de la place et accroître ces capacités. "Elles ont été augmentées (…) à 10.000 lits. Désormais, nous souhaitons atteindre un objectif de 14.000 à 14.500 lits de réanimation sur tout le territoire national", a également précisé Olivier Véran samedi. A titre de comparaison, l'Allemagne en compte déjà 25.000… Ramené à la population, c'est presque 40% de mieux, si l'on part de ces 14.500 escomptés.

Sauf qu'en réalité, nous serions bien loin du compte. "C'est du pipeau total", dénonce Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des Professionnels infirmiers (SNPI). Il faut comprendre que depuis deux à trois semaines, tous les hôpitaux et cliniques de France ont réorganisé leur activité pour se consacrer quasi exclusivement à celle liée au coronavirus. Les patients qui devaient y être opérés ont donc été massivement déprogrammés, et les matériels de ce fait libérés ont été réaffectés à la lutte contre la pandémie.

Des capacités doublées, mais après ?

Parmi eux, l'équipement qui se révèle essentiel, c'est le respirateur artificiel. Dans les hôpitaux publics, nous explique Thierry Amouroux, ce sont ainsi 2.000 lits de réanimation supplémentaires qui ont pu être créés "à partir des respirateurs des blocs opératoires et des salles de réveil, et même des matériels des Samu, qui sont souvent des vieux appareils". Idem dans le privé, selon les chiffres que nous a transmis la Fédération des cliniques et hôpitaux privés de France (FHP).

En tout, les capacités initiales ont ainsi été relevées de 4.000 unités, et on approcherait des 9.000 lits pour toute la France. "Nos capacités de réanimation sont montées de 5.000 à 7.000, puis à 8.000, et nous visons 10.000 (…)", a d'ailleurs rectifié Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, lors de son point de situation quotidien à la télévision, lundi, contredisant ce qui avait été annoncé 48 heures plus tôt. Quant à la commande de 1.000 respirateurs passée à Air Liquide, le seul fabricant français, qui faisait aussi partie des annonces de samedi, on ignore encore quand elle sera honorée.

Les différents services ministériels interrogés par Reflets pour y voir plus clair n'ont pour l'heure apporté aucune réponse. Il faut dire que la situation évolue très vite. En marge de sa visite dans une usine française de fabrication de masques mardi, Emmanuel Macron a, à son tour, annoncé la production de 10.000 respirateurs d'ici la mi-mai, grâce à la constitution d'un consortium d'industriels français, réunissant autour d'Air Liquide, Schneider Electric, Valéo et PSA Peugeot Citroën. Pour finir, on n'en serait donc plus à un objectif de 14.500 lits de réanimation, mais à 20.000.

Et d'ici-là c'est une véritable course contre la montre qui s'est enclenchée. Car les patients infectés par le coronavirus admis "en réa", y restent en moyenne 2 à 3 semaines, les places s'y libèrent donc très lentement. Pour l'heure, seules deux régions françaises seraient vraiment saturées ou continuellement au bord de l'être : l'Île-de-France et le Grand Est, avec respectivement 2.204 et 918 patients en réanimation (cf. la carte ci-dessous). Si l'on reprend le tableau de la mi-janvier de la DGOS, là encore, on peut se rendre compte que l'on est largement au-delà des capacités initiales. Et malgré tous les efforts développés pour les accroître, elles restent insuffisantes, d'où l'organisation de ces transferts de patients vers des régions moins touchées.

Nombre de malades en réanimation selon les régions au 1er avril 2020
Nombre de malades en réanimation selon les régions au 1er avril 2020

Avec des matériels qui ne se vaudraient pas

Malheureusement, l'inquiétude ne porte pas seulement sur cette quantité de lits ouverts. Derrière cette contrainte vitale, c'est une cascade d'ennuis et d'incertitudes. A-t-on assez de soignants compétents pour s'occuper de ces nouveaux lits ? C'est "aujourd’hui le premier problème", reconnait le professeur Djillali Annane. Le chef du service réanimation de l’hôpital Raymond Poincaré de Garches (92) s’étonne d'ailleurs "de la capacité d’augmenter à 14.000 lits [et même plus, depuis les annonces du président de la République mardi, NDLR], alors qu’on n'arrive pas à avoir les personnels soignants pour les lits actuels". "Les respirateurs sont des appareils complexes. Si on devait me demander de m'en servir aujourd'hui, je ne saurais pas le faire", explique un médecin de ville. Sa collègue va d'ailleurs être formée aux soins infirmiers pour venir en aide dans des unités de soins palliatifs. "Demander aux médecins de ville de venir aider, c'est une bonne idée, mais il y a une mise à niveau nécessaire pour certains gestes. Par exemple, un pédiatre ne saura pas forcément poser un cathéter sur un adulte. Ce ne sont pas les mêmes voies. Tout ça ne s'improvise malheureusement pas".

Surtout, les réanimateurs, anesthésistes et infirmiers anesthésistes, particulièrement exposés avec la pénurie de masques et des autres équipements de protection individuelle (EPI) que l'on connait, ne sont pas épargnés par la maladie. Et ce n'est pas fini… Selon le professeur Annane "tous les lits supplémentaires sont des lits dégradés qui n’offrent pas le même niveau de prise en charge" pour les patients.

Pour faire simple, il y a deux catégories de respirateurs : ceux de la réanimation, d'un côté, ceux des blocs opératoires et salles de réveil, de l'autre. Les premiers permettent des réglages plus fins et il est courant de les employer pour assister des malades sur des périodes longues de plusieurs jours, voire plusieurs semaines, comme ces malades atteints du Covid, alors que les autres ne le sont naturellement que pour le temps d'une opération. Dans les deux cas, les patients sont intubés pour permettre l'oxygénation de leurs poumons, mais ils sont généralement endormis de manière différente : par voie intraveineuse pour les premiers, et via l'expiration de gaz dits halogénés pour les seconds.

Et de fait, comme l'expose le professeur Annane, cette utilisation des respirateurs des salles d'opération et de réveil en réanimation "est totalement hors autorisation de mise sur le marché [une AMM étant un préalable à tout traitement thérapeutique en temps normal, NDLR] et son innocuité pour les patients non prouvée". Autre inconnue : "on ne sait pas s'ils pourront être réutilisables immédiatement, quand notre activité opératoire pourra reprendre, car si tous les composants sont jetables sur ceux de réanimation, ce n'est pas le cas sur ces respirateurs de blocs opératoires", renchérit Guillaume Brault-Noble, anesthésiste à l'hôpital privé Les Franciscaines de Nîmes. Non seulement, la communauté médicale découvre la maladie, mais elle doit ainsi utiliser du matériel qui n'était pas voué à l'être dans de telles conditions.

Enfin, énième interrogation : où en est le stock de médicaments d'anesthésie indispensables pour les intubations des patients ? "Inutile de chercher, rien n'a été anticipé, la pénurie guette donc partout… Pas seulement sur les masques !", tranche un médecin de l'hôpital parisien La Croix Saint-Simon. En plus, "on était de toute façon déjà à flux tendu avant la crise", complète l'infirmier Thierry Amouroux, alors "forcément, chaque jour, on est confronté à une nouvelle pénurie". Il faut se rendre compte que la demande a explosé en France, mais également partout dans le monde. Bref, il n'y a pas que les murs à pousser, ce sont carrément les montagnes à soulever.

Chiffres de Santé Publique France pour le 1er avril 2020 - Copie d'écran
Chiffres de Santé Publique France pour le 1er avril 2020 - Copie d'écran

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