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Dossier
par Jacques Duplessy

Les médias en mode dégradé

Face à l'épidémie, radios, télés et journaux s'organisent

Rédactions éclatées, partage des antennes et réduction de pagination, les médias font face comme ils peuvent. Quant aux pigistes et intermittents, déjà précarisés avant la crise, ils vivent une situation particulièrement difficile.

La presse à l'heure du Covid-19

Pour la première fois de son histoire, Radio France a activé son plan de continuité d’activité. En clair, les trois radios classées « opérateur d’importance vitale », France Inter, France Info et le réseau France Bleu ont réorganisé leurs antennes pour garantir la continuité de l’information. L’objectif est de préserver des équipes pour garantir qu’il y aura toujours un journal. France Culture diffuse désormais la matinale de France Inter. Certains journaliste de Culture sont venus renforcer la rédaction d’Info.

A TF1, c’est aussi le branle-bas de combat. « Tout doit être fait pour préserver absolument l’antenne, dit un journaliste sous couvert d'anonymat. Les mesures s’ajoutent aux mesures chaque jour ». Prise de température à l’entrée, port du masque obligatoire, une seule personne en régie, fermeture de la cantine qui ne fournit que des plateau froid à emporter… tout est fait pour éviter les contaminations. Depuis quelques jours, les binômes journaliste – cameraman ne rentrent plus dans la rédaction, ils envoient leurs sujets comme s’ils étaient en déplacement. Jean-Pierre Pernaut, l’emblématique présentateur du JT de 13h a décidé de jeter l’éponge. « Il s’estimait trop à risque, raconte un journaliste. Les stars font un peu ce qu’elles veulent... » Alors c’est sa doublure, Jacques Legros – qui n’a pourtant qu’un an de moins - qui a pris le relais et JPP fait des apparitions en fin de journal avec un mini-studio que lui a installé la chaîne. Il pourrait bientôt lancer les sujets depuis chez lui. LCI, la chaîne d’info du groupe, a mis toute sa rédaction en télétravail... sauf les pigistes et intermittents. "C'est le plus hallucinant de tous les médias", écrit Myriam Guillemaud Silenko, l'administratrice de la page Facebook Infos pigistes SNJ du Syndicat National des Journalistes.

Même tableau à France Télévision. « Télématin » et France Info diffusent la même matinale. Les journaux de France 3 se sont regroupés en régions élargies, avec 11 éditions au lieu de 24. Des plages destinées à des émissions scolaires sont aussi prévues sur les chaînes du groupe.

Pour la presse écrite, l’heure est aussi à la débrouille : télétravail et réduction de pagination au menu. Témoignage Chrétien, le magazine catho de gauche, a suspendu l’impression de sa lettre hebdo, car son imprimeur a fermé, et s'est rabattu sur son site web. Il cherche en urgence un nouvel imprimeur. Le Canard Enchaîné a décidé de réduire sa pagination à une seule double page. Et il sera accessible pour 1 € sur son site Internet. Une première pour le Palmipède (hors abonnés à l'étranger). De son côté, Mediapart a fermé sa rédaction et travaille à distance. Mais les publications continuent.

Les débats sur l’accès gratuit à l’information sur le Coronavirus font rage sur les réseaux sociaux. Certains sites, Ouest-France et Reflets, entre autres, offrent un accès libre à l’intégralité de leurs articles. Certains mettent quelques articles en accès libre, comme Le Parisien. Mais les articles les plus intéressants restent payants. « Tu comprends, c’est tellement difficile d’avoir des abonnées, me dit un confrère du Parisien en off. On a eu des débats internes, et la rédaction en chef a tranché. J’aurai voulu que tous les articles Covid19 soient en accès libre, mais ce n’est pas le choix qui a été fait... » Les journaux médicaux ont décidé de mettre en ligne gratuitement des milliers d’articles sur le Covid19 sur le site https://covid19-pressepro.fr/

Les pigistes entre manque de travail et chair à canon

Précaires avant la crise, précaires pendant la crise. Nombre de pigistes voient leur volume de travail diminuer drastiquement. Le Syndicat National des Journalistes (SNJ), premier syndicat de la profession, prépare un courrier aux ministères concernés pour évoquer la situation des pigistes.

Sur les réseaux sociaux, le syndicat rappelle que les pigistes sont des salariés comme les autres et qu’ils doivent avoir droit au chômage partiel comme les salariés en rédaction. Certains journaux comme Le Dauphiné Libéré, La Dépêche ou Ouest France ont annoncé qu'ils traiteraient les pigistes comme leurs salariés permanent. Certaines entreprises ne veulent pas jouer le jeu. A Prisma Media où les publications sont maintenues pour le moment, il a été dit explicitement en CSE (Comité Social et Économique) qu'il n'y aurait pas de chômage partiel pour les pigistes. « Ils sont multi-employeurs et peuvent donc demander le chômage à leur autres employeurs » aurait été la conclusion faite sur ce point par le CSE.

Mais dans beaucoup de titres, c'est encore le flou. Un autre problème s'ajoute : pour les pigistes ayant de nombreux petits employeurs, comment le chômage partiel sera mis en œuvre ? "Il y a souvent un ticket d'entrée pour avoir droit au chômage partiel, explique Sandrine Chesnel, vice-présidente de Profession Pigiste, l'association d'échanges et d'entraide entre pigistes. Il faut un volant de piges de quelques milliers d'euros sur l'année. Pourtant les pigistes cotisent comme tout le monde..." Radio France a déclaré qu'elle compenserait les pertes de ses journalistes précaires en leur versant un salaire mensuel en faisant une moyenne de leurs revenus des six derniers mois.

Tous n'auront pas cette chance. "Beaucoup de nos membres nous disent que les commandes sont annulées ou reportées, des CDD prévus ont été annulés, poursuit Sandrine Chesnel. Des suppléments, magazines souvent écrits par des pigistes sont aussi annulés ou repoussés. Bref, ça va être très dur pour beaucoup. "Les journalistes spécialisés culture et sport sont évidemment très impactés, moins ceux spécialisés dans la santé ou la science. "Ceux qui font du "journalisme assis en économie par exemple s'en sortent mieux, poursuit-elle. Quant aux reportages hors actualité Covid19, c'est fini pour un moment."

La polémique enfle sur le rôle des pigistes demandé par M6. La chaîne a externalisé la fabrication de son JT de 19h45 à cause d’effectifs réduits et l’a confié à une société de production. Évidemment, travailler sur le Covid19, c'est souvent s'exposer au virus. Un réalisateur a publié ce message (brièvement avant de l’effacer) : « M6 ne trouvant plus de personnel pour réaliser des reportages au JT délègue actuellement aux productions et aux intermittents des reportages. Réfléchissez bien avant d’y aller ! Si vous êtes contaminés et si vos proches sont malades graves (ou vous), il n’y aura plus de place en réanimation pour les (vous) sauver. Si vous y allez, restez confinés après pour protéger votre famille. C’est à dire ne plus vire avec eux… Soyez prudents ! Être reporter, c’est prendre des risques calculés, pas accepter n’importe quoi de la part de chaînes privées sous-traitant n’importe quoi. »

Plusieurs journalistes ont confirmé avoir été approchés pour faire des reportages à risque, parfois dans des services de réanimation, sans qu’on puisse leur garantir une protection vraiment adéquate. "On m'a dit : "Tu seras protégé; mais bon tu verras avec l'hôpital sur place"", raconte un cameraman. Ceux-là ont ont décliné. Mais la précarité pousse parfois à la prise de risques inconsidérés.

"J'ai aussi une crainte pour le long terme, s'inquiète Sandrine Chesnel. Beaucoup de journaux sont fragiles, ils n'ont pas de trésorerie. Les ventes vont chuter. Certains ne s'en relèveront sans doute pas. Déjà qu'exercer ce métier était difficile, ça ne va sans doute pas s'arranger..."

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