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par Antoine Champagne - kitetoa

Les journalistes s’indignent des projets qui visent à intercepter leurs communications

Ils ont raison mais le combat est déjà perdu

Raté. À l’échelon européen, la France voulait inclure les journalistes dans les personnes pouvant être « écoutées » et justifiait cela par la nécessité de pouvoir défendre la nation. La mobilisation a porté ses fruits et la presse est exclue de cette curiosité indécente. Mais ce n’est qu’une victoire de papier. On vous explique.

Data lake ou lac de données, vu par Midjourney - CC

Cette volonté française d’autoriser à l’échelon européen la surveillance des journalistes au nom de la « sécurité nationale » n’est pas une nouveauté. La France a toujours eu une position qui la rapproche plus d’une dictature ou d’un État policier que d’une démocratie en matière d’interceptions ou de lutte contre la cryptographie. Disclose a révélé il y a quelques jours la manœuvre portée par Paris :

Pour comprendre la manœuvre en cours, il faut remonter au 16 septembre 2022. À l’époque, la Commission européenne présente un projet de loi sur la liberté des médias. Dans son article 4, le texte initial interdit l’utilisation de logiciels espions contre des journalistes et des médias, sauf dans le cadre « d’enquêtes sur [dix] formes graves de criminalité » (terrorisme, viol, meurtre — cf. encadré en fin d’article). Ces technologies, qui permettent d’intercepter les e-mails et messages sécurisés, pourront aussi être utilisées au « cas par cas, pour des raisons de sécurité nationale ».

Inconcevable pour la France qui, dans un document interne au Conseil de l’UE, écrit le 21 octobre 2022 qu’elle « refuse que les enjeux en matière de sécurité nationale ne soient traités dans le cadre d’une dérogation ». Le gouvernement d’Elisabeth Borne, alors représenté par sa conseillère culture exige d’ajouter « une clause d’exclusion explicite » à l’interdiction de surveiller les journalistes. En clair, la France veut pouvoir entraver le travail de la presse, quand elle l’estime nécessaire au nom de la sécurité nationale. Une exigence pour laquelle elle a fini par obtenir gain de cause auprès de la majorité des autres États.

La mobilisation a cependant payé. Les journaux, les syndicats, se sont émus et ont signé une pétition. Reflets a signé des deux mains, évidemment. Mais même si la proposition française a échoué, le combat est déjà perdu. En fait, les journalistes sont déjà victimes d’interceptions et le seront encore à l’avenir. « Pas du tout ! » crieront les politiques et autres ardents défenseurs de l’image pourtant bien dégradée de « pays des Droits de l’Homme » que la France aime projeter. « Tout cela est très encadré, y compris pour les écoutes administratives, il est loin le temps où l’on pouvait faire n’importe quoi. Ici, on pêche au harpon, pas au chalut », martèlent sans relâche politiques, journalistes et autres membres des services de renseignement ou de police. Hélas, la réalité est toute autre.

Que l’on ne se trompe pas. Lorsque la France veut inclure les journalistes dans la liste des personnes dont les communications peuvent être interceptées, c’est surtout pour pouvoir identifier leurs sources et envoyer un message à ces dernières : si vous parlez aux journalistes, nous le saurons. Ne leur dites rien.

Tout d’abord, prenons quelques instants pour décrire le paysage des interceptions en France.

There is no such thing as...

Il existe des interceptions judiciaires. Elles se font sous le contrôle d’un juge et les contenus viendront s’ajouter au dossier judiciaire. On est donc dans un cadre contradictoire. Vous pouvez vous défendre et savoir ce qui a été intercepté, mais surtout, savoir comment les interceptions ont ensuite été utilisées contre vous.

Puis, il y a les interceptions administratives. Elles sont généralement demandées par un service de renseignement et autorisées, ou pas, par un service dépendant du premier ministre. Ces écoutes sont couvertes par le secret défense et il n’est pas possible de savoir pourquoi on a été écouté, ce qui a été intercepté, comment ces interceptions ont été utilisées (par exemple pour identifier une source d’un journaliste). Leur nombre est encadré. Vous pouvez trouver tous les chiffres sur le site de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

Et puis il y a le reste. Le reste n’existe pas. Officiellement tout du moins. A ce stade il faut faire un détour par les services de renseignement. A quoi servent-ils ? L’exécutif dispose de la Justice et des forces de l’ordre pour faire respecter le contrat social et plus généralement la loi. Pourquoi aurait-il besoin d’un service de renseignement ? Tout simplement pour faire des choses qui sont soit sur la ligne jaune entre ce qui est légal et ce qui est illégal, soit tout simplement des choses qui sont illégales. « La seule limite étant de ne pas se faire prendre », comme nous l’indiquait il y a quelques années un membre de la DST (l’ancêtre de la DGSI).

Le passage au tout IP (l’explosion d’Internet et des technologies qui lui sont liées, dont la téléphonie mobile) a ouvert un champ infini pour les interceptions. Le volume de métadonnées et de données qui est à la disposition des services est quasiment sans limite. La puissance des outils est ensuite mesurée à l’aune de leurs capacités de corrélation. Ce que nos sources nous expliquent sur les interceptions « qui n’existent pas » dans le domaine de la téléphonie est tout simplement terrifiant. Rien à voir avec les blagounettes de Pegasus et autres mouchards. On parle de massif. A l’échelle du pays.

Le problème des services de renseignements et de pouvoir judiciariser la récolte. Comment faire entrer dans un dossier judiciaire le contenu d’une interception illégale ?

Pas vu pas pris. Vu ? Une loi !

Lorsqu’un projet de texte, comme celui qui vient d’être discuté au niveau européen, pointe le bout de son nez, il y a généralement deux raisons.

Les autorités ont parfois besoin de légaliser une méthode d’interception parce qu’elle sera très utile dans des procédures judiciaires. Il faut donc lui donner une existence légale.

Parfois, c’est simplement parce que la presse a mis au jour une méthode illégale. Dans ce cas, les politiques, brandissent un joker soufflé par les services de renseignement : « c’était une méthode alégale ». Un mot qui signifierait « entre légal et illégal ». Chaque étudiant de première année de droit sait qu’il n’existe que deux possibilités : quelque chose est soit légal, soit illégal. Il n’y a pas d’entre deux. Pourtant, les politiques ont pris le parti depuis Snowden d’utiliser ce mot à chaque fois qu’une technique illégale est découverte. C’est un peu « chat perché ». Pour pouvoir descendre du mur, le chat a besoin de légaliser. Vite, une une loi. Mais lorsque l'on en est à ce stade, c'est que depuis longtemps, les services planchent sur le coup d’après, sur la technique encore plus intrusive, plus globale, et toujours aussi illégale.

Bilan des courses ? Les défenseurs des libertés individuelles, journalistes, associations, sont toujours en retard d’un train dans leurs combats. L’État a toujours une longueur d’avance dans ce domaine. En outre, les mêmes défenseurs des libertés individuelles ont du mal à se projeter. Les interceptions sont un sujet principalement technique. « Jusqu’où peut-on aller et que peut-on collecter ? » est une question qui peut être abordée avec un prisme légal et/ou technique. Si l’aspect légal peut être mis sous le tapis (on parle de services de renseignements, souvenez-vous), reste la partie technique. Or seules les personnes qui ont à la fois un bagage technique suffisant et une grande imagination en termes de possibles peuvent concevoir précisément jusqu’où vont les États pour surveiller leurs populations. C’est sans doute pour cela que la presse s’offusque autant de l’existence d’un Pegasus et pas du tout du reste, parce qu’elle a simplement du mal à conceptualiser.

Revenons aux journalistes et à l’interception de leurs communications.

« Écouter » un journaliste peut être intéressant pour toutes sortes de raisons. Mettre en place un Kompromat, être en « avance de phase » pour désamorcer une « affaire » qui pourrait sortir dans la presse et mieux lutter contre les remous médiatiques. Mais surtout, cela peut aider à identifier les sources. Arrêter et poursuivre suffisamment de sources qui ont fourni des documents confidentiels à des journalistes permet de lancer un message à ceux qui pourraient être tentés de parler. Une fois identifiées, les sources bénéficient rarement de la même protection devant un tribunal qu’un journaliste qui peut invoquer l’intérêt général.

Prenons un exemple fictif mais concret. Un journaliste est approché par un militaire qui a connaissance d’une collaboration entre le France et une dictature et qui a abouti à l’assassinat par les services de la dictature d’un opposant politique, militant des droits de l’homme. Une série d’articles est publiée, qui embarrasse la France, ou plus précisément, les politiques qui ont donné leur aval pour cette coopération avec une dictature. Les services de renseignements sont chargés d’identifier la source. Résumons la partie technique par une formule : « ils vont piocher dans le lac de données et surprise, la source est rapidement identifiée »… Il s’agit alors de faire disparaître toute trace d’interception (si cela a été nécessaire et rien ne dit que cela ait été le cas) des journalistes. Il faut désormais se concentrer sur la source. Il est alors possible de judiciariser. Le tour est joué.

Nous menons une bataille que nous avons déjà perdue. Mais nous ne pouvons pas nous résoudre à ne pas la mener.

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