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par shaman

Les Helvètes invités en Armorique

Retour sur la 44ème édition du festival du film de Douarnenez qui s’est déroulée du 20 au 27 août.

À ceux qui n'écoutent la Bretagne qu'au seul son du biniou et aux autres qui ne considèrent la Suisse qu'au droit de ses banquiers, un détour par Douarnenez aurait été vivement conseillé. Arpenter les rues pendant son festival et visionner un film ou deux aurait pu les faire changer d'idée.

L'affiche de "Helvètes Underground", 44 ième édition du festival

Douarnenez, petit port du Finistère, niché au fond de la baie entre la presqu’ile de Crozon et la pointe du Raz. Au détour d’une rue, une boutique, « Au cul du voilier », propose des écoproduits transportés à la voile. S’affichant comme un « Concept store » rappelant les anciens comptoirs de marchandises, l’entreprise TOWT y affiche ses routes commerciales. La route transatlantique convoie des marchandises provenant des Antilles, la route de cabotage européen relie les Açores à la Scandinavie, et enfin la route anglaise, la plus empruntée, convoie bières anglaises contre vins français. Un projet, soutenu par la région, qui fait écho aux heures de gloire de Port-Rhu.

Port-Rhu ou « Port rouge » se tient le long de la rivière de Poulavid dans l’anse de l’Enfer. Les avis et les croyances divergent sur l’origine de cette appellation. Pour certains, ses eaux rouges font écho à la présence d'abattoirs qui se situaient en amont. Pour d'autres, elles font hommage aux massacres perpétrés lors d’une révolte passée. Au 19ᵉ siècle, le « Port-Rhu » se développe grâce au commerce de la sardine pressée. D'ici prennent le large les sloops, goélettes, dundee ou autre galéasse, toutes cales chargées de milliers de barils. En retour on y débarque sur les quais le fameux Rogue importé de Norvège. Ce précieux appât composé d’œufs de morues ou de harengs est sujet à d'intenses spéculations, au grand dam des patrons pêcheurs. Sur place on construit et entretient une flottille de sardinières dans les chantiers navals voisins. Dans les années 1860 les conserveries éclosent tout autour du port. Et ainsi, le petit bourg de 2.500 habitants des années 1830 devient un port industrieux de 14.000 habitants à l’orée de la première guerre mondiale.

Mais après les années fastes, les crises sardinières du début du siècle vont venir révéler les tensions qui parcourent la société bretonne. Les familles bourgeoises (ou les « conserveurs ») qui dominent l'économie, s'opposent alors à la jeunesse ouvrière et aux marins pêcheurs désargentés. Pour les uns la disparition de la sardine est une punition divine, pour les autres elle est causée par la surexploitation de la mer par les hommes. Jean-Christophe Fichou, historien et géographe, note : « Quand on reprend l’histoire de cette crise, on s’aperçoit qu’on peut l’analyser au prisme de la vision du monde, selon les deux grands courants antagonistes qui s’affrontent au cours de cette période, catholiques concordataires et anticléricaux. ». En 1925, sur la place de l’Enfer, s’installe un chantier naval composé de quatre associés. Il est très vite surnommé « le chantier bolchevique », en raison de sa forme associative et des idées politiques de ses fondateurs. L'ancêtre des « Ateliers de l'Enfer » qui abritent, à l'heure actuelle, une école de formation à la construction navale.

Aujourd’hui, le port de Douarnenez s'est adapté à une pêche saisonnière bien plus diversifiée. La sardine reste à l'évidence « La Reine » des filets mais dans des proportions moindres qu’à la fin du 19ᵉ siècle. Les activités économiques se sont réorientées vers le tourisme et la plaisance avec les ports de Tremoul et de Port-Rhu. La ville maintient une tradition navale vivante et compte encore trois chantiers actifs.

La ville de Douarnenez et le port de plaisance sur la  rivière du Poulavid..
La ville de Douarnenez et le port de plaisance sur la rivière du Poulavid..

Douarnenez fait son cinéma

A travers ses changements de cap la ville de Douarnenez s’est taillée une place de choix dans l’industrie cinématographique. Depuis 1986 le lycée de la ville propose aux étudiants une option « cinéma et audiovisuel ». On y trouve aussi un « Pôle audiovisuel Douarnenez-Cornouaille » ouvert depuis 2017, qui agit comme facilitateur et sert d'outil de mutualisation des compétences pour une cinquantaine de professionnels du secteur. Mais si le cinéma a pris racine dans ce bourg de Bretagne, c’est aussi et surtout grâce à son festival; un festival qui tenait cette année sa 44ᵉ édition.

Une visite sur le site web de l'organsation suffit à poser le décor : « Le Festival est né en 1978 lors des grands rassemblements qui ont secoué la Bretagne et renforcés son vaste tissu associatif et militant ». Ici est fait référence à la catastrophe de l’Amoco Cadiz de mars 1978 qui avait catalysé la colère d’une décennie de luttes sociales en Bretagne. Mais aussi la lutte contre l’installation de la centrale nucléaire de Plogoff qui culminera en 1980 avec manifestations, barrages et affrontements avec la police, poussant le projet à être abandonné par François Mitterrand. Les organisateurs du festival retiennent que : « Ces luttes ont aiguisé l’intérêt et la solidarité envers les combats, les résistances d’autres peuples. Année après année sont invités des peuples ou des groupes de personnes proches ou lointains, qui ont en commun de lutter pour l’environnement, la diversité des cultures et des langues. Aborigènes, Sourds·es, Papous, Kanaks, Rroms, Voyageurs·ses, Maoris, Catalans·es, Bretons·nes, Intersexes, Kurdes, Mapuches… ». Un festival du film engagé, militant et ouvert sur le monde dans la tradition des marins bretons. Un festival du film qui ne s’y arrête pas. « Le Festival est une tribune, un carrefour ou un abri pour celles et ceux qui ont besoin d’être entendu·e·s. Il s’agit d’une université internationale et populaire, lieu de débats et de rencontres ».

L'activisme à Douarnenez ne se cantonne pas au festival. Une cantine populaire se tient à « La fraternité » les lundi et mardi à 12h30 et les mercredi et samedi à 18h.
L'activisme à Douarnenez ne se cantonne pas au festival. Une cantine populaire se tient à « La fraternité » les lundi et mardi à 12h30 et les mercredi et samedi à 18h.

Le festival s’organise autour de six sections ou thématiques. La section « Jeune public » offre un choix d'un ou deux films à visionner par jour. Des ateliers spécifiques permettent à ce même public de pénétrer dans les coulisses de la réalisation. La section « Le Monde des sourd.e.s » permet de surmonter les contraintes dues à ce handicap alors que certains films sont doublés en « langue des signes » (ou LSF). Des ateliers aident à découvrir les secrets de cette langue « étrangère » si particulière. Le festival fait également la part belle aux questions de genres avec une section du même nom proposant plusieurs films par jour.

Avec la section « Regards d’ici », anciennement « Grand crus de Bretagne », coordonnée par l’association « Daoulagad Breizh », le festival met en avant le cinéma breton. Cette année 14 films, sur les 123 propositions reçues, témoignent de la richesse du 7ème art en Bretagne. Pour exemple, ces deux films de la réalisatrice Marie Helia. Le premier, « Microclimat », raconte un repas de famille d’une famille Douarneniste dans la tradition très française des films de Jean Pierre Bacri. Le deuxième “Mission ET-y » s’interroge sur « Quelles images choisirions-nous pour nous présenter à ceux qui ignorent tout de nous, aux extra-terrestres ? » Telle une œuvre documentaire sur la mémoire bretonne, ce film plonge dans les archives cinématographiques de 1908 à nos jours.

Le festival propose également une section « Grande tribu » qui revient sur les coups de cœur de l’organisation, qu’ils fassent partie des éditions précédentes ou qu’ils soient des créations récentes trop peu reconnues. Enfin, pour sixième et dernière section, le festival déroule le tapis rouge au peuple invité. Une section bien dotée et transverse aux autres thématiques du festival. Et cette année la Suisse était à l'honneur, un pays « façonné par des minorités, présentant une filmographie rebelle et critique sur la société, qui a retenu notre attention. Un pays multilingue, à l’opposé du modèle centralisateur français, qui ne peut que nous interroger. »

Vous l’avez compris, le festival du film de Douarnenez est un festival du film alternatif, rebelle, voire anarchiste, dans l’héritage des courants de pensées des marins et ouvriers douarnenistes. Un festival où l'on peut découvrir des films de fiction comme « Charles mort ou vif », datant du 1969 et narrant l’histoire d’un chef d’entreprise désabusé disparaissant pour mener une vie de bohème. Ce film a été réalisé par Alain Tanner (1929-2022) pionnier de la nouvelle vague du cinéma suisse. Ou des documentaires comme « Dans nos prisons, histoire d’une lutte » retraçant l’histoire du GIP (« Groupe d’information sur les prisons ») dont faisait partie le philosophe Michel Foucault et qui exposera au grand jour les conditions déplorables de détention jusqu’aux révoltes pénitentiaires des années 70. Un documentaire dont la réalisatrice Lise Baron dira : « Ce qui m’a interpellée, je pense, c'est cette notion d’intellectuel engagé, […] cette espèce de jonction entre les gens supposés sachant et les gens supposés vivants ».

Outre les films et conférences, le festival propose plusieurs expositions. Ici, celle sur la place de l'enfer.
Outre les films et conférences, le festival propose plusieurs expositions. Ici, celle sur la place de l'enfer.

Les Helvètes résistent encore et toujours

Alain Tanner, réalisateur de « Charles mort ou vif », souhaitait réveiller sa « nation béate assoupie par l’idéologie facile de la neutralité ». Une citation que l'on devine en filigrane dans nombre de débats qui se sont tenus durant le festival.

Lundi 22 août se tient la conférence « Activistes suisses du climat, un combat sans frontières ». Les débats s’orientent autour du rôle du cinéma engagé et militant dans les luttes climatiques et sociales. Pour les intervenants, celui-ci n'est qu'un des biais par lequel les messages doivent être martelés, il présente des alternatives au mode de vie actuel et s'attache à recréer du lien. Olivier de Marcellus, du collectif Breakfree évoque aussi les manifestations pour le climat en Suisse et l’activisme de la nouvelle génération.

« C’était magnifique, à pleurer pour un vieux militant. Mais au bout d’une année, ils avaient défini comme objectif la grève générale pour le climat. Déjà la grève en suisse, c'est assez impensable ! Mais la grève générale pour le climat ? Et quand ça n’a pas marché, certains désespèrent, demandent s'il faut arrêter ou passer au sabotage ? Non ! C’est hyper urgent, mais on ne peut pas avancer plus vite que ça ».

Morgane Nusbaumer-Ammann du collectif Climate Strike en soulignera quand même les victoires, notamment électorales, avec une vague verte aux élections fédérales. Le climat serait donc sauvé par la démocratie, notamment la démocratie directe suisse ? Une affirmation très vite battue en brèche par les intervenants.

« On a voulu passer une loi appelée loi Carbone, cette loi a été combattue par un référendum populaire […] par certains partis d’extrême droite et par certains mouvements d’activistes du climat qui trouvaient qu’elle n’allait pas assez loin. On a voté et on a renvoyé la taxation aux oubliettes de l’histoire. [...] Il y avait aussi une très importante initiative qui visait à limiter l’usage d’intrants et de produits phytosanitaires dans l’agriculture. Cette initiative a été balayée. Et l’initiative prochaine sur l’élevage industriel va être refusé également. [...] Il faut se mobiliser, mais je mesure la cruauté de l’expression populaire, en tout cas de celle qui s’exprime dans les urnes. Ce n’est pas parce qu'on a une démocratie directe qu’on a une représentativité absolue de la population. [...] Quand certaines de ces initiatives progressistes sont proposées au départ, il y a souvent une forte majorité pour. Mais petit à petit, la machine de propagande se met en place avec un matraquage sur l’emploi ou sur le prix [...] Les gens qui votent sont des vieux hommes en général. »

Les conférences se tiennent sous le chapiteau de la place du festival. Ici la conférence « Activistes suisses du climat, un combat sans frontières ».
Les conférences se tiennent sous le chapiteau de la place du festival. Ici la conférence « Activistes suisses du climat, un combat sans frontières ».

Le mercredi, la conférence journalière a pour titre « La neutralité existe-t-elle ? » Un concept central pour la Suisse mais également pour la sphère des ONG très présentes dans ce pays. Les deux intervenants sur scène l'abordent d’un œil critique. Marie-Luce Desgrandchamps, historienne, revient d’abord sur les errements de la Croix-Rouge allemande pendant la seconde guerre mondiale. Des relations qualifiées de « sulfureuses » avec le régime nazi, notamment pour son silence à l’égard de la Shoah et l’aide apportée à la fuite des criminels de guerre.

Une attitude dont l'une des raisons viendrait de la pression des autorités suisses ayant identifiées, dès 1942, l’Allemagne comme « un grand danger » mais préférant alors s’abstenir de tout geste hostile à son égard. Dans un souci d’oublier cette douloureuse séquence, la Croix-Rouge créera, dans l’après-guerre, les sept principes de l’humanitaire. Et l’historienne de souligner le paradoxe de ces principes, voulus universels, mais édictés par une unique ONG en relation étroite avec ce petit pays « neutre" et européen.

Rony Brauman, ex-président de MSF revient sur l’histoire de cette neutralité, à la Suisse, servant avant tout les intérêts du pays : « Si je reviens dans l’histoire, il y a eu des moments où la Suisse, faisant partie de la SDN, a dû mettre en place les sanctions appliquée par cette organisation tout en conservant son statut d’état neutre. Ce sont deux choses qui ne sont pas nécessairement vues comme contradictoires. Récemment, la Suisse représentait les intérêts ukrainiens en Russie et Vladimir Poutine a remercié la Suisse en lui disant qu’il ne la considérait plus comme un état neutre. Sur le point de vue symbolique, il s’agit bien d’une perte de neutralité. Après, comme je l’ai dit, c'est un concept extrêmement malléable qui change un peu en fonction des intérêts. Et là, d’après ce que je comprends de la politique suisse actuelle, c'est que les intérêts de la Suisse, du point de vue de ses dirigeants, vont plus du côté de l’Union Européenne et leurs alliés américains, plutôt que s’en tenir à une neutralité extrêmement stricte comme ils ont voulu le faire croire à certains autres moments de l’histoire. »

La projection de certains films permet d’échanger avec les réalisateurs. La « Operation Libertad » par Nicolas Wadimoff fût ainsi l’occasion d’explorer plus avant cette mentalité spécifique à la société suisse. Le film relate le passage à la lutte armée de cinq militants révolutionnaires suisse au moment où l’Europe vit « les années de plomb », notamment avec la Fraction Armée Rouge en Allemagne, Action Directe en France ou les Brigades Rouges en Italie. En Suisse, le temps n’est pas à la violence, mais le pays sert de base arrière aux mouvements révolutionnaires. Bien que rondement menée, l'opération fictive narrée dans le film n'aura que peu de succès.

Wadimoff souligne : « La Suisse, c’est un pays qui fonctionne de manière très particulière, qui rend absolument tous les soubresauts de l’histoire, toutes les tentatives de la changer, soluble dans son développement. Il ne faut pas oublier que ce petit pays, fort de sa neutralité, a réussi à rendre la 2ᵉ guerre mondiale presque vivable par les quelques soldats suisse à l’heure où l’Europe était fracassée. On a continué à vivre en Suisse parce-que le gouvernement a réussi à négocier à la fois avec les alliés et avec les nazis. À avoir l’argent des uns et l’argent des autres. C’est une force cataclysmique, quelque chose qui permet de tout traverser. Alors bien évidement, ce fut de même pour toutes les velléités révolutionnaires des années de plomb. C’était ça que je voulais montrer avec cette histoire. Ils ont beau essayer tout ce qu’ils veulent, on n'en parle pas. Si on en parle, c'est pour l’intégrer dans la vie politique. Pour citer Ziegler "La Suisse lave plus blanc". C’est très compliqué d’être révolté en Suisse. En face, il n’y a rien sauf une espèce de répression sournoise. À cette époque-là, la répression s’est articulée non pas avec des violences policières mais, principalement à travers l'histoire des fiches. Pendant toutes ces années, systématiquement tous les militants, quels qu’ils soient, étaient fichés. Les services de renseignements suisses ont collé aux basques de tout le monde, des agents qui relataient faits et gestes de tout le monde du matin au soir. Ces fiches sont sorties au grand jour dans le milieu des années 80. On s’est rendu compte que toute la gauche suisse était fichée. Il y a vraiment l’idée de garder tout sous contrôle. »

Chaque soir de la semaine, sur la place du festival, joue une fanfare. Douarnenez « Reuz bonbon ».
Chaque soir de la semaine, sur la place du festival, joue une fanfare. Douarnenez « Reuz bonbon ».

Les jours tombent sur des journées bien remplies. Les fanfares égrènent leurs harmonies cuivrées tandis que le public se rassasie de moules et de crêpes, qu'il s'enivre de bière locale ou de cidre breton. On discute avec un public varié, venant parfois de très loin. Au coin du bar, on peut croiser un vieil anarchiste revenu en Bretagne après des années de cavale ou des couples de passages ayant élu domicile dans les parkings du coin. Les bénévoles, dignes représentant d'une jeunesse alternative, profitent de la fin de leur service pour s'esclaffer devant la rétrospective du jour, réalisée par « Radio Kerne ».

Ce festival du film de Douarnenez est à l'image de la Bretagne. Riche d'échanges et d'inspirations, mais surtout un festival qui semble répondre à une question essentielle et vitale: « Comment habiter la terre ? »

Et parce que on ne s'en lasse pas, bande annonce !

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