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par Jean Cloadec

Les états d’urgence : la démocratie sous contrainte

L’étude annuelle du Conseil d’État fait une relecture critique de ce régime d’exception de plus en plus utilisé

Depuis 2015, la France a passé la moitié du temps sous le régime de l’état d’urgence, donc avec des libertés restreintes. Le juge administratif suprême livre une analyse fouillée sur ce régime qui déstabilise le fonctionnement normal des institutions et fragilise la société. Il pointe un risque de résignation des Français et l’habitude de perte de liberté.

Le Conseil d'État - © Reflets

Ces six dernière années, les Français ont vécu trois années sous le régime d’état d’urgence. Le premier a été décrété après les attentats de novembre 2015, le second face à la pandémie de Covid. Ceci a suscité de nombreux contestations sur le plan judiciaire et a mis en lumière une institution jusqu’alors assez méconnue du grand public, le Conseil d’État.

Jamais autant de contentieux n’ont été soumis aux juges administratif suprême. D’abord sur le volet sécuritaire. « Nous avons été fermes et audacieux dans la garantie des libertés à l’égard des mesures qui ont été prises sous l’empire de l’état d’urgence sécuritaire anti-terroriste, déclare Bruno Lasserre, son vice-président. Je pense par exemple aux perquisitions administratives ou aux assignations à résidence. Nous avons demandé que soit apportée la preuve que toutes ces mesures sont à la fois nécessaires, adaptées et proportionnées, avec un contrôle sur chacune de ces mesures. » Mais c’est l’état d’urgence sanitaire qui a fait exploser le contentieux. Les juges ont délibéré en urgence, en référé liberté ou suspension, sur plus de 1.200 contestations.

Avec ces deux états d’urgence successifs, le régime d’exception est devenu la normalité, s’inquiète le Conseil d’État, même s’il réfute de faire le procès des états d’urgence. « Nous ne disons pas que les états d’urgence n’ont pas lieu d’être, nous ne disons pas qu’ils n’auraient pas dû exister, souligne t-il. Ce que nous disons, c’est que compte-tenu des risques qu’ils recèlent, il faut que ces états d’urgence restent aussi exceptionnels que possible, temporaires et encadrés. » Dans son étude annuelle, le juge administratif suprême a voulu analyser les conséquences et les risques de l’utilisation de cet outil d’exception et faire des préconisations pour « mieux définir et organiser les états d’urgence ».

Le Conseil d’État reconnaît que le régime d’état d’urgence a des atouts indéniables : il permet d’adapter rapidement le cadre juridique au faits nouveaux, aux menace et aux dangers. En effet, l’action publique commande de protéger la population victimes ou en danger. Mais elle commande aussi de préserver les institutions républicaines, de garantir la continuité de l’État et des services publics.

L’état d’urgence a aussi une utilité politique : il permet de sonner la mobilisation et d’inviter au sursaut pour faire face. La mesure accélère la prise conscience de la gravité de la situation par la population et accroît l’acceptabilité des mesures par les citoyens.

« Je ne m'attendais pas à ce que les Français se résignent de manière aussi rapide à devoir présenter un passe sanitaire. »

L’étude s'attarde sur les risques que comporte l’état d’urgence ou sa banalisation. D’abord pour les droits et libertés, car se placer sous un tel régime, c’est, par définition, accepter de modifier durablement l’équilibre entre sécurité et liberté. « Beaucoup parlent de résignation et d’un abandon progressif des Français, qui d’une certaine manière ne mesurent le prix de la liberté que parce qu’ils en sont privés, déclare le vice-président du Conseil d'État Bruno Lasserre. Je ne m’attendais pas à ce que les Français se résignent de manière aussi rapide à devoir présenter un passe sanitaire pour aller au café ou au restaurant. Je croyais que c’était réservé à la Chine. Je me suis dit, jamais nous ne pourrons mettre cela en France. Et qu’on le veuille ou non, le passe sanitaire est plutôt bien accepté. Il y a derrière le recours à cet état d’urgence, s’il dure, le risque d’affadir et même de créer la résignation chez les Français qui s’habituent à la perte de leur liberté, de leurs droits élémentaires. »

Un autre risque découle du fait qu’en invoquant l’exception, les pouvoirs publics disent deux choses : que nous n’avons pas su anticiper la crise, et surtout que nous ne sommes pas capables d’y répondre avec les moyens dont nous disposons en temps normal. L’état d’exception devient le miroir négatif de nos propres dysfonctionnements, de nos insuffisances. C’est reconnaître que les instruments normaux de l’action publique ne nous permettent pas de faire face à la crise. Avec comme conséquence le procès en impuissance de l’État.

L'état d'urgence, un piège politique

La question de son usage prolongé soulève de nombreuses questions. Sur le long terme, son usage est délétère, s’alarme le Conseil d’État : il déstabilise le fonctionnement ordinaire des institutions en bouleversant le rôle du Parlement et des institutions territoriales, banalise le risque, restreint les libertés de façon excessive, et altère, à terme, la cohésion sociale. L’efficacité de l’état d’urgence s’érode à mesure que le temps passe, car il est, par essence, un outils d’urgence dont l’acceptabilité décroît rapidement, souligne le rapport. Et « le prolongement des périodes d’état d’urgence présente plusieurs dangers pour la vie institutionnelle et démocratique. Insuffler l’idée qu’une crise grave ne se gère qu’au prisme de l’exception risque de suggérer, d’une part, que les garanties offertes parle droit commun sont des pesanteurs inutiles, et d’autres part, que l’État, fort en période d’état d’urgence, est faible en période normale. Cette perception nourrit d’ailleurs les thèses de ceux qui estiment que seules les démocraties dites « illibérales » peuvent faire face aux défis du monde contemporain. »

Le Conseil d’État s’inquiète de la concentration des pouvoirs au sein de l’exécutif de l’État qu’il engendre, et donc de l’affaiblissement des autres acteurs institutionnels, en premier lieu le parlement et les collectivités territoriales. Le risque induit par l’utilisation récurrente et prolongée des états d’urgence est celui d’un affaiblissement progressifs des libertés individuelles et de la cohésion nationale en créant une accoutumance au droit d’exception chez certains et une aversion chez d’autres. « Le risque d’états d’urgence à répétition, c’est le risque de sa banalisation, constate Bruno Lasserre, c’est d’accepter de bouleverser l’équilibre sécurité – liberté. »

Le Conseil d’État pointe aussi la difficulté de sortir de l’état d’urgence, qui n’a pourtant pas vocation à durer. « Si déclencher un état d’urgence signifie protéger la population, en sortir risque d’être interprété comme un renoncement à cette ambition dès lors qu’un risque subsiste, note le rapport. C’est ce dilemme de nature politique qui rend très difficile la sortie des états d’urgence. Aussi pertinent soit-il au départ, le déclenchement d’un état d’urgence s’apparente à un piège politique. »

15 propositions pour mieux affronter les crises majeures

Le Conseil d’État propose quinze mesures pour mieux s’organiser face à de futures crises. Il préconise l’élaboration d’un cadre global juridique et opérationnel. L’État doit de façon primordiale circonscrire ce qui relève d’un état d’urgence et ce qui, à l’inverse, relève d’autres modalités de gestion de crise ou de situations exceptionnelles.

La commission recommande que soit conduite une évaluation approfondie des deux états d’urgence mis en œuvre depuis 2015, en particulier d’analyser l’articulation entre les dispositifs de gestion de crise qui existaient déjà dans notre droit, et les cadres d’action élaborés dans l’urgence pour permettre d’affronter les périls concernés. Elle propose des travaux d’anticipation pour construire les schémas d’action de la puissance publique. Elle recommande que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) soit l’administration interministérielle en charge du pilotage de la gestion de crise.

Alors que le gouvernement envisage de prolonger le passe sanitaire jusqu'en juin 2022, la lecture de ce rapport permet de prendre de la hauteur sur les menaces qui pèsent sur nos libertés et de réfléchir sur les conditions de gestion de crise dans une démocratie.

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