Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Marie-Thérèse Neuilly

Les Ehpads, miroirs de notre société

Le Coronavirus nous interroge collectivement sur la place des personnes âgées.

Marie-Thérèse Neuilly, psychosociologue, pose un regard inquiet sur ces établissements, devenus des lieux de relégation, mais aussi symptomatiques des maux de notre temps. A la suite de Michel Foucault, ce questionnement sur la place réservée aux personnes en marge nous rappelle qu'il est au cœur du projet de société et de la politique.

En lute contre le virus - D.R.

L’EHPAD se donne à vivre comme fait de société, et comme lieu de relégation. Souvent les bienveillants de la personne âgée – on fera une petite incursion vers les malveillants – l’ont « aidée » à vider sa maison et à la vendre : en effet c’est quand même plus rationnel, dans un EHPAD on a « le droit » d’avoir quelques meubles, une commode sur laquelle on pourra poser les photos des aimés, une petite table de nuit et peut-être un bibus pour disposer quelques rangées de livres, à 80 ans on n’a pas besoin de ces grandes étagères pleines d’ouvrages, tu n’auras pas le temps de les relire. Et d’ailleurs, pourquoi relire ? Et puis nous on n’aura pas besoin de ça, on a Internet. Et puis il n’y aura pas grand-chose de tes affaires dont on aura besoin, le genre armoire normande ça ne peut tenir nulle part, et c’est assez moche. Ce serait du Boulle encore. Pour en revenir au propos des bienveillants, c’est la sécurité qu’ils visent en premier, ils ne veulent pas se faire de soucis en imaginent les chutes nocturnes et jusqu'aux agressions. Car ils sont fragiles les vieux. Mais il y a aussi un retour de l’histoire, de leur histoire à eux les adultes. Quand ils étaient ados et qu’ils voulaient prendre leur liberté et qu’au nom de la sécurité ils n’avaient le droit que de ne rien faire. Ce n’est peut- être pas la peine de convoquer Freud et la mort du père, mais …

Sous l’arbre des palabres on apporte le thé, le murmure de l’ancêtre est commenté.

L’acronyme EHPAD - établissement d'hébergement pour Personnes âgées dépendantes - est en soi tout un programme. Une machine à ramasser des subsides, à médicaliser ce qui pourrait être étincelles de vie, un secteur d’activité rentable – quoique-des enclaves dans la ville, ou dans la campagne, des sources d’emploi, et aussi une sauvegarde des aînés par rapport aux malveillants, mais pas toujours.

Pourquoi avoir choisi un tel acronyme ? On aurait pu dire « internat » pour leur rappeler leur jeune temps. Mais maintenant ils sont « dépendants », comme leurs enfants ont dépendu d’eux pendant une vingtaine d’années. Les malveillants, même si père ou mère les ont soutenus pendant 20 ans espèrent bien que le temps qui reste à leurs parents ne va pas être trop long, ça coûte cher une vie dans un EHPAD, même si à cet âge- là on n’a plus beaucoup de besoins. Certains décideurs, experts, médecins, gériatres de tous ordres ont proposé « Maison » plutôt qu’établissement. Ce serait plus humain quand même.

Alors où en sommes-nous quand le COVID 19 se déclare dans les EHPAD et autres Maisons ? Près de 600 000 personnes vivent aujourd'hui en France dans l'un des 7.200 EHPAD, dont 43% sont publics, et 400.000 personnes y travaillent. Selon l’Agence Régionale de Santé, la demande de nouveaux placements en résidence médicalisée est de 15.000 chaque année.

Les projections à court et à moyen termes laissaient prévoir un allongement de l’espérance de vie et selon une étude de l’INSEE les plus de 60 ans représenteront 33 % de notre population à l’horizon 2040, contre 21% en 2000. Entre 2005 et 2050, la population des plus de 65 ans connaîtra une hausse de 80%, passant alors de 10 millions de personnes à 18 millions.
Le fait que la pandémie tue majoritairement les plus de 60 ans peut rebattre les cartes. Entre le 1er mars et le 20 avril 2020, d'après l'INSEE, la mortalité a augmenté de 22% chez les 65-74 ans par rapport à l'année précédente, et de 31% chez les 75-84 ans. Avant le confinement on parlait des « jeunes retraités » et de la part active qu’ils jouaient dans la société et au sein de leur famille. Souvent hyper actifs ils contribuaient très largement à faire marcher le secteur des loisirs et du tourisme. Ils sont devenus brutalement ces « fragiles » sur lesquels il faut veiller. Aujourd'hui, ils sont des "vieux", qui doivent continuer à rester confinés.

Quand la démocratie s’égare

L’offensive a été lancée par la présidente de la commission européenne, Madame Ursula von der Leyen qui parlait on ne sait d’où, puisque les politiques de santé n’étaient pas de ses attributions, puis par le président français Emmanuel Macron, mais lequel, compte tenu du tollé que ses propos entraînèrent, battit rapidement en retraite laissant à chacun l’exercice de son libre arbitre pour décider des conduites à tenir. Les politiques nationales insistaient sur le fait de ne pas venir encombrer les hôpitaux quand on avait plus de 65 ans, #Restezchezvous. Les familles ont repris l’antienne. Certains secours d’urgence ne se sont pas déplacés pour aller chercher des résidents d’EHPAD, trop âgés pour mériter de continuer à respirer ; pourtant c’est une mort difficile quand on ne peut plus respirer, une de ces morts affreuses.

Ce sont des pratiques discriminatoires qui menacent l’égalité des droits de la personne âgée. À vouloir la protéger on risque de l’infantiliser, et plus gravement de la priver de ses droits. Car le discours a deux versants : ne prenez pas de risque, le mieux c’est de rester chez vous, et d’autre part ne venez pas surcharger un système de santé qui s’avère être déficitaire. Sur ce deuxième point les seniors ne peuvent que s’émouvoir, car ceci n’a pas beaucoup de sens ou bien il faut comprendre qu’il y a une hiérarchisation dans les vies, en termes simples, moins il vous reste d’espérance de vie, en soi une donnée statistique, moins vous avez d’importance. Plus que de « l’âgisme », on s’approche d’un discours « décomplexé » sur une proposition d’euthanasie, qui va condamner à une mort précoce tous les inutiles de notre société : les vieux certes, ils ont fini de rendre des services et il est plus facile de critiquer l’état dans lequel ils laissent la terre – mais dans quel état l’ont-ils trouvée dans l’après- guerre ? - que de voir ce qu’ils ont apporté à notre civilisation. Mais on peut aussi en profiter pour se débarrasser de tous les improductifs, déficients physiques ou intellectuels, estropiés divers… on peut commencer à faire le tri assez tôt, ça évite des dépenses. Le propos est outré certes, mais celui des politiques et des médicaux qui ont ainsi fermé les portes des services de réanimation à une catégorie de la population est lui, proprement scandaleux et passe comme si de rien n’était dans ce que l’on peut se permettre de dire pour cacher les défaillances du système de santé.

La contagion est un phénomène social

Alors que peut-on dire de ces EHPAD, car même si le coronavirus a décimé les rangs des plus de 60 ans majoritairement, la contagion n’est pas seulement un phénomène médical, c’est aussi un phénomène social. Pas de masques, pas de gel, une promiscuité importante, impersonnelle, qui n’a pas toujours respecté les gestes barrières car au début les contraintes n’ont pas été faciles à comprendre et les messages ont été extrêmement brouillés. A un visiteur qui demandait si le masque était obligatoire la secrétaire médicale en poste pose la question : « Etes-vous vacciné contre la grippe ? », à la réponse oui, elle affirme : « Ce n’est pas la peine de mettre un masque si vous avez été vacciné contre la grippe. »

L’interlocuteur en reste un peu pantois, se demandant de quoi on parle, et où est le danger. Après ça il a été dit que le nombre de masques était insuffisant, qu’ils étaient inadéquats, et une parole haut placée a même dit : « dangereux ». On peut donc se demander comment les injonctions médicales ont pu être suivies dans les EHPAD avant que l’on en vienne à ces pratiques extrêmes de fermeture totale des espaces, et ce changement de statut entre résidents et prisonniers. Prisonniers privés de ce droit que reconnaît pourtant l’administration pénitentiaire, le droit de recevoir des visites.

Les droits de l’Homme comme limites

Et c’est bien là que l’on peut comprendre où se situent les limites à ne pas franchir : celles des droits de l’Homme. La personne âgée s’en trouve ici dépouillée. L’état d’urgence sanitaire permet la mise en place de ce type de dictature. La personne âgée ferait courir à ses congénères de graves dangers, donc on l’enferme. Ses proches courraient aussi de graves dangers en venant la voir, ou vice versa, donc là encore interdiction de se voir. Certains soignants sont mêmes allés jusqu'à l’extrême pour protéger leurs pensionnaires en s'enfermant avec eux, mais qu’un tel degré abnégation existe dans une institution comme un EHPAD interroge. On comprend bien qu’ils ont voulu faire leur devoir jusqu'au bout, mais en allant bien au-delà de ce qui est acceptable, mettant en exergue un vide, une carence, que l’on n’arrive pas à nommer. Pour rester humains ils ont laissé leurs proches qui avaient droit aussi à toute leur attention, dénonçant par leur attitude cet innommable institutionnel.

Comme un être libre

Il est facile après coup de dire ce qu’il aurait fallu faire, ce qu’il ne fallait pas faire, de donner des leçons. Le propos n’est pas celui-ci. Il s’agit plus de chercher ce que la situation nous a appris sur les fonctionnements de notre société. Sur le statut de nos aînés dans notre civilisation occidentale développée. Sur les droits fondamentaux, les droits humains et les dangers qu'il y a à les mettre entre parenthèses quelle que soit la situation « d’exception ». Le confinement dans le confinement devient un excès insupportable, quand les portes de la maison se referment sur chacune des pièces de la maison. Depuis les grandes épidémies de peste, on a appris que le confinement permettait d’endiguer la contamination. Là, on n’a pas hésité à aller plus loin. On a voulu sauver la personne âgée contre elle-même, en allant au plus simple, en la condamnant à quitter ce monde auquel elle était encore rattachée de façon ténue, sans pouvoir lui dire au revoir, ou adieu.

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