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Dossier
par Marjolaine Koch

Les « coronapistes » cyclables

Ou l’exemple parfait de l’anti « start-up Nation »

Partout dans le monde, des villes ont aménagé des pistes cyclables temporaires pour que les habitants puissent se déplacer en évitant les transports en commun. La France, elle, a vaillamment résisté, offrant une superbe démonstration que le chef des « Gaulois réfractaires » ne valait peut-être pas mieux qu’eux.

Le chemin tortueux vers le vélo - Meme & Co - WTF 2.0

Comme souvent, c’est en se penchant sur des exemples un peu annexes que l’on peut révéler les travers d’une société. C’est particulièrement vrai avec ce que vit la France durant cette période de confinement, vis-à-vis du vélo. Remontons le temps : le 16 mars 2020, Jupiter nous annonce que « nous sommes en guerre » contre un virus, que l’on gagnera peut-être en restant confiné. En respectant les fameux « gestes barrière », en évitant toute sortie inutile, bref, en menant une vie sobre. La règle est stricte : on se déplace utile. Et évidemment, pour se déplacer utile, tous les moyens de locomotion ne se valent pas. La voiture pour aller au travail ou faire ses courses, à pied en respectant la distanciation physique désormais en vigueur, ou bien en transports en commun, et là on a parfois des surprises quant aux règles de distanciation… mais de tous les moyens cités, un grand absent : le vélo.

Au contraire, il sera même stigmatisé par certains membres du Gouvernement, notamment le ministère de la jeunesse et des sports, qui semble n’avoir toujours pas compris que le vélo n’est pas juste un truc qu’on sort pour les compétitions. Scoop : il peut aussi servir pour se déplacer d’un point A à un point B. Comme on n’est pas trop bête, on évitera d’imiter cet Italien qui le 15 avril dernier, a été secouru en hélicoptère par la brigade de Trévise après une chute en VTT dans la montagne. Il faudrait voir à éviter d’encombrer les lits d’hôpitaux inutilement, nous sommes bien d’accord.

Mais pourquoi cette haine du vélo ? Alors que rien ne dictait une interdiction du vélo comme moyen de locomotion, ont commencé à fleurir interdictions en tous genres et fermetures des pistes cyclables jugées « récréatives ». C’est vrai quoi, pourquoi longer un fleuve pour se rendre au travail, sur une piste sécurisée à l’écart de la circulation, alors qu’on pourrait être sur une départementale à se faire frôler par quelques bagnoles qui se croient seules au monde depuis la raréfaction des motorisés ? C’est ce qu’ont vécu les valeureux cyclistes des Ardennes, forcés de se rabattre sur la même voie que les voitures et les camions alors que de belles pistes sécurisées leur faisaient de l’oeil à quelques mètres d’eux, mais formellement interdites par arrêté préfectoral.

On pourrait croire à quelques cas isolés, mais très vite sont remontés de tous les coins de France des exemples de sites fermés « pour la sécurité de tous » (sic) : Ille-et-Vilaine, Hérault, Indre-et-Loire, Loire-Atlantique, Alpes-maritimes, Rhône... A chaque fois, le même argument est mis en avant : le vélo de loisir est interdit durant la période de confinement. En s’appuyant sur ce principe, des préfets ont donc estimé qu’il valait mieux interdire l’accès des pistes cyclables à tous, y compris à ceux qui s’en servent pour se rendre au travail ou faire des courses.

L’ironie de l’histoire ? L’article 3 du décret 2020-293 réglemente les déplacements, mais n’a jamais prohibé l’usage de la bicyclette, y compris pour une activité de loisir. Un mémoire-défense de la Place Bauveau vient de rappeler ces règles. Il y aurait largement de quoi voir, dans cet exemple de sur-interprétation, une petite tendance à l’infantilisation chez ceux qui nous gouvernent. Cette réaction trahit un grand manque de confiance dans une population qui fait pourtant partie de ceux qui respectent le mieux le confinement : Google a évalué la baisse de trafic automobile et d’affluence dans les magasins grâce à l’historique des positions des utilisateurs, et a comparé avec l’activité habituelle du pays. Le 29 mars, la France était troisième d’une liste de sept pays confinés, avec une baisse globale de 77 % des déplacements.

Pendant ce temps-là, ailleurs...

Pendant ce temps, dans le reste du monde, Bogotá, Mexico, Philadelphie, Toronto, New-York ou plus près de nous, Berlin, prenaient la décision de faire la part belle au vélo et ce, dès les premiers jours du confinement. Un groupe de chercheurs européens a même signé une tribune demandant à favoriser les déplacements à vélo. Bien sûr, des règles de distanciation doivent aussi être respectées, même si le vélo espace déjà naturellement les gens. D’autres chercheurs en aérodynamique ont partagé les résultats de leur étude, pour une bonne pratique du vélo.

La palme revient à Bogotá, qui a aménagé en une nuit 117 km de pistes cyclables temporaires, grâce à ce qu’on appelle « l’urbanisme tactique » : la mise en place de plots pour aménager des pistes bidirectionnelles en lieu et place d’une voie jusque-là destinée aux véhicules motorisés, partout où les voitures pouvaient circuler sur deux voies. L’objectif : offrir aux bogotanais la possibilité de se déplacer en toute sécurité sanitaire grâce au vélo, au lieu de s’entasser dans les transports en commun. On a vu fleurir des articles, en France, vantant la souplesse et l’adaptabilité de ces villes, plus ou moins riches, plus ou moins cyclophiles à la base. La start-up nation elle, restait campée sur ses bons vieux principes : le vélo, c’est pour les bobos.

Mais à un moment, il faut reconnaître que quand il ne reste que trois pays à ne pas franchir le pas (l’Italie, l’Espagne, la France), on commence à faire un peu tâche. Et comme nous sommes en France, pays des commissions et des rapports, un homme a été nommé : Pierre Serne, président du réseau des « Villes et territoires cyclables » et ex-vice-président en charge des transports de la Région Ile-de-France. Une personne compétente, qui va expliquer en long et en large, exemples à l’appui, que mettre des plots ou de la peinture temporaire pour aménager des pistes, c’est possible, parce que le reste du monde l’a fait. Bon. Entre-temps, Berlin, ville parmi les plus expérimentées, a sorti un guide des aménagements cyclables temporaires, et l’association Paris en Selle l’a déjà traduit pour ceux qui ne voudraient pas attendre le rapport officiel français.

Bienvenue en Absurdie

C’est à se demander pourquoi le reste du monde n’a pas eu besoin de rapporteur pour en venir à la conclusion qu’il était possible de procéder à des aménagements temporaires, qui ont ceci de pratique qu’ils peuvent être démontés et remontés ailleurs en une nuit, si l’on se rend compte qu’ils ne fonctionnent pas. Tester en direct et rectifier, plutôt que d’étudier la faisabilité, aménager quelque chose de fixe et se rendre compte que malgré tout, ça foire, souvent parce qu’on a peu ou mal écouté les usagers : la France a ses qualités, mais aussi ses défauts... Mauvaise langue ? Demandez aux cyclistes de toutes les villes de France, ils auront à coup sûr un exemple à vous brandir, d’un aménagement récent mais totalement absurde qu’ils doivent subir pour l’éternité… ou presque.

Si l’on résume, les personnes habituées à se déplacer à vélo n’osent pas remonter sur leur destrier de crainte de se voir infliger 135€ d’amende, certains policiers ayant la prune facile. Certains préfets continuent de barrer des voies cyclables « pour le bien de tous ». Mais demain, 11 mai, ils devront procéder à l’exact inverse : encourager les déplacements à vélo, « plus sécurisants et respectueux des distances sanitaires ». Alors, vous la sentez comment, cette transition ?

Parce qu’ici, on la sent bien bancale. Et surtout, ce revirement laisse entrevoir la rigidité de nos bonnes vieilles institutions, se fussent-elles affublées de sobriquets innovants. En France, la voiture a toujours été un symbole fort d’émancipation, de liberté et d’autonomie. Nos industries automobiles font partie du fleuron français : promouvoir un autre moyen de locomotion sobre et même plus efficace en ville (15 km/h de vitesse moyenne pour le vélo, contre 14 km/h pour la voiture selon l’Ademe), serait un véritable camouflet. Alors bien sûr, tout le monde ne peut pas pratiquer le vélo, notamment pour des raisons d’âge ou de santé. Bien sûr, l’armoire normande de la grand-mère va nécessiter un fourgon pour son déménagement. Mais si la majorité de ceux qui peuvent se déplacer à vélo le faisaient, les moins bien portants, les artisans et les déménageurs pourraient se déplacer sans encombres en voiture. Le hic, c’est qu’en mai, il y aura moins de voies pour les véhicules motorisés et plus pour les vélos, avec la soudaine bénédiction des pouvoirs publics. Il va falloir un discours bien rôdé et surtout, convainquant, pour que la pilule passe auprès de certains. Et pour cela, il faut que les pouvoirs publics soient eux-mêmes réellement convaincus.

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