Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Eric Bouliere

Les aides publiques à la presse: un serpent de mer qui se mord la queue?

Eric Fottorino confie ses impressions sur la situation

Vitamines ou morphine, quel avenir pour les aides à la presse écrite… Telle est l'ultime réflexion portée au Sénat par la commission des finances. Un titre et un discours qui gagneraient en pertinence à user d'un style plus en phase avec réalité du jour: quel avenir pour la presse?

Les aides à la presse: un petit cercle entre financiers de bonne compagnie - Reflets

Enquête sur la franc-maçonnerie, palmarès des grandes écoles ou classement des meilleurs hôpitaux, la saison des marronniers en fleurs s'inscrit toujours en rouge au calendrier des rédactions. Battu et rebattu de la première virgule jusqu'au dernier centime, ce genre de papier s'affiche périodiquement en couverture de tous les journaux. Il en va un peu différemment pour cette récurrente affaire d'aides financières allouées à la presse. Certes le sujet est tout aussi vendeur, mais ce serpent de mer-là ondule plus volontiers en eaux profondes. Le milieu de l'information semble toujours étrangement gêné d'aborder cette histoire. On ne serait pas davantage précautionneux s'il s'agissait d'enfouir un lourd secret de famille dans le placard. A contrario, on ouvre largement le tiroir à souvenirs du côté des organisations syndicales alors que la classe politique en profite également pour crier haro sur le baudet. Qui de se fendre d'une petite mission d'information, et qui de diligenter la rédaction d'un volumineux rapport parlementaire. Chacun analyse la forme et le fond, les uns comptabilisent, les autres abondent de recommandations, et tous finissent par avouer, pour des raisons très opposées, que rien ne va plus, mais plus du tout-du tout dans le bon sens. L'info de première, et la bonne nouvelle, c'est qu'à ce moment-là tout le monde est d'accord. Le véritable scoop, et le scandale aussi, c'est que cette belle unanimité de façade ne sert à rien, ou presque. Une inavouable constatation se profile parfois dans l'ombre du discours: pourquoi faudrait-il encore aider la presse, alors que d'autres peuvent l'acheter ?

Pour qui le gros coup de pouce?

Alors, on surjoue l'étonnement en constatant une nouvelle fois que l'argent irait là où il ne serait pas vraiment utile. Et de constater pour la énième fois, sur la fraicheur des dernières révélations en date, que les aides en question seraient versées aux plus riches. C'est oublier un peu vite l'inquiétude et les déclarations de Claude Julien, directeur du Monde diplomatique : « ils (les socialistes au pouvoir) ne paraissent pas avoir encore compris quel grand service ils rendraient à la liberté d’information et d’expression en soumettant au Parlement un projet de loi qui instaurerait un statut de société à but non lucratif pour les entreprises exerçant leurs activités dans le domaine culturel (…) Les journaux qui opteraient pour un tel statut n’auraient donc guère de chances d’exciter la convoitise des affairistes. Ce sont ces journaux qui bénéficieraient d’un régime fiscal de faveur et des aides publiques que l’État n’aurait évidemment plus aucune raison d’accorder aux entreprises de presse choisissant le statut d’une société commerciale… ». Nous étions ici en 1984.

Comment s'alarmer aujourd'hui de telles évidences en découvrant que plus de la moitié des aides publiques atterrissent dans les poches de quelques richissimes hommes d’affaires ? Bernard Arnault, Nicolas Beytout, Patrick Drahi, Daniel Kretinsky, Arnaud Lagardère, Vincent Bolloré, Xavier Niel, Matthieu Pigasse, les familles Dassault ou Huttin sont en effets devenus propriétaires des grands titres d'information de la presse écrite. La liste de leurs acquisitions est longue et sans limites: Le Parisien, Aujourd’hui en France, Les Échos, Le Figaro, Le Figaro Magazine, Le Monde, Courrier International, Libération, L’Express, Paris Match, Le JDD, L’Opinion, Ouest-France et combien bien d'autres encore…

Depuis le temps que certains le disent, cela va bien finir par se savoir… - Capture écran
Depuis le temps que certains le disent, cela va bien finir par se savoir… - Capture écran

Et peut-on encore se scandaliser dès lors que l'on accepte l'idée que Le Dauphiné libéré, Le Progrès, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Est républicain, Le Républicain Lorrain, Le Journal de Saône et Loire, Le Bien Public, Le Dauphiné Libéré, Vaucluse Matin, ou Vosges Matin puissent appartenir à un seul et même groupe (EBRA), appartenant lui même à une seule et même Banque (le Crédit Mutuel) ? Dès lors, le groupe Rossel/La Voix et ses 18 titres de presse régionale peut sereinement confier 25 % de son capital à son banquier de partenaire (le Crédit agricole).

Des missions, des rapports, des missions…

Ainsi va l'urgence des débats, en à peine quatre mois, une mission d'information ministérielle fut suivie d'une mission flash parlementaire précédant elle-même un rapport sénatorial. Le feu aux poudres fut, cette année; allumé par Roselyne Bachelot qui s'était encolérée contre la direction du Groupe Reworld Média.

Mme Laurence Franceschini, conseillère d’État et présidente de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), fut à ce titre chargée de réfléchir sur une modification des textes conditionnant l'accès à ces aides, et notamment en fonction de la présence effective de journalistes professionnels au sein des rédaction.

Rappelons également que la tâche de la CPPAP consiste à assigner une certification aux organes de presse désirant bénéficier de ces aides publiques. Il convient cependant de souligner que le pouvoir de contrôle de cette structure reste limité dans l'absolu. Une simple photocopie de carte de presse d’un journaliste, ou celle d’un bulletin de salaire, constitue l'essentielle de la démarche permettant aux demandeurs de se déclarer; le dossier principal à transmettre à la CPPAP repose lui même essentiellement sur du déclaratif. En 2019, aucun avis défavorable sur la qualification d’information politique et générale n’a reposé sur l’absence de journaliste professionnel au sein de l’équipe rédactionnelle d'un service de presse en ligne. Et si les éditeurs sont tacitement tenus de signer une convention-cadre avec l’État dès lors que le montant des aides perçues dépasse 1 million d’euros (ou plus de 20 % du chiffre d’affaires), on s'aperçoit que cette obligation n’est aujourd’hui pas respectée: sur les 38 titres concernés seuls 22 auraient signé ce document contractuel.

Mais donne t-on réellement les moyens à la CPPAP de bien faire le job... - Capture d'écran
Mais donne t-on réellement les moyens à la CPPAP de bien faire le job... - Capture d'écran

Sitôt les conclusions de Laurence Franceschini rendues à Madame la Ministre, sitôt le rapport disparut des radars! Dans un souci de grande transparence, le ministère de la Culture s'est empressé d'en publier une mini synthèse. A croire que le rapport était peu étoffé, à moins qu'il n'eût paru aux autorités préférable de ne pas en divulguer toute la teneur. Nous nous sommes adressés à l'auteure de ces propositions pour connaître son point de vue. Laurence Franceschini nous a alors précisé: « que les réponses les plus pertinentes peuvent nous être données par le cabinet de Roselyne Bachelot (…) qu'il n'existe aucune obligation formelle de rendre public l'intégralité de sa réflexion (…) mais que l'essentiel de ses propositions figure bien dans la note de synthèse éditée par le ministère… ».

Nous n'en restons pas moins étonnés de voir si secrètement traiter les affaires d'une presse déclarée libre et indépendante par le ministère dont elle relève.

Toutefois l'effet de surprise est moindre quand on sait que Fleur Pellerin, l'ex ministre de la culture, faisait personnellement partie de la gouvernance du groupe de presse incriminé.

Quatre pages pour engager le duel, c'est un peu court Madame la Ministre…. - Capture d'écran
Quatre pages pour engager le duel, c'est un peu court Madame la Ministre…. - Capture d'écran

Toujours est-il que la mission Franceschini ouvre des pistes pour statuer plus finement des conditions d'attribution des aides d'Etat. Mais si le fond reste essentiel aux yeux des initiés, la forme aurait de quoi faire défaillir le lecteur. En effet, quelle serait sa réaction en apprenant qu'il est désormais préférable que journaux et services de presse en ligne comportent « une équipe rédactionnelle composée de journalistes professionnels », ou qu'ils emploient « à titre régulier au moins un journaliste professionnel » ou bien possèdent un effectif « composé d'une part significative de journalistes ». Encore est-il utile de lui préciser que seuls bénéficieront des aides les journaux et écrits périodiques dont: « le contenu original est composé d’informations ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique, notamment dans la recherche, la collecte, la vérification et la mise en forme de ces informations ». Chers lecteurs, puisque nous en sommes aux confidences, sachez que par souci d'économie votre revue favorite était peut-être jusqu'à présent l'œuvre d'un collectif islandais composé d'étudiants-bouchers-maquettistes-chirurgiens-dentistes-ferronniers d'art. Mais Croix de bois croix de fer, tout cela sera bientôt rendu textuellement impossible…

Une mission chasse l'autre: Mmes les députés Bannier et Duby-Muller appellent à davantage de transparence… - Capture d'écran
Une mission chasse l'autre: Mmes les députés Bannier et Duby-Muller appellent à davantage de transparence… - Capture d'écran

Et après…?

La mission d'après la mission apportera son lot de vérités sucrées. Par exemple, celle qui consiste à dénoncer le manque flagrant de transparence du ministère de Culture à propos des sommes versées. Entendre, à qui, combien, pourquoi et lesquelles? La « complexitude » du dossier atteint son paroxysme en ce qui concerne les conditions d'attribution qui dépendent du statut de la publication (presse imprimée ou service de presse en ligne), de la certification CPPAP ou IPG (information politique et générale), de la périodicité des parutions, du nombre d'exemplaires vendus, de la présence de la publicité… En vertu de quoi un titre vient à bénéficier d'avantages budgétaires ou fiscaux sous la forme d'aides directes (aides à la pluralité, au portage, à la modernisation…), indirectes (tarif postaux préférentiels, TVA Réduite…) ou exceptionnelle (plan de relance, crise sanitaire). La boucle est bouclée : d'un coté un total manque de transparence des autorités, de l'autre un véritable capharnaüm législatif organisé. Bien sûr le magic'site gouvernemental (data.gouv) est là pour justifier de la bonne volonté du ministère.

Pourtant ceux qui ont déjà eu l'audace de plonger dans ce fatras numérique on fait de l'aiguille et de la botte de foin leur maxime favorite. Bonne chance et bon courage aux quelques médiums souhaitant prédire l'avenir des aides à la presse écrite. Ceci dit, les membres de l'Alliance de la presse d'information générale (L'APIG, dont le président P. Louette est aussi le PDG du groupe les Echos/le Parisien) ne poussent guère davantage à la roue.

Son directeur, Pierre Pétillault, n'a pas hésité à déclarer aux journalistes de libération: « Les éditeurs ne sont pas favorables à la publication des aides par titre. Ce n’est pas juste de se focaliser uniquement sur la presse. C’est le seul secteur à faire l’objet de cette transparence, alors que d’autres bénéficient d’aides ». Alors là, bien sûr, si les autres trichent aussi mon bon monsieur…

On ne parait pas vraiment enclin à communiquer les chiffres du côté de l'APIG… - Capture d'écran
On ne parait pas vraiment enclin à communiquer les chiffres du côté de l'APIG… - Capture d'écran

Ces aides, depuis quand?

Le principe des aides financières accordées à la presse s'est étendu au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale alors qu'il s'avérait indispensable de faire renaître une information dénuée de toute considération propagandiste. Exit les années sombres, vivent les journaux libres souhaités par le CNR, le Conseil national de la Résistance.

La Fédération nationale de la presse décrète alors que la presse ne peut être libre que si « elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs ». Tout était dit et l'histoire fera le reste, car déjà à cette époque l'indépendance de l'information tenait en partie au bon vouloir du Général. En 1966 Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Journal Le Monde (dont la création fut ordonnée par le général De Gaulle) dépose une proposition de loi pour la constitution de sociétés de presse à but non lucratif: « Le seul moyen d’éviter cet obstacle de l’argent à la sauvegarde de la totale indépendance de la société consiste dans le renoncement définitif des associés aux profits sociaux » (Cf. Ma part du Monde: 25 ans de liberté d'expression d'Alain Rollat).

La première une du monde en 1944 : le général de Gaulle y voyait là un porte-voix très pratique - Capture d'écran
La première une du monde en 1944 : le général de Gaulle y voyait là un porte-voix très pratique - Capture d'écran

Quant à la puissance de l'argent, tapie dans l'ombre d'une paix retrouvée, elle ne tardera pas à briguer ce 4e pouvoir. Les années Robert Hersant sont intéressantes à plus d'un titre. Ce grand philosophe éclairé de l'intérieur n'hésitait pas à fantasmer tout haut: « S'il n'y avait pas de journalistes et pas d'ouvriers du Livre, les éditeurs de journaux seraient des gens heureux !» Celui que l'on surnommait le papivore (non sans une certaine admiration) achetait à tour de bras tous les titres passant à portée de bourse. Son esprit et son élégance naturelle alimentait tous ses propos : « Quand je rencontre la première fois la rédaction d'un journal que je viens d'acheter, je demande aux journalistes la permission d'aller pisser. La deuxième fois je vais pisser sans rien dire. La troisième fois je leur pisse dessus» (Cf. Le dossier Hersant de Nicolas Brimo. 1977). Mais c'est bien dans les mains de cet homme-là que seront déposées plus de 70 publications, dont Le Figaro, France soir, l'Auto journal… Lui seul finira par contrôler jusqu'à 20% de la presse Française. Peut-on réellement jurer que les barrières de l'information résisteront désormais avec plus d'autorité aux coups de boutoirs de ce genre de magnat de la presse ?

Le rapport, le rapport, le rapport !!!

Heureusement il y a les rapports du sénat pour faire évoluer les choses. En 2004, le titre de celui du sénateur Paul Loridant affichait clairement la couleur : jusqu'où aider la presse? Le rapporteur spécial le déplorait: « Les aides existantes n'ont permis d'enrayer ni la baisse du lectorat, ni la diminution du nombre de titres et la concentration du secteur, aujourd'hui dominé par deux groupes d'industriels de l'armement ». Ses conclusions imaginaient une prochaine révolution: « Je crois que ce ne serait pas aider la presse. L'Etat ne peut assurer évidemment le quotidien des entreprises de presse. Il doit en revanche les accompagner de manière exigeante dans un changement décisif pour leur avenir ». Hélas, le grand soir n'aura pas lieu. Heureusement, il y a les rapports du sénat pour faire évoluer les choses. En 2021, Celui du sénateur Rocher Karoutchi affiche clairement la couleur! (désolé l'histoire se répète…). Vitamine ou morphine, il faut maintenant choisir : « Le rapporteur spécial s’interroge, en outre, sur un élargissement de la catégorie IPG (information politique et générale) aux publications dites de la connaissance et du savoir en vue de faire bénéficier de l’aide à l’exemplaire unique qu’il appelle de ses vœux». La recommandation n° 7 précise les contours de ce vœu passablement abscons: Élargir la catégorie IPG aux publications de la connaissance et du savoir. Cet élargissement s’effectuerait à coût constant pour l’État, dans le cadre de la vaste révision du régime des aides prévue par ailleurs. L'idée serait-elle d'ouvrir la porte aux magazines de vulgarisation grand public, généralement tenu par des éditeurs-financiers connus pour leur manque de scrupules ? Et ceci sans pour autant réduire l'enveloppe des aides à la presse en dépit d'une vaste révision du système ?

Il est certain que le volume des ventes de la presse magazine attisent l'envie d'une presse quotidienne et régionale qui milite activement pour un portage de ces publications en sus de leurs propres journaux. Ce à quoi l’État consent sans véritablement l'avouer et ce qui exaspère d'autant La Poste, qui en plus de travailler à perte pour distribuer la presse à très bas tarif voit du même coup filer sa clientèle chez les privés. La résultante est une guerre de concurrence farouche tirant irrémédiablement les tarifs de distribution vers le bas. Prestaliss, le distributeur historique de la presse en France, en subira les conséquences au point d'être déclaré en cessation de paiement. On en viendrait presque à appeler de nos vœux l'arrivée du prochain rapport sénatorial qui, heureusement, affichera clairement les couleurs pour faire évoluer les choses…

Publi-reportage 2.0

Pardonnez-moi, à quelle heure le spectacle..? - Reflets
Pardonnez-moi, à quelle heure le spectacle..? - Reflets

Exclusif ! Les éclairantes contributions des sénateurs lors de la mise en scène et en examen du rapport de Roger Karoutchi

Claude Nougein, sénateur de Corrèze : halte au pluralisme d'opinion! "Je m’interroge sur l’existence de limites aux aides pour certains organes de presse, notamment pour les journaux d’opinion. Certains périodiques ne sont plus lus par personne, vont de redressement en dépôt de bilan, mais sont toujours là malgré le déclin de leur lectorat. Toute entreprise privée aurait disparu dans de telles conditions. Je pense en particulier à un journal lié à un parti né au congrès de Tours de 1920. Est-ce que l’on va continuer à financer des titres que personne ne lit ?" (L'Humanité, NDLR)

Michel Canévet, sénateur du Finistère : des maths ou des mesures… "Ne serait-il pas opportun de confier à la presse une mission de sensibilisation des français aux questions mathématiques ? Une telle mission pourrait accroitre l’appétence de nos concitoyens pour cette discipline essentielle pour l’avenir (…) enfin, peut-on imaginer un dispositif pertinent, c’est-à-dire qui puisse mesurer le degré de diffusion de la connaissance et d’indépendance des médias ?"

Vincent Segouin, sénateur de l'Orne : on compte, et après on informe. "J’ai l’impression, au fur et à mesure des rapports, que l’on réclame systématiquement de l’aide financière. C’est très à la mode, puisque le « quoi qu’il en coute » porte ses fruits. Ma question est la suivante : est-ce qu’il faut continuer à verser des aides ? La presse écrite ne doit-elle pas plutôt être réformée en profondeur, en associant l’Education nationale et le secteur de la presse ?"

Philippe Dallier, sénateur de la Seine-Saint-Denis: à la Brassens, jeune et futé à la fois. "Je me demande si nous ne sommes pas dans le regret d’une époque et d’un modèle passé, celui du temps des lampes à huile et de la marine à voile, comme disait le Général de Gaulle sur un autre sujet. Ne sommes-nous pas en train de nous accrocher à un modèle qui est condamné ? Le passage au numérique est devenu une évidence, y compris pour la presse. Je comprends que des gens d’un certain âge soient attachés à la presse écrite, mais sa disparition me paraît inéluctable. Moi-même, à titre d’exemple, je constate que le Canard Enchainé est passé au numérique, et je ne lis plus de version papier"

Et les aides, c'est combien?

M R. Karoutchi ouvre le débat en ces termes: « Le secteur est en effet sous perfusion. Les aides à la presse écrite, budgétaires et fiscales, s’élèvent à environ 400 millions d’euros en 2021. Ce montant n’intègre pas le dispositif de soutien mis en place pour accompagner la liquidation de Presstalis et le lancement de France Messagerie. Il ne comprend pas non plus les aides exceptionnelles accordées dans le cadre du plan de relance pour 2021 et 2022 ». C'est vrai qu'il manque beaucoup de zéros à cette présentation. Ainsi l’impact budgétaire apporté à la transition entre Presstalis et France Messagerie (dispositifs de soutien et abandon de créance compris) serait estimé à 300 millions d’euros. En s'attaquant aux principes de distribution, le sénateur ouvre la boite de pandore: « La distribution postale comme le portage ont un coût carbone élevé. En maintenant sous perfusion le transport postal de la presse alors même qu’il ne répond plus aux exigences de la presse IPG, l’État fragilise l’ambition affichée en matière de transition écologique (…) Réunie à la demande du ministère de la Culture, la mission Giannesini propose aujourd’hui de réviser à la hausse la grille tarifaire de La Poste et d’améliorer dans le même temps le soutien aux éditeurs en faveur du transport postal tout en favorisant l’ouverture des réseaux de portage et l’intérêt des éditeurs pour ces structures».

Il faut en effet reconnaître que nos postiers ont bon dos en s'acquittant de leur mission de service public. Ils distribuent la presse à des tarifs préférentiels au nom du pluralisme des idées et des expressions, mais surtout pour la gloire et au nom de la reconnaissance éternelle. Car si le coût réel de cette prestation a atteint 296 millions d'euros pour 2020, la poste n'aura perçu que 96 millions d'euros de compensation en retour. Faites les comptes, la différence est constitutive des aides indirectes à la presse.

Encore un coup du Covid!

Pour ce qui concerne l'aide exceptionnelle anti-Covid annoncée, le gouvernement table sur près de 400 millions à répartir sur les deux années à venir. La tension redouble du côté du rapporteur spécial : « Si le bien-fondé de l’ensemble des mesures prévues par le Plan de relance ne saurait être remis en cause, cette aide d’urgence ne saurait être à terme pérennisée, sauf à renforcer l’addiction du secteur aux fonds publics, qui peut placer les titres de presse dans une situation de dépendance excessive à l’égard de l’État ». Il en profite lui aussi pour signaler l'opacité du système : « Cette nécessaire transparence implique également la publication d’un document détaillant, par titre et par groupe, le montant de l’aide accordée par thématiques précises : monétisation de l’information, exploitation de big data, gestion de la relation client prédictive, data journalisme, murs de paiement et micropaiements, kiosques, plateformes d’échanges et enchères en temps réel ». Nous sommes bien loin de la production de la jolie photocopie couleur d'une pièce d'identité…

Et donc, on fait quoi ?

Si les sommes varient selon les sources, rapports, loi de finances, ou autres base de données agrégées, les montants demeurent fatalement très élevés. Que faire, stopper net tous versements et attendre l'effondrement pour compter les vivants? Et si les derniers à se tenir debout n'étaient justement pas vraiment dignes de la liberté que peut offrir une presse indépendante. Continuer à fermer les yeux en alignant des rapports et des mots vides de sens, dans l'attente d'une aide gratuite venue du ciel ? Et que penser de ce vieux démon de presse à but non lucratif ? Une telle orientation structurelle empêcherait-elle vraiment les généreux donateurs d'abonder encore, sinon davantage, la caisse d'un journal de leur choix ? Les ultra-riches n'en viendraient-ils pas à s'offrir en sous-main la « danseuse » de toutes leurs envies ? Ce type d'association vertueuse ne pouvant survivre sans argent (ne serait-ce que pour payer les salaires), la tentation resterait grande de faire appel aux bienfaiteurs en question, quitte à de nouveau les autoriser à influer sur la ligne éditoriale. A ce propos on peut garder en mémoire quelques anecdotes du meilleur genre : comme celle évoquant la déprogrammation d'un contrariant reportage diffusé sur Canal+, la chaîne perso de Vincent Bolloré. Le site d'information d'Arrêt sur image n'avait pas manqué de relater cet épisode (Cf. Canal+ enterre un sujet).

Faut-il au final se résoudre à interdire le don après avoir interdit le profit aux fins d'interdire l'accès à la presse aux potentiels groupes prédateurs de 2068... ou bien peut-on sérieusement envisager des solutions plus raisonnables ? Des comités au sein des équipes? Pourquoi pas, si ce genre de garde-fous se compose des seuls journalistes de la rédaction, qui eux même seraient détachés de toute implication financière, soucieux de la qualité de leur support et dotés d'un pouvoir décisionnel suffisant pour étayer un projet commun. Pas si simple non plus. La question de fond reste entière, de quelle presse parle-t-on ? D'autant qu'il subsiste une inconnue de taille qui peut tout à trac venir endiabler l'affaire: le désintérêt croissant des lecteurs pour une presse coupable de pas grand-chose mais capable de tout. Du meilleur comme du pire.

Pour répondre à tout cela il s'avère indispensable de se positionner clairement sur la possible concentration des titres dans le giron de quelques uns.

L'indépendance des rédactions vis-à-vis des actionnaires aurait donc également un prix, quelle stupéfiante découverte, l'affaire mériterait bien qu'on plante un marronnier à ciel ouvert.

FrancoRino et FottoFolies sont dans un bateau…

Du Fottorino il y en avait partout sur le pont des Francofolies - Reflets
Du Fottorino il y en avait partout sur le pont des Francofolies - Reflets

Croisé au détour des Francofolies de La Rochelle, Eric Fottorino a accepté de se livrer au jeu de l'interview surprise. C'est un journaliste libre de confinement et de paroles que nous découvrons aujourd'hui. Fort d'une expérience acquise au journal Le Monde et armé d'une solide connaissance des métiers de la presse, l'homme est une « bête » de presse sachant profiter de tous les instants pour promouvoir son journal Le 1. Pour avoir effectué ses primes études à La Rochelle, l'écrivain se sent ici un peu chez lui. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il n'a pas manqué de rappeler l'ensemble de son œuvre au bon souvenir des festivaliers maritimes…

25 années passées au journal Le Monde ça donne envie de respirer... - reflets
25 années passées au journal Le Monde ça donne envie de respirer... - reflets

BioFottographie de l'ex directeur du Monde

Age: 61 ans

Profession: Journaliste et écrivain

Son Monde d'avant: Entre au journal Le Monde en 1986, nommé rédacteur en chef en 1984, puis directeur de la rédaction en 2005. Il est élu président du directoire en 2008. A l'arrivée du trio d'actionnaire majoritaire (Bergé-Niel-Pigasse), le conseil de surveillance du groupe le démet de sa fonction. Il déclare à cet instant : « Le Monde a rejoint la cohorte de ces titres renommés dont le sort est désormais lié au capital et au bon vouloir des capitaines d’industrie ou de finance». Il publiera en 2012 un livre intitulé Mon tour du Monde.

Son monde d'après: Cofondateur de l'hebdomadaire Le 1, lancé en avril 2014, et des trimestriels America (2017), Zadig (2019) et Légende (2020) il vient d'écrire un dernier roman, Marina A, publié chez Gallimard

L'interview -Au secours la presse- d'Eric Fottorino

Reflets: Vitamine ou morphine… la presse serait-elle en train de mourir?

E.Fottorino: Non je ne dirais pas ça, la presse doit se réinventer, parce qu'aujourd'hui elle a tendance à suivre un modèle général qui s'est imposé, un modèle que j'appelle émotionnel, c'est-à-dire que l'information doit faire du clic, de l'audience, et donc elle s'aligne sur les sites Internet. La presse écrite est maintenant quasiment à la remorque de l'Internet. Voyez, _Le Monde n'affiche même plus le chiffrage de son tirage sur la dernière page, cela veut bien dire que le papier n'est plus leur priorité. C'est une préoccupation numérique, et à partir de là tout ce qui est hiérarchisation de l'information, ce qui est inattendu, tout cela disparait au profit d'une presse de contenus. Donc je ne dirais pas que la presse est morte mais elle doit sérieusement se réinventer. Surtout avec le numérique, puisque la presse d'information quotidienne est toujours dépassée par l'immense rapidité du numérique_.

Le numérique serait-il un avenir radieux ou une canne pour une presse qui ne va pas bien du tout ?

Je pense que l'on trouve le meilleur et le pire sur un support numérique. Le problème vient du manque de contrôle, même le droit de la presse semble court-circuité. Quand vous faites de la diffamation, ou sans aller jusque-là lorsque vous faites une simple erreur, elle n'est jamais sanctionnée sur le web. Alors que la presse écrite est censée vérifier ses informations, et si elle se trompe elle doit passer des rectificatifs, enfin il y a toute une déontologie qui a prévalu pendant longtemps et qui a aujourd'hui tendance à voler en éclat. Pour moi le numérique c'est l'ivresse du moment, c'est l'accélération totale, et quand on va trop vite on perd connaissance, pas seulement dans la presse, quelque qui va trop vite perd connaissance. Délivrer de l'information réclame une forme de lenteur, de mise en perspective, de contextualisation, il n'y a jamais de texte sans contexte, une information n'a pas de valeur en soi, elle n'a de valeur que lorsqu'elle commence à être éclairée, et ça c'est du ressort du média papier dans la mesure où il nous oblige à ralentir. Mais la contrepartie vient du fait que la lecture sur papier est plus exigeante que la lecture sur écran, où l'on surfe d'un sujet à un autre

Cet effort de lecture a-t-il un rapport direct avec l'âge du lectorat, selon vous la presse doit-elle nécessairement tourner le dos au papier ?

C'est ce que l'on dit… Mon expérience en ce domaine est modeste ( attention, petite séquence autopromotion, NDLR) et ce n'est pas parce que j'ai fait le 1, Zadig ou maintenant Légendes et América, mais notre lectorat se compose à 30% de jeunes de moins de 20 ans. Quand on me dit que les jeunes ne lisent pas, eh bien je n'en suis pas sûr. Si l'offre est différente et qu'ils y trouvent un intérêt ils ne se disent pas c'est nul parce que c'est du papier. Je pense que l'action du support sur les résultats est une mauvaise question à se poser : quelle est l'offre, voici la véritable interrogation. Je suis certain que si l'on faisait une offre formidable sur une salière en papier, les gens liraient la salière en papier. Je suis très agnostique sur l'importance des supports, il peut y avoir des choses formidables sur écran comme on trouve des choses imprimées totalement débiles. Mais en revanche il faut attirer les jeunes par le haut, par un mélange de connaissance, et aussi d'éthique, c'est-à-dire d'engagement. Régis Debray m'avais demandé lorsque je lançais le 1 : " Ton journal il est contre quoi ? Parce qu'un journal il doit être contre quelque chose ", cela m'avait fait sourire; je souhaite juste être contre la bêtise. Si on propose aux jeunes un journal écrit en papier qui véhicule à la fois des connaissances, des valeurs, des engagements, il n'y a aucune raison qu'ils ne lisent pas.

Vous aviez dit en quittant le journal: le Monde doit rester un journal de journalistes. Une rédaction sans journalistes professionnels cela existe aujourd'hui ?

Vous pensez à Reworld Média peut-être… Après pour tous les grands médias, ou la plupart, la question est de savoir quelle est leur marge d'indépendance, de liberté. Je pense qu'elle reste malgré tout très importante, nous ne sommes pas en Russie ou en Chine, là dessus il faut bien relativiser les choses. La marge de manœuvre d'un journaliste est quand même énorme, mais une fois qu'on a dit ça, reste toujours l'intérêt des actionnaires, et cela reste une zone dangereuse. Tous fonctionnent à l'identique lorsque l'on rentre dans leur domaines réservés, dans leurs intérêts industriels ou financiers, c'est à cet instant-là que les journalistes doivent faire très attention.

Peut-on être journaliste et patron de presse ?

(rire) Ben… je le suis devenu par la force des choses pour le coup, parce que je n'avais pas vocation à être patron de rien du tout. Mais c'est un atout d'être journaliste quand on devient patron de presse, parce qu'on a des réflexes instinctifs que n'ont pas les financiers.

Que dire de l'inverse, un patron de presse qui ne serait pas journaliste ?

Cela arrive, voyez si je prends l'exemple d'Alain Minc (attention séquence règlement de comptes, NDLR) qui à une époque me demandait de couper des dépenses ici ou là, il voulait que je supprime tous les correspondants en Europe. Il m'a dit : on ramène ceux qui sont à Londres, à Madrid, à Berlin et on les met tous à Paris; comme maintenait c'est open on va économiser 3 ou 4 millions d'euros. C'est parce que j'étais journaliste dans l'âme que je lui ai dit on ne fera jamais ça. Dans un pays Il faut être là tout le temps, et pas seulement quand il se passe quelque chose, sinon on ne comprend rien. Pour vous répondre, un journal, pour moi, cela doit rester une affaire de journalistes. Après au _Monde, je fonctionnait en trinôme, j'avais David Guiraud qui était un gestionnaire et Louis Schweitzer qui était un financier, lui avait en tête le système capitalistique et il l'appliquait à la presse. Mais toute les décisions économiques que j'ai pu prendre au Monde, elles sont passées parce que justement j'étais un journaliste. Sinon, personne ne les aurait prises ou n'aurait réussi à les faire passer_

En ce qui concerne l'attribution des aides à la presse, que pensez-vous de la différence qui est faite entre presse et presse IPG ?

Tout cela vient de la réforme de loi Bichet de 1947. L'information n'est pas une marchandise comme les autres, certes il faut que toutes les idées puissent s'exprimer et donc que tous les points de vente puissent recevoir toute l'offre de la presse. Mais quand on fait ça, on tue les marchands de presse… 17.000 titres vous les mettez où dans la boutique? Vous savez, je n'ai rien contre les tracteurs, mais franchement 4 titres sur les machines agricoles et autant sur les ordinateurs… On voit bien à un moment donné que l'affaire est ingérable. Donc le fait qu'il y ait un assortiment naturel qui se construise me parait légitime. Après des garde-fous s'avèrent nécessaires pour éviter les délits de pensée comme il existe des délits de sale gueule tout simplement parce que les kiosquiers refuseraient de présenter tel ou tel journal. A quoi sert de faire crouler les marchands sous des caisses de publications en tous genres qu'ils ne parviennent même plus ouvrir. Malgré tout on peut légitimement s'interroger sur ce qui fait qu'un support soit certifié d'information politique et générale ou non

La presse serait-elle devenue un commerce comme un autre ? Faut-il cesser de perfuser financièrement les entreprises jugées trop fragiles ?

Aujourd'hui ceux qui reçoivent ces aides sont souvent des titres détenus par des milliardaires. C'est un peu comme si vous donniez de l'argent de poche à Bolloré, Dassault, Niel, Bernard Arnault… Ça me parait totalement anormal. En fait, cela leur permet de ne pas investir dans leur titre, et au final c'est donc l'Etat qui les subventionne. A l'époque Sarkozy a fait capoter mon projet alors que je cherchais à sauver Le Monde en parlementant avec des Espagnols des Anglais, des Suisses, des Allemands qui faisaient le même métier que moi, alors que Niel, Bergé et Pigasse ne faisaient pas le même métier. A partir du moment où on vend à des gens qui ont pour habitude d'acheter de l'influence, on pervertit la presse. Et en plus ceux-là reçoivent des aides… Je ne comprends pas que la BPI n'accorde jamais de prêt à taux zéro à un projet de presse, ce n'est pas normal, je n'ai jamais été aidé par aucune banque, les banques vous prêtent deux parapluies lorsqu'il fait beau. C'est pourtant ainsi que j'apprécierai les aides utiles, celles qui permettraient de consolider une entreprise quand cela est nécessaire

Une presse sans pub, serait-ce la solution pour déclencher le mécanisme d'attribution d'aides publiques ?

C'est ce qui m'arrive avec le 1. Nous bénéficions des aides pour les journaux à faible revenu publicitaire, et c'est un euphémisme de le dire puisqu'il y en a aucune (NDLR: de 2015 à 2019 Le 1 a perçu 1.101.307 € d'aides, soit une moyenne d'environ 200 000 €/an. A comparer aux 26.260.383 € alloués au journal Le Monde sur cette même période, soit 5 250 000€/an ). Oui je pense que ce serait une piste à suivre, mais les annonceurs ont pris une telle importance dans le financement qu'ils en deviennent parfois des rédacteurs en chef bis. Ils peuvent se permettre d'influer sur le contenu éditorial, de refuser ou de retarder telle autre chose…bref quand vous avez Bolloré d'un côté et Havas de l'autre, vous ne pouvez simplement plus faire un journal. Compte tenu du faible retour d'investissement d'un journal, quand la pub s'en mêle, elle s'octroie un pouvoir qu'elle n'avait pas il y a vingt ans. Je l'ai souvent vu. Au Monde on m'a proposé des deals incroyables, comme acheter à l'année les oreilles de la manchette (espace à droite et à gauche du logo), on me proposait 150.000 € pour vendre un truc tous les jours à cet emplacement. J'ai toujours refusé de le faire malgré l'avis favorable de mes actionnaires

Que souhaiteriez de plus beau à la presse du monde d'après ?

Ce que j'aimerais vraiment c'est que toutes les classes du secondaire puissent avoir un enseignement très poussé sur ce que doit être l'information. Leur apprendre la différence qui doit être faite entre un papier de fond et une nouvelle de moindre importance. Faire connaître l'économie de la presse, son histoire, expliquer ce qu'est un pays sans presse, un pays avec une presse contrôlée. Pourquoi Anna Politkovskaïa, pourquoi des journalistes turques se font étriper, il faudrait qu'on explique par le menu ce qu'est un pays sans presse libre pour s'apercevoir de la chance que nous avons. Ce rappel à la liberté de la presse serait la construction de la démocratie

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