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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Le tueur de Samuel Paty aiguillonné par l'hystérisation d'un cours sur la liberté d'expression

Récit de l'emballement infernal qui a conduit à l'assassinat de l'enseignant

Reflets a eu accès au dossier d'instruction. Notre analyse : comment passe-t-on d'un cours sur la liberté d'expression comme il y en a des centaines chaque année partout en France à un meurtre barbare ? Ils sont nombreux à avoir participé à l'hystérisation de ce non-événement et à avoir ainsi « désigné » le professeur comme une cible pour le tueur. La Justice dira si cela fait d'eux des complices.

Cérémonie d'hommage au professeur d'histoire géographie Samuel Paty, le 21 octobre 2020, devant l'Hôtel de Ville de Belfort. - Thomas Bresson - Wikipedia - CC BY 4.0

Le 16 octobre 2020, une automobiliste arrête une patrouille de la police municipale de Conflans Sainte-Honorine en faisant des appels de phares. « Il est en train de lui couper la tête », lance-t-elle. L’équipage se dirige dans la direction indiquée. « J’ai vu un corps sans tête. Cette tête était juste à côté et les yeux nous regardaient. C’était horrible », indique aux enquêteurs l’une des policières municipales. Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov vient de tuer et de décapiter Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie. Ce jeune russe d’origine tchétchène de 18 ans, radicalisé et aiguillonné par de nombreuses personnes, a voulu « punir » Samuel Paty pour avoir montré à ses élèves les caricatures du prophète dans le cadre de cours sur la liberté d’expression.

L’assassinat de Samuel Paty est bien le fait d’un radicalisé isolé. Il ne s’agit pas d’un projet fomenté en Syrie ou en Afghanistan et mené par une équipe de terroristes. Il est le résultat d’un engrenage comprenant une multitude d’acteurs dont la responsabilité juridique sera bien sûr recherchée mais dont la responsabilité morale est assez claire.

Le 8 octobre 2020, Z. Chnina, accompagnée de son père Brahim, se présente au commissariat de Conflans-Sainte-Honorine pour déposer plainte contre Samuel Paty. Elle évoque la projection aux élèves trois jours plus tôt, de caricatures de Mahomet. Elle reproche également au professeur d’avoir demandé aux élèves de confession musulmane de sortir pour ne pas être choqués. Dans sa plainte, Z. Chnina évoque la projection de « caricatures obscènes », ce dont elle se serait émue. Selon elle, le professeur l’aurait alors exclue et demandé son renvoi pour deux jours du collège.

En fait, l’enquête démontre rapidement que Z. Chnina a menti. Samuel Paty a fait son cours sur la liberté d’expression le 6 octobre. Or, l’adolescente n’était pas présente ce jour-là au collège. Quant à son exclusion pour deux jours, le 7 octobre, elle était liée à des problèmes de comportement et au fait qu’elle n’avait pas fait des heures de retenue. Rien à voir avec Samuel Paty qui n’avait infligé aucune des 14 retenues ou exclusions infligées à Z. pour son comportement depuis la rentrée.

Son mensonge visait-il à « couvrir » son exclusion du collège ? En tout état de cause, le père de la jeune fille va médiatiser ce qu’il perçoit comme une discrimination, une offense.

Brahim Chnina publie le 7 octobre au soir un message sur Facebook :

« Collège bois d’Aulne, 78700 Conflans-Sainte-Honrine MR Paty professeur d’histoire géographie Ce professeur pathy dis en se vantant à ma fille qu’il a participé à la marche de Charlie Vous aimez votre prophète sala laho alayhi wa Salm Vous avez l’adresse et nom du professeur pour dire STOP »

Dans la nuit, le nom du professeur est supprimé. Mais dans les notes du téléphone du tueur, les enquêteurs retrouveront le nom et les coordonnées avec la même faute : l’anglicisme Mr au lieu de M.

Le 8 octobre, Brahim Chnina apparaît dans une vidéo sur YouTube, durant laquelle il appelle les parents d’élèves à le joindre pour évoquer les supposés problèmes de sa fille au collège. Il nomme, là encore, Samuel Paty et le collège où il enseigne.

Les jours sombres

Le 11 octobre, une nouvelle vidéo est mise en ligne dans laquelle s’expriment Z. Chnina, son père Brahim et Abdelhakim Sefrioui, présenté comme un membre du conseil des Imams de France, ce qui est faux. Abdelhakim Sefrioui est fiché par les services. Samuel Paty y est présenté comme un « voyou ». « J'ai décidé de faire cette vidéo pour vous dire en face que ma fille a été choquée suite au comportement de son prof. Je ne veux même plus employer ce mot prof. C'est un voyou », s’exclame Brahim Chnina. « Effectivement, il a montré un homme tout nu en leur disant que c'est le prophète. Il a dit que c'était le prophète des musulmans. Quel est le message qu'il a voulu passer à ces enfants ? Quelle est la haine, pourquoi cette haine ? Pourquoi un prof d'histoire se comporte comme ça devant des élèves de 13 ans ? Cette histoire, c'est mon histoire, c'est celle aussi de ma fille. C'est ma fille, elle a 13 ans. Et il n'y a pas que la classe de ma fille qui est concernée, il y a toutes les classes de 4ème. Et à mon avis, il se comporte comme ça depuis plusieurs années. Alors, tous ceux qui ne sont pas d'accord avec ce comportement ou tous ceux qui ont rencontré des difficultés où leurs enfants ils ont été renvoyé, parce que ma fille comme elle a refusé de sortir de la classe, le prof il l'a renvoyé de la classe en lui mettant un autre motif. Si vous voulez qu'on soit ensemble et qu'on dise stop, ne touchez pas à nos enfants, envoyez-moi un message au 06 60.53.02.62, ce voyou ne doit plus rester dans l'éducation nationale Il ne doit plus éduquer les enfants, il doit aller s'éduquer lui-même », poursuit Brahim Chnina.

Abdelhakim Sefrioui qui traite également Samuel Paty de voyou à plusieurs reprises, affirme quant à lui dans cette vidéo que « demain, peut-être que si l’on accepte ça, demain et bien, on arrivera peut-être à ce qu’il s’est passé à Srebrenica, à ce qu’il s’est passé en Yougoslavie », c’est-à-dire, des massacres ethniques contre les musulmans. « Mais quand on entend le discours haineux du Président de la République envers les musulmans, ça laisse présager des jours sombres », indique-t-il.

De fait, les jours sombres arrivent…

Cette dramatisation d’un événement banal (un cours sur la liberté d’expression), sur la base de mensonges d’une adolescente, attire en effet l’attention du tueur qui cherche une cible depuis plusieurs mois.

Abdoullakh Anzorov discute en effet avec des djihadistes en Syrie. Il est « radicalisé » depuis un an selon ses parents et des proches. « Il n’y a pas de doutes que ce qui se passe à Idlib est le vrai djihad où Allah choisit parmi ses serviteurs et le meilleur groupe actuel à rejoindre c’est Hayat Tahir al-Sham », écrit-il sur Snapchat avec son compte abdellah_270 début octobre 2020. Il envisageait de rejoindre la Syrie et évoquait avec un correspondant à Idlib, la possibilité de mourir en « martyr ».

Abdoullakh Anzorov avait préparé un texte le 16 octobre au matin, qu’il a tweeté juste après l’assassinat de Samuel Paty depuis son compte @tchechene_270 (Al Ansâr) créé début juin :

« Au nom d’Allah, le tout miséricordieux, le très miséricordieux, de Abdullah, le serviteur d’Allah à Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment ».

Son téléphone regorge par ailleurs de textes ayant trait à la religion et plus ou moins ésotériques :

« Umar ibn al Khattab a dit que celui qui retarde une seule prière intentionnellement est mécréant »

« Abu Dharr – qu’Allah l’agrée – a dit : j’ai interrogé le messager d’Allah sur le meilleur acte. Le messager d’Allah a à répondu : « la foi en Allah et le dhihad dans son sentier ».

Les enquêteurs vont évidement retrouver des textes et des images de propagande djihadiste, notamment d’Ansar Media, un canal d’information du groupe Ansar al-Islam.

Abdoullakh Anzorov avait également consulté la sourate Al-Anfal qui évoque la notion de butin dans le cas d’un conflit armé et dans laquelle on peut lire « je suis avec vous : affermissez donc les croyants. Je vais jeter l’effroi dans les cœurs des mécréants. Frappez donc au-dessus des cous et frappez-les sur tous les bouts des doigts. » Abdoullakh Anzorov va frapper Samuel Paty avec son couteau - au moins 9 plaies sont relevées - puis le décapiter.

Un terroriste « poli et courtois »

Au-delà du rôle d’aiguillon de la famille Chnina, Abdoullakh Anzorov n’aurait pas pu mener à bien l’assassinat de Samuel Paty sans d’autres complicités.

Premiers soutiens, ses amis proches, Azim E. et Naïm B.. Ils vont l’accompagner le 15 octobre à Rouen pour acheter le couteau qui servira le lendemain. Les trois amis se retrouvent à la coutellerie. « Les trois individus se sont mis d’accord sur le choix », précise la responsable du magasin.

« Ces trois individus se sont montrés très polis et courtois (…) détendus », souligne-t-elle. Le même jour, Abdoullakh Anzorov demande à Azim E. de lui trouver une arme à feu et lui donne 800 euros, mais son ami ne parvient pas à la lui fournir.

Naïm B. emmène quant à lui le tueur d’Évreux jusqu’en région parisienne. Ils font une halte dans un magasin d’Osny où ils achètent des armes d’airsoft. Un projectile en acier tiré avec l’un des pistolets sera retrouvé dans le menton de Samuel Paty. Abdoullakh Anzorov menacera avec cette arme les policiers arrivés sur place pour l’interpeller et tirera plusieurs fois dans leur direction.

Seconds complices, des élèves du collège qui vont désigner Samuel Paty au tueur. Abdoullakh Anzorov sollicite en effet des collégiens aux abords de l’établissement. Il ne sait pas à quoi ressemble le professeur qu’il projette d’assassiner. Il propose donc une somme de 300 euros à un premier adolescent. Celui-ci embarque quatre copains. Le tueur annonce vouloir filmer le professeur en train de s’excuser d’avoir montré des caricatures du prophète.

« Un mec vient me voir, il dit j’ai un truc à te proposer, tu me montres le prof, il me monte une liasse de billet, raconte l’adolescent. Au début je n’étais pas chaud, pas confiant, j’avais peur de me faire prendre, ou si M. Paty allait porter plainte contre moi. J’ai appelé les copains, poursuit-il, je ne savais pas que ça allait aller jusque-là, il parlait normalement, c’était normal, j’avais plutôt confiance en lui, je pensais comme le père de Z., je l’ai cru, il m’a dit je vais le prendre en vidéo ».

Après l’assassinat, l’adolescent comprend le rôle qu’il a joué : « Je ne dormais pas de la nuit, j’avais peur, j’ai regretté, je me suis mis dans la merde, pourquoi j’ai fait ça. Je me suis dit c’est bon je vais en prison, ils disaient que j’étais complice, pourquoi on a fait ça, tout ça pour de l’argent. Je ressentais mal au cœur et dans mon corps. J’ai tout avoué, ma mère a pleuré, mon père a pleuré », explique-t-il à une psychologue plus tard.

Brahim China et Abdelhakim Sefrioui vont également exprimer des regrets au fil de l’instruction. Depuis la prison, ils écrivent aux magistrats. Mais toujours en sous-entendant plus ou moins finement qu’ils n’ont bien sûr pas fait cela pour que Samuel Paty soit tué mais pour défendre les droits des enfants. Droits dont on a du mal à percevoir ce qu’ils recoupent.

Ils sont tous deux comme imperméables à l’évidence : la surmédiatisation d’un non-événement (un cours sur la liberté d’expression), la personnalisation (Samuel Paty) et l’hystérisation des utilisateurs des réseaux sociaux et autres plateformes comme YouTube ont permis au tueur de cristalliser son parcours djihadiste mortifère.

Leur démarche s’inscrit en outre dans un contexte explosif. Le 9 septembre 2020, le journal francophone Al Kifah, (Al Qaïda) condamnait la position des autorités françaises face aux « ignobles caricatures à l’encontre du prophète » et justifiait la conduite d’opérations terroristes pour y répondre. Le 10 septembre, Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) appelait « ses loups solitaires et ses lions » à l’assassinat des directeurs et dessinateurs de Charlie Hebdo. Le 25 septembre, deux personnes étaient grièvement blessées par arme blanche devant les anciens locaux du journal satirique. L’assaillant affirmait alors avoir agi en représailles à la republication des caricatures et ne savait pas que le journal avait déménagé.

Brahim Chnina répète qu’il n’est pas salafiste, pas radicalisé. Toutefois, sa demi-sœur, Khadidja a rejoint l’État Islamique en Syrie en 2014. Brahim Chnina insiste sur ses problèmes mentaux et la présente comme une personne handicapée influençable. Pourtant, elle n’est pas complètement passive en Syrie. Selon Mediapart, elle aurait été en contact à Al-Bab avec la femme de Salim Benghalem, chef de la police de l’État islamique dans cette ville.

En outre, elle apparaît également dans le téléphone de Adel Haddadi, un Algérien lié au commando du 13 novembre mais qui n’a pas participé aux attentats. Il a été bloqué sur l’île de Lesbos et sera arrêté un mois plus tard en Autriche. Dans ce téléphone, figurent des numéros de téléphone des terroristes du 13 novembre et le profil Facebook de Khadidja Chnina.

Le spectre de Forsane Alizza

Abdelhakim Sefrioui, le prédicateur salafiste, est quant à lui nommé dans le dossier Forsane Alizza, du nom du groupe « Les Cavaliers de la fierté » (également connu comme « Collectif autour de l'unicité Tawhid »), groupuscule radical islamiste, créé en août 2010 à Nantes par Mohamed Achamlane et dissout le 1er mars 2012. Le nom d’Abdelhakim Sefrioui et son numéro de téléphone se trouvent dans les contacts enregistrés sur l’ordinateur de Mohamed Achamlane le leader du groupe, surnommé Abou Hamza. Ce collectif d’une douzaine de personnes organisait des actions pour protester contre les « attaques islamophobes ». On retrouve la démarche et l’excuse de Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui dans l’affaire Paty, des années plus tard.

Forsane Alizza organise, par exemple, une manifestation devant le tribunal de grande instance de Limoges pour protester contre la menace d'un pasteur américain de brûler le Coran et contre « des interpellations de femmes portant le voile intégral ».

Condamné à neuf ans de prison en 2015, Mohamed Achamlane est libéré en janvier 2020. Dans son ordinateur, outre les coordonnées d’un certain « Abdelhakim Sefrioui », les enquêteurs avaient retrouvé des méthodes de fabrication d'engins explosifs, un manuel sur la confection d'une bombe atomique et un guide en anglais sur le terrorisme (The terrorist handbook), ainsi qu'un document intitulé "cible.txt" avec une dizaine d'adresses de cafés ou magasins casher, parmi lesquels cinq appartiennent à la chaîne Hyper Cacher, qui sera visée par Amedy Coulibaly porte de Vincennes. Abdelhakim Sefrioui n’a pas été poursuivi dans le cadre de cette affaire.

Dans un procès-verbal, les enquêteurs qui planchent sur Forsane Alizza notent à propos de Mbark Ouattou, membre du groupe résidant à Conflans-Sainte-Honorine : « lors d'un regroupement, il avait entendu Abou Hamza prononcer les termes suivants « les éditions Charlie hebdo doivent... ». Écarté de la conversation, il n'en savait pas plus. »

Déjà en 2012…

L'instruction est toujours en cours et en attente d'un jugement, toutes les personnes citées dans cet article sont présumées innocentes.


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