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par Jacques Duplessy

« Le pouvoir de Mahamat Idriss Déby est fragile »

Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe, analyse la situation au Tchad

Une période d'incertitude s'ouvre pour le Tchad après la mort du président Déby et la prise de pouvoir par un Comité militaire de transition présidé par son fils. Emmanuel Macron réaffirme son soutien au système Déby, alors que son accession à la présidence s'apparente à un coup d’État en ne respectant pas la Constitution tchadienne.

Idriss Déby en visite sur le front fin mars - D.R.

Dans quel contexte a eu lieu la mort du président Idriss Déby ?

Emmanuel Dupuy : Sa mort est survenue alors que les rebelles du Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (Fact) ont lancé une offensive depuis la Libye pour renverser le président tchadien. C’est une attaque sérieuse qui mobiliserait environ 800 pick-ups. Le Fact a obtenu beaucoup de matériel et de munitions de la part du maréchal Haftar à partir de 2017, pour les remercier de leur soutien dans la guerre civile libyenne. Ils ont probablement aussi reçu du matériel des Émirats Arabes Unis, grand soutien de Haftar.

Idriss Déby a décidé de partir sur le front, voir la situation et galvaniser ses troupes avec plusieurs généraux. Il était coutumier de cette attitude, il était un chef de guerre. D’après mes informations, certains généraux l’avaient dissuadé. Ensuite les versions divergent sur les circonstances de sa mort. Le communiqué de l’État tchadien déclare : « Le président de la république, chef de l’État, chef suprême des armées, Idriss Déby Itno, vient de connaître son dernier souffle en défendant l’intégrité territoriale sur le champ de bataille. C’est avec une profonde amertume que nous annonçons au peuple tchadien le décès ce mardi 20 avril 2021 du maréchal du Tchad. »

Les Fact racontent que c’est une tentative de négociation qui a mal tourné. Ils font d’ailleurs circuler une image du corps du président tué d’une balle dans le tête. Il y a aussi une autre version qui est relayée, à laquelle je ne crois pas trop, ça serait une réunion entre généraux sur l’issue du conflit qui aurait dégénérée, et il ne serait pas mort au front.

Quelle est la position de la France par rapport à ce conflit interne ?

Vendredi 16 avril, le président Macron a téléphoné à son homologue tchadien pour lui dire que la France n’interviendrait pas militairement pour le sauver. Mais l’armée française fournit des renseignements aux militaires tchadien : images et renseignements électroniques de drones et reconnaissance aérienne. Mais la France aurait empêché les pilotes biélorusses employés par l’armée tchadienne d’utiliser les hélicoptères d’attaque stationné sur la base aérienne où est l’armée française. On n’est pas comme en 2008 où la France avait bloqué les rebelles qualifiés de « terroristes ». On n’est plus complètement dans la françafrique. D’ailleurs la France a aussi noué des contacts discrets avec les rebelles en Libye.

C’est le fils du président tchadien qui a pris sa suite. Son pouvoir parait-il solide ?

Le porte-parole de l'armée, le général Azem Bermandoa Agounaun, a annoncé la mise en place d’un Conseil militaire de transition (CMT) dirigé par Mahamat Idriss Déby, 37 ans, fils du président défunt, jusqu’à présent à la tête de la garde présidentielle, le corps d'élite de l'armée. Ils annoncent que cette transition durera dix-huit mois. Le CMT a annoncé en même temps la suspension de la Constitution ainsi que la dissolution du gouvernement et du Parlement. Le président de l'Assemblée nationale aurait refusé d'assurer l'intérim. On a fait dire que c’était à cause de son âge et des conditions sécuritaires. En tout cas, le CMT ne respecte pas la Constitution tchadienne qui prévoit que le président de l’Assemblée nationale assure l’intérim et que des élections se tiennent au plus tard dans les 90 jours.

Mais son pouvoir est fragile. Mahamat Idriss Déby est entouré de 14 chefs militaires au sein du CMT. Or, lorsqu’ils sont apparus à la télévision, ils étaient onze. Je pense que certains n’étaient pas là en raison de dissensions. Sont-elles intervenues avant ou après la mort du président, je ne le sais pas. Le fait que le fils n’ait jamais combattu n’aide pas à asseoir son autorité.

De plus, les rebelles continuent d’avancer vers N’Djamena. Ils sont à 270 kilomètres de la capitale. Pour le moment, ils ont annoncé suspendre leur avance pour respecter le deuil national et la présence de dignitaires étrangers dans la capitale. Pour combien de temps ? L’opposition à Déby négocie avec les rebelles. Le chef de l’opposition, Saleh Kebzabo, appelle à un cessez-le-feu. Il y a une vraie guerre de l’information pour cacher ce qui se passe vraiment. Cette rébellion est due a un profond ras-le-bol après 31 ans de pouvoir de Déby. Ce n’est pas une question ethnique. Un des mouvements d’opposition est d'ailleurs issu de son ethnie.

La réélection de Déby avec près de 80 % des voix était une farce. Maintenant le système Déby cherche à survivre à travers ce qui s’apparente de fait à un coup d’État. Des généraux, dont l’ancien directeur adjoint du cabinet militaire du chef de l'État, Idriss Dicko, estime que le pays va vers le chaos si le comité militaire de transition dirigé par Mahamat Déby, le fils du dirigeant défunt, ne respecte pas le processus de transition prévu dans la Constitution du Tchad. « Le rôle de l'armée est de soutenir le peuple tchadien. Si le peuple dit non à une mascarade ou à un petit coup d'État, nous allons revenir vers le peuple tchadien pour que nous soyons ensemble » a-t-il déclaré. Ces divisions dans l’armée tchadienne vont jouer sur le moral des troupes et peut amener des scissions qui accéléreront le délitement du régime de Déby.

Le 8ème bataillon de l’armée tchadienne (1200 hommes) engagé au côté de Barkhane dans la lutte anti-terroriste plie bagage pour retourner au Tchad. C’est Idriss Déby qui pris cette décision avant sa mort pour lutter contre la rébellion. Les 1400 tchadiens de la Minusma, la force de l’Onu au Mali, pourrait aussi être rapatriés, mais ce n’est pas confirmé.

En attendant la France le soutient le fils Déby...

Le président Macron appelle à une transition politique, alors que c’est un coup d’État du CMT. La France « prend acte » de la dissolution de l’Assemblée nationale et du gouvernement et de la création du CMT. Donc, de fait, elle soutient le fils Déby. Mais elle n’interviendra pas pour le sauver, si les arrivent dans la capitale. Les rebelles ont dit qu'ils ne remettraient pas en cause la participation des troupes tchadiennes aux opérations contre les terroristes islamistes, ni la présence des militaires français au Tchad. Les rebelles ne sont pas anti-français.

Les rebelles du Fact déplorent le fait que la France poursuive le survol de leurs positions avec des drones et des avions, montrant ainsi clairement qu’ils soutiennent maintenant le fils Déby après le père.

Idriss Déby Itno, un autocrate grand allié de la France

Il n’aura pas eu le temps de commencer son sixième mandat avant de mourir à 68 ans dans des conditions encore assez troubles. Ce militaire de carrière, devenu rebelle, a pris le pouvoir par les armes en 1990 en chassant le dictateur Hissène Habré, avec le soutient de la France. C’est au cours de son passage par l’École de guerre qu’il a noué des liens avec des réseaux qui l’aideront à accomplir son projet.

Devenu président, il règne sans partage, plaçant sa famille aux postes clef et réprimant dans le sang les oppositions notamment dans les premières années de son règne. En 2018, il supprime le poste de Premier ministre pour asseoir un peu plus son pouvoir. Il faut dire que qu’en 27 ans, pas moins de 17 Premiers ministres se sont succédé !

La France a sauvé le président Déby à deux reprises. En février 2008, alors que trois forces rebelles coalisées sont aux portes du palais présidentiel de N’Djamena, des forces spéciales françaises coordonnent la riposte tandis que l’armée de l’air fournit des renseignement précieux sur les colonnes de rebelles. Rebelote en février 2019 : les Mirage 2000 français bombardent à plusieurs reprises une colonne rebelle de l’Union des forces de la résistance (UFR) venue du sud de la Libye.

Le Tchad est devenu un allié essentiel de la France dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Et l’armée française entretient une base permanente à N’Djamena depuis 1986, qui est devenue également le QG de l’opération Barkhane. Pas surprenant que Florence Parly ait rendu un hommage appuyé au dictateur : « La France perd un allié essentiel ». Même si dans les faits rien ne devrait changer à court terme. Et pour montrer l’importance de cette alliance franco-tchadienne et aider à asseoir le pouvoir du fils, Emmanuel Macron s’est rendu aux obsèques du président tchadien et a promis : « La France ne laissera jamais personne, ni aujourd’hui, ni demain, remettre en cause la stabilité et l’intégrité du Tchad. La France sera également là pour faire vivre la promesse d’un Tchad apaisé. »

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