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par Jet Lambda

Le mousquetaire est une ordure

La récup alimentaire dans les poubelles de supermarchés est toujours un crime puni jusqu'à sept ans de taule et 100.000 € d'amende. Cette pratique, devenue très courante pour les occupants de squats ou autres associations qui offrent des repas aux plus démunis, a bien failli être dépénalisée – à la marge, lire en fin d'article – suite à une disposition de la loi Royal sur la transition énergétique.

La récup alimentaire dans les poubelles de supermarchés est toujours un crime puni jusqu'à sept ans de taule et 100.000 € d'amende. Cette pratique, devenue très courante pour les occupants de squats ou autres associations qui offrent des repas aux plus démunis, a bien failli être dépénalisée – à la marge, lire en fin d'article – suite à une disposition de la loi Royal sur la transition énergétique. Manque de bol, l'article 103 de cette loi, dédié à « la lutte contre le gaspillage alimentaire », s'est fait censurer le 13 août par le Conseil constitutionnel pour un vice de forme (l'amendement, initialement voté dans la loi Macron sur la croissance, a été rajouté en cours de route).

C'est à la suite d'un procès ahurissant, devant le TGI de Montpellier, que les parlementaires ont décidé de légiférer. Trois personnes avaient été chopées, en mai 2014, par un directeur de supermarché, l'Intermarché de Frontignan (Hérault), pour avoir osé fouiller dans ses poubelles et y avoir récupéré des denrées encore consommables. Le verdict a été prononcé le 3 février 2015.

Les prévenu.e.s ont été « dispensé.e.s de peine », mais tout de même condamné.e.s. (Mise à jour) Leur avocat, Jean-Jacques Gandini, nous précise qu'il a fait appel pour que ses clients soient relaxés "au nom de l'état de nécessité" (et indique qu'une affaire similaire s'est conclue par une relaxe à Toulouse). Les prévenu.e.s de Frontignan étaient poursuivi.e.s pour « soustraction de denrées périssables », délit assimilé à un « vol en réunion », puisqu'ils étaient trois (!), et le fait d'avoir agi de nuit en escaladant une grille est devenu une « circonstance aggravante ». Le vice-proc de Montpellier, sans rire, avait noté dans ses réquisitions : «Il y a eu pénétration dans un domaine privé sans autorisation. Il aurait été plus simple de demander la permission au directeur de l'établissement».

Demander gentiment au directeur d'un hyper de pouvoir piquer dans ses poubelles ? La bonne blague. Sans préjuger des pratiques des autres enseignes, la chaîne Intermarché a encore prouvé, fin juillet en Haute-Marne, de la haute valeur chevaleresque de ses « mousquetaires ».

photorecup
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(crédit: blog-zapi.com)

Alors que se prépare un campement autogéré non loin de là, près de Bure (Meuse), lieu pressenti pour y creuser une énorme poubelle nucléaire, une petite équipe se rend sur le parking de l'Intermarché de Joinville pour la récup du jour. Agacé d'avoir déjà subi la visite de ces dangereux criminels les jours précédents, le directeur fait irruption derrière le bâtiment où sont stockées ses poubelles, et les apostrophe tout en filmant la scène avec son smarte fone©. La suite est proprement hallucinante, selon le récit croquignolet qu'en ont fait les personnes présentes (ici en PDF).

Le boss de l'Inter de Joinville commence son cirque en se couchant devant le véhicule des malfaiteurs, téléphone en main, avec la gendarmerie au bout du fil, histoire d'empêcher leur fuite inopinée… Les malfaiteurs avaient déjà eu le temps de trier des légumes encore comestibles, de quoi remplir deux pauvres cagettes. Les gendarmes, un brin gênés par l'hystérie du directeur, exigent que ces cagettes soient restituées à leur propriétaire. Qui affirme devant témoins que ces légumes sont « réservés à des associations » – alibi complètement bidon, vu l'état des poubelles suintantes visitées régulièrement les jours précédents, et dont les écoulements de pourriture se déversent allègrement dans un petit cours d'eau derrière le bâtiment. « A cet instant », peut-on lire dans le récit, « la scène, déjà dingue, bascule dans une dimension surréaliste et grotesque :

le directeur bondit et saute à pieds joints sur les cagettes triées, probablement pour s’assurer que quoi qu’il arrive les copain.ines ne repartiront pas avec ces légumes qui méritent la poubelle. Silence des gendarmes gênés. La consternation se poursuit quand le directeur impose aux salariés, déjà empêchés depuis plus d’une heure de quitter leur lieu de travail, de ramasser les légumes pourris qui jonchent le sol. « Je suis patron, je ne me salis pas les mains ». Ce à quoi les salariés obtempèrent en baissant la tête. »

Ce triste sire l'a échappé belle. Car l'amendement déposé dans la loi Royal – qui devrait refaire surface un jour, si les parlementaires ont de la suite dans les idées… – prévoit précisément de punir tout acte qui viserait à rendre une denrée invendue, encore comestible, impropre à la consommation (cf le texte adopté avant censure). L’alinéa IV de l'article 103 censuré, stipule en effet que « les distributeurs du secteur alimentaire […] ne peuvent délibérément rendre leurs invendus alimentaires encore consommables impropres à la consommation ou à toute autre forme de valorisation […] ». La pratique sournoise la plus pourrie, souvent constatée dans les hypers, consiste à balancer de l'eau de javel pure, ou d'autres détergents dégueux, dans les bennes à ordures pour décourager les glaneurs de poubelles. A ce compte-là, sauter à pieds-joints pour écraser des légumes encore mangeables tomberait sous le coup de la loi. Pas trop dure non plus, la loi. Car l'amendement censuré prévoyait, pour un tel acte, une peine de 3750 € d’amende assortie d'une « peine complémentaire d’affichage ou de diffusion de la décision prononcée », ce qui la foutrait mal pour la réputation d'un patron d'hypermarché qui refuse de mettre les mains dans la merde et la pourriture…

(Légende: poubelle cadenassée à Gerone, Espagne (El Pais))

La grande distribution peut tout de même se rassurer : elle aura tout le temps pour se mettre au diapason. Car cette disposition devait entrer en vigueur au 1er juillet 2016 (et la loi laissait aux nouveaux établissements un an de délai pour se mettre en conformité). Quant à l'obligation de signer une « convention » avec une « association caritative habilitée » – qui devait servir de base légale au don des denrées invendues et encore consommables –, elle ne risque pas d'être très efficace : le « manquement » à cette disposition (passer un deal avec une association) « est puni de l’amende prévue pour les contraventions de troisième classe ». Soit, selon le barème actuel, 45 € maxi. Moins qu'un excès de vitesse. Autant dire que les mousquetaires de la distribution pourront continuer de se foutre éperdument de la « lutte contre le gaspillage alimentaire » (un phénomène non négligeable en Europe, en gros 89 millions de tonnes par an foutues en l'air).

Enfin, et vous l'aurez compris, cet amendement règle une partie du problème mais fait preuve d'une hypocrisie poisseuse. Car à aucun moment il n'est question de dépénaliser le fait, pour un individu ou un petit groupe, de piocher dans les poubelles pour se nourrir. Il faudra obligatoirement passer par une association déclarée. Les glaneurs de poubelles n'auront qu'à bien se tenir. Et des procès comme celui de Montpellier continueront d'avoir lieu, et les poursuites de ce type seront d'autant plus légitimes que le gaspillage institutionnel aura officiellement cessé. CQFD. Les mousquetaires pourront toujours jouer aux ordures sans mettre les mains dans la merde.

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