Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Marie-Thérèse Neuilly

Le monde de demain : l'ère du soupçon ?

Une société suffocante se dessine à petits traits

Lorsque la confiance dans notre système d'organisation sociale disparaît, une sorte de société de la paranoïa se met en place, tout devient incertain et l'instinct de survie reprend du service...

Le titre de cet article est et détournement du titre d’un essai de Natalie Sarraute paru en 1956 chez Gallimard - Copie d'écran

Entre la vie d’avant et celle d’après il y a une différence de tonalité importante : avant c’était l’époque de la « transparence », compatible avec ces grands immeubles de verre érigés dans les quartiers périphériques des activités tertiaires, quartiers en pleine expansion, lieux d’expression de la « positive attitude », avec un grand sourire, un regard franc, une poignée de main affirmée. Bien sûr il n’y avait pas que des managers positifs, des résultats positifs au CAC 40, des familles qui savaient être bienveillantes, des mouvements caritatifs efficaces etc…

C’était aussi l’époque où des Black Blocs avançaient visages masqués, attaquant à la fin les cortèges revendicatifs organisés pour descendre des vitrines et afficher leur mépris pour la société capitalistique. De la lointaine Asie on avait bien des images de visages énigmatiques masqués, mais c’était loin. Un visage en occident se doit d’être visible, lisible, ouvert.

Et voilà que nous sommes dans le « Après », qu’il est question de généraliser le port de masques dans l’espace public, dans la rue, dans les magasins, dans les transports publics, et aussi pour tous les âges, et aussi dans les écoles, dans les cours de récréation, dans les classes. On peut penser que pour les enfants de maternelle (laissons les crèches de côté) et de primaire, une fois passé le temps de la découverte et du jeu il sera difficile de leur faire garder un morceau de tissu, ou de tout autre chose, sur le bas du visage. Pas facile pour pousser des cris, pour reprendre son souffle quand on a bien couru.

On peut aussi mesurer tous les obstacles culturels que vont rencontrer ces nouvelles pratiques. S’embrasser entre hommes a pris une bonne décennie en termes d’usages, il va être difficile d’échapper aux embrassades des rencontres.

Que dire de l’interprétation du sens donné par le regard quand il n’est pas accompagné de la mimique de la bouche et plus globalement de l’ensemble du visage. Comment interpréter une présence, aurons-nous assez de perspicacité pour éviter les rencontres dommageables dont nous n’aurons pas pu lire à temps l’expression. En même temps, voilà une protection bien confortable, non seulement en ce qui concerne microbes et virus mais encore en ce qu’il est de la nécessité de faire face dans toute situation. Car nous vivons dans une société où il ne fait pas bon perdre la face.

De la confiance...

Même si cell-ci avait été érodée, la crise des gilets jaunes en est un exemple, nous étions surtout une société de la confiance, confiance dans notre système démocratique qui permet à nos dirigeants d’exercer un pouvoir que nous leur avons délégué, ce dont ils savent faire bon usage. Confiance dans nos savants, nos experts, nos filières éducatives qui ont permis de mettre les bonnes personnes au bon endroit, titulaires de diplômes qui valident des savoirs efficients. Savoirs et pouvoirs permettent un fonctionnement harmonieux de nos institutions pour le bien de la nation – et en particulier de chacun d’entre nous.

En cas de crise cette alliance est censée garantir notre sécurité. Il est vrai que la mise entre parenthèses de la démocratie en ce temps d’Etat d’urgence sanitaire -loi 2020-290 (1) a pu provoquer une certaine inquiétude de la part du citoyen, lequel avait connu récemment un état d’urgence (2) lié à l’insécurité . Mais, qui plus est, les discours incohérents des « sachants » ont gravement accentué cette inquiétude. Ne pas savoir si le port du masque est préconisé ou non va être assez troublant, d’autant plus que les millions de masques commandés ne sont nulle part, à part dans les discours du pouvoir. Qui les relativise d’ailleurs au bout de très peu. Les préconisations de « faites les vous-même, ce sera très bien, peut-être même efficace » laissent l’individu dans un certain désarroi. D’ailleurs on encourage toutes les initiatives, on célèbre quotidiennement l’esprit de solidarité, la débrouille et l’entraide. À heures fixes, le soir, on encourage les encouragements citoyens pour remercier les soignants. Et cela est bien justifié puisqu’ils risquent leur vie pour autrui.

Cependant, en creux on peut voir se dessiner les cruelles décisions des politiques gestionnaires, rationnelles, d’une froide logique qui optimise la vie (et la mort) du produit – patient.

À la défiance...

Donc il semblerait que l’on soit en droit de perdre totalement cette confiance, et d’entrer dans un nouveau type de société, celle de la défiance. Les discours du pouvoir sont récusés avant qu’ils ne soient terminés, ceux des experts renvoyés dos à dos avant que ne soient achevées les démonstrations.

Défiance dans l’analyse des causes, défiance dans les effets constatés ou supposés du Covid- 19, qui provoque de terribles symptômes, lesquels menacent même de faire exploser notre système de santé. Un raisonnement spécieux se met en place : on va ralentir la propagation du virus pour sauver notre système hospitalier. Mais d’autre part, le virus se propage de façon sournoise à travers des porteurs a-symptomatique et là encore cela conforte l’émergence de ce nouveau phénomène, celui de l’ère du soupçon. Car maintenant adultes ou enfants peuvent être «a-symptomatiques» et risquent de nous contaminer. Autrui est un danger potentiel, dans la rue s’il est trop près de moi, dans le magasin ou dans la file de consommateurs qui attendent dans la rue. C’est mon voisin, mon parent, mon ami qui me menacent, le petit enfant que je ne peux voir grandir car il devient pour moi un vecteur de souffrance et même de mort.

Le relationnel intra- familial, social, professionnel est maintenant oblitéré par cette ombre omniprésente d’un virus indétectable. On peut faire des tests, mais il n’y en a pas, et quand il y en a sont-ils fiables ? Tests sérologiques ou bien RT-PCR, combien de temps sont- ils valables ? Les chiffres donnent le vertige : les Chinois ont menti bien sûr, mais comment sont établies les statistiques par pays, est-ce que l’on comptabilise les morts directes dans les hôpitaux, en comptant les EHPAD, sans les compter, comment compte-t-on ceux qui sont morts à leur domicile – ou bien les morts des sans domicile.

Le confinement a fait surgir une nouvelle lecture de l’organisation sociale. Il ne s’agit pas d’une découverte car depuis bien longtemps l’urbanisation du monde a retracé une carte de la répartition des richesses au sein des villes, dont les quartiers offrent à leurs habitants plus ou moins de confort, plus ou moins de sécurité, des pelouses ou du béton, des garages ou des places de parking, des petites boutiques ou des supermarchés… Cependant l’habitat social, fonctionnel, déclinaison appauvrie du Modulor, auquel sont confiées les fonctions de repos du travailleur, s’avère tout à fait insuffisant lorsque celui-ci devient un habitant 24 heures sur 24, au sein d’une famille elle aussi confinée, avec des enfants reliés au monde scolaire par des équipements informatiques et des liaisons haut débit insuffisants.

La différence de traitement entre riches et pauvres, entre habitants de zones pavillonnaires et de logements collectifs, entre ceux qui ont pu fuir dans une résidence secondaire entourée de verdure et ceux qui doivent faire trois heures de queue pour obtenir les subsides alimentaires dispensées par les associations caritatives, cette différence est devenue tellement flagrante qu’elle présente une cartographie choquante. Là encore s’insinue le doute, dans quelle société vivons-nous quand certains n’arrivent plus à se nourrir. Et jusqu’à quand de telles inégalités pourront-elles coexister sur nos territoires. Certains en donneront une analyse animée par une solidarité généreuse, d’autres se replieront dans des condominiums à la sécurité renforcée, se sentant particulièrement menacés.

La paranoïa complique la vie des individus qui en sont atteints et celle de leur entourage. Ils vivent dans un soupçon permanent, craignant qu’on les trompe, qu’ils risquent d’être l’objet d’attaques injustes. Une pathologie dont on sait combien elle est compliquée à traiter. Quelquefois il n’y a pas de maladie mais des traits de caractère qui rendent l’individu difficile à vivre et souvent haïssable.

Une société de la paranoïa ?

Les nouvelles caractéristiques d’une défiance généralisée par rapport aux structures sociales chargées de garantir les fonctionnements démocratiques, la perte de confiance tant dans le politique que dans la science, la peur d’autrui, menace permanente pour notre santé, tracent les contours d’une société de la paranoïa. Comme on peut parler des sociétés organisées autour des valeurs de liberté, égalité, fraternité, ou bien encore des dictatures, on pourra aussi affecter des caractéristiques relevant du registre psychiatrique à des sociétés ou des époques que l’on qualifiera de paranoïaques. Dans la société paranoïaque se protéger de l’autre deviendra alors une nécessité, le confinement obligatoire en a donné le mode d’emploi.

Un Nouveau Monde émerge, dans l’Ère (3) du soupçon que l’on espère de courte durée, régi par de nouvelles règles, reposant sur un nouveau système de valeurs, développant de nouvelles habiletés, de nouvelles pratiques sociales, de nouveaux traits psychologiques. L’individualisme en est la base, la petite monade doit compter sur ses propres forces, pour survivre, se développer, perdurer.

Pendant le confinement on lui a expliqué ce qu’était « s’occuper », cela devait lui permettre de se former, d’entretenir son physique et son mental. Et ce à grand renfort de messages véhiculés par la télévision, la radio, les journaux, les « tutos », tout l’environnement médiatique s’y est appliqué. Sa survie, il vient de le découvrir, passe par sa capacité à devenir autonome, il doit stocker sa nourriture, retrouver les réflexes de guerre – puisqu’il y a guerre – chercher des masques, des médicaments, tous produits qui ne se trouvaient plus dans les pharmacies. Il a appris à décoder les messages : quand on lui annonçait qu’un bien allait arriver sur le marché cela voulait dire qu’il fallait qu’il se débrouille pour le trouver ailleurs. Les messages officiels n’étaient plus crédibles. Le digital lui permet de faire des rencontres, mais l’avatar reste opaque. Pour les personnes « fragiles », elles ne peuvent plus avoir la visite de leurs proches, on peut les protéger du Covid- 19, mais pas de mourir de chagrin.

Cet Homme Nouveau du Nouveau Monde a pris l’habitude d’aller se promener seul, de vivre seul, les survivalistes sont restés une triste minorité mais dans l’Ère du soupçon il est devenu difficile de faire des projets, de parler à son voisin, d’embrasser son petit- fils. De rire, de respirer la légèreté de la vie.


(1) La promulgation de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 a été prescrite sur le fondement de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, qui autorise le ministre chargé de la santé, «en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace épidémique », à prescrire toute mesure nécessaire pour prévenir et limiter les conséquences sur la santé de la population. Le passage à la notion de « catastrophe sanitaire » a renforcé les pouvoirs de premier ministre.

(2) L’Etat d’urgence, instauré depuis le 13 novembre 2015, n’étant plus une solution adaptée face à une menace qui perdure, cette loi promulguée le 30 octobre et publiée au Journal Officiel le 31 octobre dont l’entrée en vigueur est immédiate, vise à donner de réels moyens juridiques permettant de lutter efficacement contre le terrorisme tout en sortant de l’état d’urgence dès le 1er novembre 2017. Afin d’adapter l’arsenal juridique de l’Etat et lutter efficacement contre le terrorisme dans le cadre du droit commun, le Président de la République a promulgué le lundi 30 octobre 2017 la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Cette loi permet d’organiser une sortie maitrisée de l’état d’urgence en introduisant dans le droit commun des mesures ayant pour objet la prévention des actes de terrorisme.

(3) Le terme « ère » peut recouvrir deux significations (et plus), une ère est une période temporelle de longue durée, ou bien une époque qui commence avec un nouvel ordre des choses. Dans ce texte c’est la seconde acception qui a été retenue.

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