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par Rédaction

Le lobbyiste Jean-Pierre Duthion affirme « bakchicher » deux conseillers de l’Élysée

Un déjeuner sur commande vaudrait entre 10.000 et 25.000 euros

Le député Hubert Julien-Laferrière et le journaliste de BFMTV Rachid M’Barki n’auraient pas été les seuls à avoir été pris dans les filets du lobbyistes. Jean-Pierre Duthion se vante d’avoir des connexions jusqu’à la présidence de la République. Reflets a eu accès à ses confessions..

Jean-Pierre Duthion sur son site Internet - Copie d'écran

Rebondissement dans l’affaire de Jean-Pierre Duthion ? Alors que le Parquet national financier a perquisitionné au Palais Bourbon et au domicile du lobbyiste, l’affaire pourrait prendre une nouvelle ampleur. Car le lobbyiste se vante d’avoir vendu des accès à l’Elysée.

Selon Le Monde, Le Palais-Bourbon a reçu la visite des pandores mercredi 27 septembre. Une perquisition menée dans le cadre d’une procédure ouverte par le Parquet national financier (PNF) pour trafic d’influence, corruption d’agent public et corruption privée. Elle visait le député Hubert Julien-Laferrière (Génération Ecologie). Mediapart avait révélé que Jean-Pierre Duthion avait obtenu du député qu’il se lance, devant les caméras de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale en février 2022, dans un plaidoyer en faveur du LimoCoin, une cryptomonnaie crée par un homme d’affaires camerounais accusé d’escroqueries. Jean-Pierre Duthion a également fait l’objet d’une perquisition dans le cadre de la même affaire.

Le lobbyiste avait été au centre de toutes les attentions lorsque le collectif Forbidden Stories avait révélé qu’il avait obtenu du journaliste de BFMTV Rachid M’Barki que ce dernier diffuse des sujets non validés par la rédaction en chef et qui étaient intéressants pour les clients du lobbyiste.

Mardi 3 septembre, le dossier a été étendu à des soupçons d’ingérence du Quatar (l'un des clients de Jean-Pierre Duthion) dans la politiques et des médias français. Le lobbyste a été placé en garde-à-vue ainsi que Nabil Ennasri, un politologue spécialiste du Qatar.

Mais l’activité frénétique de Jean-Pierre Duthion est bien plus large que tout cela si l’on en croit ses propres déclarations auxquelles nous avons eu accès. Des confidences qui s’étalent sur plusieurs années et qui pourraient sans doute intéresser le Parquet financier.

L’homme est enjôleur. Il a le tutoiement facile et vous appelle « frère » en quelques minutes. Il est volubile et raconte des histoires qui semblent parfois abracadabrantes. Autant de signes qui devraient mettre en alerte les sens d’un journaliste affûté comme Rachid M’Barki.

Une chose est sûre, il aime raconter qu’il tient la presse dans sa main. « J’ai obtenu 10.000 euros de mon sponsor pour un portrait de Konan Bedier dans Spectacle du Monde. J’ai découvert que ça me coûtait moins cher de soudoyer un journaliste que de faire un journal » lance-t-il hilare. Mais il a n’a pas payé le journal : « Colonna, il est tellement intègre, et il avait juste besoin de remplir ses pages ».

Jamais avare de bons mots et de rires gras, cet homme d’affaires longtemps installé à Damas où il possédait entre autres une boite de nuit branchée, a fait ses armes en servant de « fixeur » pour des journalistes français venus couvrir le conflit.

Expulsé de Syrie après un bref passage dans les geôles du pays, il s’est reconverti dans le lobbying décomplexé. Duthion est prêt à travailler pour n’importe qui, tant qu’il est payé : Érythrée, Cameroun, Côte d’Ivoire, Burkina Fasso, Togo, Niger, L’Arabie saoudite, par exemple. Et bien sûr, le Qatar.

Ce mercenaire de la com dont le pseudo sur Telegram est en toute simplicité « LeBoss15 » aime donner rendez-vous aux journalistes dans les grands hôtels parisiens comme le Peninsula, ou des restos chics en promettant une révélation croustillante... qui s’avère le plus souvent être une fake news que ses clients cherchent à propager dans de vrais médias. « Tu comprends, je leur ai trop fait le coup des blogs de médias ou de journaux en ligne bidon, ils finissent par s’en rendre compte... Maintenant il me faut de vrais supports », glisse-t-il.

Quand on explose de rire en disant qu’on est journaliste et pas communiquant, il exhibe une liasse de billets de sa veste : « Si tu me sors ça, je te donne 500, 600 ou 700 €. Cash. Et tu ne serais pas le premier. » Et là, de sortir des noms de confrères pigistes ou en poste dans des médias qui, soi-disant, en croqueraient.

Vrai, pas vrai, difficile de savoir. Mais à l’appui de ses dires, il montre des éléments troublants comme des conversations sur WhatsApp. L’enquête ouverte au PNF permettra peut-être de faire le tri entre les vantardises, les fantasmes et les échanges réels dont les enquêteurs devraient trouver trace sur ses boites mail ou ses téléphones, s’ils ont réellement existé.

Est-ce pour se vanter, est-ce un inventaire à la Prévert fantasmé ? Jean-Pierre Duthion raconte en tout cas beaucoup d’histoires dans les documents que nous avons obtenus. Seule la justice pourrait démêler tout cela.

Journalistes et politiques

Il affirme ainsi avoir organisé des voyages de presse au Qatar durant lesquels il distribuait 5.000 euros par personne pour que les « invités » fassent l’expérience du « Qatar Shop ». Mais celui qui aurait le plus profité du voyage, serait Régis le Sommier, qui selon le lobbyiste faisait table ouverte et avait laissé une note de 14.000 euros au restaurant et au bar de l’hôtel.

Jean-Pierre Duthion affirme par ailleurs être en conflit avec Régis le Sommier. Contacté par Reflets, ce dernier dément en bloc : « Tout ceci est complètement faux, je n’ai rien d’autre à dire ». Jean-Pierre Duthion affirme pour sa part avoir en sa possession toutes les factures du journaliste.

Lorsqu’il file un billet à des journalistes, le lobbyiste n’a pas l’impression de les corrompre. Il rééquilibre les forces de l’univers...

« C’est le seul business qu’on voit tout le temps et on ne peut pas les payer. On t’explique qu’un joueur de foot qui tape dans un ballon, on va le payer des millions parce que des millions de personnes le regardent. Mais un journaliste qui va faire un Envoyé Spécial, Paris Match, il a une grille tarifaire négociée avec la société des journalistes qu’on ne peut pas dépasser… Ça n’a aucun sens. Je me sens bien moralement sur cette partie là car je rééquilibre les choses. ».

Mais il se plaint tout de même des sommes folles demandées par des plumes connues. Au Figaro notamment. Plusieurs dizaines de milliers d'euros.

Jean-Pierre Duthion explique également avoir un certain nombre de politiques à sa botte. Mais nos investigations ne confirment pas ses affirmations.

Ainsi, il se vante de contrôler le groupe Écologie Démocratie Solidarité (EDS) à l’Assemblée Nationale : «  j’ai eu la chance de tomber sur une start-up, ils sont neutres, ils siègent tous à la commission des affaires étrangères. C’est une mine d’or Ils ont un minimum de question à poser, de tweets à faire, de tribunes à lancer ».

Il poursuit : « J’ai ciblé les petits partis, à force de travailler avec les députés, j’ai bien vu comment ça fonctionnait. Les députés ça tourne, tu ne peux pas toujours poser des questions chaque semaine. On peut pas corrompre Christian Jacob ou Xavier Bertrand, il faut un petit parti mais quand même avec une représentation. Dix-sept députés, tu as un temps de parole, tu peux siéger en commission, tu as un groupe, donc j’ai cherché les petits partis. Je suis tombé sur celui-là par hasard C’est moi qui ai fixé le prix, dans ma tête. Un député il me coûte 4.000 à 5.000 € par tribune parfois. Là j’en ai quatre, je fais ce que je veux avec eux. »

Nous avons ausculté les interventions de ces quatre députés. Rien ne vient étayer les déclarations de Jean-Pierre Duthion. Au contraire. Plusieurs député(e)s ont des mots durs contre des employeurs notoires du lobbyiste. Y compris Hubert Julien-Laferrière qui s’en est pris dans une intervention dans l’hémicycle au Qatar et à son désastreux bilan écologique pour le mondial de football.

Reste toutefois pour ce dernier son engagement fort dans un courrier adressé à Emmanuel Macron et signé de nombreux députés, en soutien à l'opposant émirien Ahmed Mansoor, emprisonné par le régime, ennemi juré du Qatar, le client de Jean-Pierre Duthion.

Jean-Pierre Duthion s’affaire également (en vain) en janvier 2021 pour empêcher la nomination du général Ahmed Naser Al-Raisi, général de l’armée et inspecteur général du ministère de l'Intérieur des Émirats arabes unis, accusé d’avoir supervisé des séances de torture. « On va empêcher la nomination du patron d’Interpol qui est émirati. J’ai une tribune dans le Monde… Il est accusé de crimes de guerre au Yémen… et donc je suis en train de réunir une alliance où il y a Doucet, le maire de Lyon, et Wauquiez… Moi Wauquiez j’ai bossé avec lui à l’époque des Qataris pour le rapprocher du Qatar. Et Doucet, je passe par Hubert Julien-Laferrière qui est député de Lyon La Duchère. Là aujourd’hui je travaille pour avoir une rencontre de Grégory Doucet avec des victimes du gars. Je vais le faire en deux temps : je vais faire une pétition de 250 élus… prise de parole de Clémentine Autain en séance plénière où elle interpelle pour la énième fois à Le Drian ».

De fait, Clémentine Autin a bien posé une question au gouvernement en novembre 2021 sur ce sujet. Mais comment savoir si elle l’a fait, téléguidée de près ou de loin par Jean-Pierre Duthion et ses amis ou par réelle indignation face à cette nomination ?

En juin 2021, dans un courrier rédigé par le député du Rhône Hubert Jean-Laferrière au président Emmanuel Macron, 25 députés et 10 sénateurs s’opposent fermement à cette candidature. Laurent Wauquiez s’est également opposé à cette nomination. Mais toutes ces personnes ont très bien pu être choquées par le choix de cette personne soupçonnée de torture sans avoir à être aiguillonnées par Jean-Pierre Duthion.

C’est pas des barbouzes, les Qataris

Toujours à la recherche de bons tuyaux et prêt à les rémunérer, Jean-Pierre Duthion évoque un autre homme politique et laisse planer une sourde menace. « Si je te file le nom et le numéro d’un gars, tu peux me trouver son adresse ? Même moyennant finances ? Tu me dis combien ça coûte… Le mec, il s’appelle Abdessalam Kleiche, c’est le responsable des Verts à l’international…Il a touché 50.000 ou 70.000 Euros du Qatar et il s’est barré sans rien faire. Et ils veulent juste savoir où il habite. Pour rien lui faire, hein ! C’est pas des barbouzes, les Qataris. » Contacté, Abdessalam Kleiche n’a pas répondu à nos questions.

Déjeuners à l'Élysée

Mais ses accusations vont plus loin. « Un déjeuner à l’Elysée avec un conseiller d’Emmanuel Macron, c’est 20-25.000 euros. Emmanuel Bonne, est-ce que je le connais ? Est-ce que je le bakchiche pour des rendez-vous et des déjeuners là-bas ? Oui ». Emmanuel Bonne est effectivement conseiller diplomatique d'Emmanuel Macron depuis 2019. Contacté, il n’a pas répondu à nos questions.

Dans la même veine, le lobbyiste affirme que le conseiller sport JO 2024 auprès d’Emmanuel Macron, Cyril Mourin, demande 5.000 euros pour un déjeuner à l’Élysée, « je facture 10.000 », précise Jean-Pierre Duthion. L’idée est là de faire entrer dans le saint des saints un de ses clients qui peut ensuite se vanter auprès des autorités ou de la presse de son pays d’avoir été reçu à l’Élysée. Contacté, Cyril Mourin n’a pas répondu à nos questions.

Le lobbyiste raconte ses allers-retours à Bruxelles pour aller récupérer son paquet d'argent liquide du Qatar et se vante de ne pas payer d’impôt en France. « Rien n’est à mon nom, ni ma maison, ni ma voiture, je n’ai rien moi », clame-t-il.

Hilare, il raconte avoir été deux fois mis en garde-à-vue pour « signes extérieurs de richesse », en raison des incohérences entre son train de vie et ses revenus déclarés. « A chaque fois, les flics n’ont rien pu prouver, j’ai des amis généreux, et alors ? Ce n’est pas illégal. »

Flambeur, mythomane, volubile, l’homme est aussi lucide à ses heures : « Je n’aurais pas un meilleur destin que Djouri ou Benalla. Je connais le concept de l’idiot utile. Le jour où on n’a plus besoin toi, ben… ». Mais il prévient : « j’ai pas mal d’enregistrements, c’est mon assurance vie ».

Making of

Reflets a pu consulter des documents audio et vidéo dans lesquels Jean-Pierre Duthion raconte sur une très longue période ses différentes actions de « lobbying ».

Nous reproduisons dans le cadre de cet article un court extrait. Pour une meilleure compréhension nous avons édité cet enregistrement.

Contacté, le Parquet national financier confirme à Reflets les perquisitions évoquées par Le Monde et d’autres médias.

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