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par Antoine Champagne - kitetoa

Le jour où les contre-pouvoirs ont joué leur rôle

Emmanuel Macron et son gouvernement recadrés

C'est rare. Suffisamment pour être remarqué. Les contre-pouvoirs ont signifié à l'exécutif qu'il faisait n'importe quoi, n'importe comment. Le Conseil d'Etat étrille le projet de réforme des retraites et la Cour de Cassation rappelle à Emmanuel Macron le concept de séparation des pouvoirs.

Le bonnet d'âne - D.R.

Sur le papier, c'est une véritable claque. Un peu comme si un prof vous obligeait à porter un bonnet d'âne pendant toute une journée. Dans la réalité, c'est comme si rien n'était arrivé car LAREM se contrefiche de ce que l'on pense d'elle. C'est sa marque de fabrique. Elle a la foi du charbonnier. Elle a raison envers et contre tout, elle disrupte et transforme la France en startup nation. Ce n'est pas rien.

Le 25 janvier, le Conseil d'Etat rendait public un avis, à la demande du gouvernement, sur le projet de loi du gouvernement. C'est une longue liste de reproches et de tapes sur les doigts des auteurs du projet.

Un peu plus tard, alors que la presse avait rendu public des réflexions du président de la république sur la nécessité d'un procès pour le meurtrier de Sarah Halimi, la Cour de Cassation, par la voix de sa première présidente et de son procureur général, rappelait à Emmanuel Macron un concept simple de droit, étudié dès la première année en fac : la séparation des pouvoir. Grosso modo, chacun se concentre sur ses attributions et ne donne pas d'ordres à l'autre. Ces deux événements sont le reflet d'un grave dysfonctionnement de la démocratie française. Si tout baignait dans l'huile de noix de coco sous les palmiers, ces rappels à l'ordre n'auraient pas lieu d'être. Paradoxalement, ils confortent une autre déclaration d'Emmanuel Macron : nous ne sommes pas en dictature. Si des contre-pouvoirs peuvent s'exprimer, c'est bien que nous ne sommes pas dans une dictature... Mais ils ne démentent pas une autre idée : nous sommes peut-être dans une oligarchie, une ploutocratie, peut-être, ou encore un régime policier. Car en dépit de ces salutaires rappels à l'ordre, rien ne va changer.

L'avis assassin du Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat, ce repaire cégétistes... Non, le Conseil d'Etat n'est pas de droite ou de gauche, il a un rôle défini par l'article 39 de la constitution : « Les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat et déposés sur le bureau de l’une des deux Assemblées ». Le gouvernement a donc très logiquement saisi le Conseil sur son projet de réforme des retraites. Et l'analyse est très dure. Le gouvernement n'est pas tenu de suivre l'avis, mais celui-ci fait désordre alors que le gouvernement martèle qu'il n'y a pas de raisons de manifester et que ceux qui le font (la CGT, Sud, au hasard) sont des jusqu'au-boutistes qui ne comprennent rien à une réforme incontournable et bénéfique pour tous.

En préalable il convient de noter que le Conseil d'Etat, comme toutes les instituions de ce type est un artisan du langage. Les textes sont ciselés, les mots choisis avec soin. Les attaques se font à fleurets mouchetés.

Et dès le début, c'est la curée...

L’étude d’impact initiale qui accompagne les deux projets de loi est apparue, pour certaines dispositions, insuffisante au regard des prescriptions de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009. Le Conseil d’Etat rappelle que les documents d’impact doivent répondre aux exigences générales d’objectivité et de sincérité des travaux procédant à leur élaboration et que chaque document élaboré pour un article ou groupe d’articles doit exposer avec précision tous les points énumérés à l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009. À la suite d’observations du Conseil d'État, le Gouvernement a, le 15 janvier, complété et approfondi l'étude d'impact initiale sur plusieurs points, notamment en ce qui concerne les projections financières de la mise en œuvre de la réforme, indispensables pour apprécier la nécessité et la pertinence des mesures proposées et vérifier que cette réforme est financièrement soutenable. Toutefois, le Conseil d’Etat constate que les projections financière ainsi transmises restent lacunaires et que, dans certains cas, cette étude reste en deçà de ce qu'elle devrait être, de sorte qu'il incombe au Gouvernement de l'améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement, en particulier sur les différences qu’entraînent les changements législatifs sur la situation individuelle des assurés et des employeurs, l’impact de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite, qui résulterait selon le Gouvernement de la réforme, sur le taux d’emploi des seniors, les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux.

[...]

<Le Conseil d’Etat constate que le projet a pour objectif de stabiliser la dépense liée aux retraites à 14% du PIB. Or le nombre de personnes de plus de soixante-cinq ans étant appelé à augmenter de 70% d’ici à 2070, il appelle l’attention du Gouvernement sur la nécessité, pour le cas où le maintien du niveau relatif des pensions individuelles serait assuré par une élévation de l’âge de départ à taux plein, d’appréhender l’impact de telles évolutions sur les comptes de l’assurance-chômage, compte tenu du faible taux d’emploi des plus de 65 ans, et les dépenses de minima sociaux, toutes données qui sont absentes de l’étude d’impact du projet de loi.

On comprend dès le début que le gouvernement n'a pas fait son boulot et qu'il ne sait pas, ou ne veut pas dire clairement, quel seront les impacts financiers de sa réforme sur les salariés ou les entreprises. Réformer sans savoir ce que la réforme va produire comme effets, est-ce bien raisonnable ?

Vient ensuite un passage sur la façon dont le gouvernement a consulté les différents organismes qu'il devait consulter. Le conseil d'Etat note que cela a été fait, mais pas de manière correcte :

Pour novatrice et fructueuse qu'elle puisse être, cette démarche ne saurait dispenser le Gouvernement de faire procéder en temps utile aux consultations auxquelles les projets de loi sont soumis eu égard à la nature des dispositions qu'ils édictent. Or le Conseil d'État relève que la saisine des organismes qui doivent émettre un avis s'est effectuée tardivement, après que le projet de loi lui a été transmis et la plupart du temps selon les procédures d'examen en urgence. Si la brièveté des délais impartis peut être sans incidence sur les avis recueillis lorsqu'ils portent sur un nombre limité de dispositions, il n’en va pas de même lorsque la consultation porte sur l'ensemble du projet de loi, tout particulièrement lorsque le projet de loi, comme c'est le cas en l'espèce, vise à réaliser une réforme de grande ampleur. Au surplus, compte tenu de la date à laquelle ces avis ont été rendus, la possibilité pour le Gouvernement de les prendre en compte est extrêmement réduite, y compris au stade de l'examen par le Conseil d'État, stade auquel au demeurant auraient déjà dû être intégrées les modifications pouvant le cas échéant en résulter.

Procéder dans l'urgence n'est pas serein, note le Conseil d'Etat qui regrette clairement que le gouvernement ne lui ait pas accordé le temps nécessaire pour travailler correctement. En d'autres termes, vous voulez passer en force et vous ne tenez pas compte des avis... Mais surtout, le Conseil d'Etat rappelle que le système de retraite français est une des composantes majeures du contrat social. Une façon de dire en creux au gouvernement que la destruction d'une composante majeure du pacte social pourrait avoir des conséquences graves pour la nation.

Le Conseil d’Etat souligne qu’eu égard à la date et aux conditions de sa saisine, ainsi qu’aux nombreuses modifications apportées aux textes pendant qu’il les examinait, la volonté du Gouvernement de disposer de son avis dans un délai de trois semaines ne l’a pas mis à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l'examen auquel il a procédé. Cette situation est d’autant plus regrettable que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l'une des composantes majeures du contrat social. Il appelle l’attention du Gouvernement sur la nécessité d’assurer le respect de méthodes d’élaboration et de délais d’examen des textes garantissant la qualité de l’action normative de l’Etat et souligne l'importance de cette recommandation pour l'examen des nombreuses ordonnances prévues par les projets de loi.

Sur le recours aux ordonnances, le message du Conseil d'Etat est subliminal et n'est lisible que pour les juristes :

Le projet de loi comporte en effet des dispositions habilitant le Gouvernement à prendre 29 ordonnances sur le fondement de l’article 38 de la Constitution. Ces habilitations, réparties sur 23 articles, portent sur une quarantaine de questions aussi diverses que la définition de dérogations à caractère professionnel à l’intérieur du système universel de retraite, la définition de régimes d’invalidité, d’inaptitude ou de pénibilité corollaires des nouvelles dispositions régissant les droits à pension, la gouvernance du nouveau système de retraites ou les conditions d’entrée en vigueur de la réforme. Le Conseil d’Etat souligne que le fait, pour le législateur, de s’en remettre à des ordonnances pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité. En conséquence, il s’assure que le projet définit avec une précision suffisante les finalités et le domaine d'intervention de ces ordonnances, sans descendre cependant dans un degré de détail excessivement contraignant au regard des finalités poursuivies, et à adapter le délai dans lequel elles devront intervenir tant à la complexité que leur élaboration semble présenter qu’au calendrier très resserré de mise en œuvre de la réforme. Par ailleurs, pour l’une de ces ordonnances, particulièrement cruciale pour la protection des droits des assurés, le Conseil d’Etat estime nécessaire d’ajouter une disposition précisant qu’en l’absence d’intervention de l’ordonnance prévue, la loi ne s’appliquera pas aux assurés concernés.

Pour faire simple, le Conseil indique que le texte pourrait être jugé inconstitutionnel s'il était contesté en raison d'un trop grand recours aux ordonnances qui priveraient le Parlement de son rôle.

Enfin, le Conseil d'Etat rappelle que le système actuel n'est pas complètement déglingué. Marteler qu'« il n'y a pas d'argent magique », que « le système actuel court vers une faillite inéluctable » n'en fait pas une vérité.

Le système français de retraite est fondé depuis 1945 sur la répartition, les cotisations et taxes versées une année donnée finançant les prestations de cette même année. Ce système manifeste par son fonctionnement même la solidarité entre les générations et fait que le niveau de vie moyen des « seniors » comparé au reste de la population est, en France, parmi les plus élevés au sein de l’OCDE. Il est, en outre, caractérisé par l’existence en son sein de mécanismes de solidarité, en faveur notamment des personnes ayant élevé des enfants et des personnes âgées aux ressources les plus faibles. Ainsi, selon les données de l’étude d’impact, les inégalités de pensions sont réduites d’un tiers par rapport aux inégalités de revenus des actifs et le taux de pauvreté est passé chez les retraités de 35% en 1970 à 7,6% en 2017. Le projet de loi intervient dans un contexte de relative solidité du système français de retraite, en raison notamment des réformes des années récentes qui ont permis de sécuriser son financement.

Que fera le gouvernement de ces remontrances ? Probablement rien. Mais cela fait toujours plaisir de voir qu'il y a des contrepouvoirs qui jouent leur rôle.

Ce 31 janvier, le Conseil d'Etat a remis une bonne claque au gouvernement en suspendant l’exécution de la « circulaire Castaner ». Le Conseil d'Etat s'émeut de « _l’attribution des nuances dans les seules communes de 9 000 habitants ou plus, les conditions d’attribution de la nuance "Liste divers Centre" et le classement de la nuance "Liste Debout la France" dans le bloc "extrême droite" _». L'idée du gouvernement, avec cette circulaire, était de faire dire certaines choses au résultat des élections municipales. Ce texte permettait en effet de gonfler artificiellement les résultats de LAREM. Du tripatouillage classique, LAREM n'ayant pas le monopole de ce type de choses.

Quand la Cour casse Emmanuel Macron

Mais au registre des signes que quelque chose dysfonctionne vraiment dans notre démocratie, il y a surtout le rappel de la Cour de Cassation à Emmanuel Macron du concept de séparation des pouvoirs.

Communiqué de la Cour de Cassation - Copie d'écran
Communiqué de la Cour de Cassation - Copie d'écran

A deux reprises le président de la république avait estimé publiquement qu'un procès dans l'affaire du meurtre de Sarah Halimi par Kobili Traoré en avril 2017 était souhaitable. Le suspect du meurtre de la sexagénaire avait été déclaré irresponsable pénalement par la cour d’appel de Paris. Un pourvoi en cassation est examiné actuellement. Le président de la République, sans le dire ouvertement critique ainsi la décision de la cour d'appel et incite la Cour de Cassation à casser la décision : « Le besoin de procès est là _», a estimé Emmanuel Macron. « _Un pourvoi en cassation a été formulé et constitue une voie possible » car « il faut que tout ce qu’un procès comporte de réparation puisse se tenir ».

Réponse immédiate et inhabituelle de la présidente de la Cour et du procureur général pourtant pas vraiment des anarcho-gauchistes gilets jaunes : « La première présidente de la Cour de cassation et le procureur général près cette Cour rappellent que l’indépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie ». Une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie... Si on lit ce passage en creux, on comprend qu'aux yeux des deux magistrats, le fonctionnement de la démocratie n'est pas assuré correctement.

Bien entendu, nous ne sommes pas en dictature, comme l'a rappelé Emmanuel Macron de manière pas très habile. En revanche, l'oligarchie... Une société « dont le gouvernement est constitutionnellement et démocratiquement ouvert à tous les citoyens mais où en fait ce pouvoir est confisqué par une petite partie de ceux-ci _ »... Ça se tient à peu près. Quant à la ploutocratie, « _un système de gouvernement où la richesse constitue la base principale du pouvoir politique »... Le gouvernement actuel est composé de plusieurs millionnaires...

Enfin, on peut se poser la question de du régime policier...

Un pays dont le président ne tient que parce qu'il repose sur la police, ce que les membres de ladite police affirment sur les plateaux de télévision, ressemble tout de même peu à la définition d'un Etat policier...

Et encore... Tout le monde a déjà oublié la mise en place des boites noires qui moulinent le trafic Internet français à la recherche de "signaux faibles", les dispositions de l'état d'urgence passées dans le droit commun, la loi anti-casseurs... On en passe. Ces inquiétantes dérives sont très clairement exprimées par l'avocat François Surreau dans un entretien avec les journalistes de Mediapart.

C'est une anecdote mais qui révèle l'état d'un système. Juste après la mort de Franco, en Espagne, au milieu des années 70, on prévenait volontiers le touriste qu'il devait se méfier de tel ou tel corps de police ayant le coup de matraque facile. Lorsque la population a peur de la police, c'est que l'on est assez proche d'un Etat policier... Et aujourd'hui en France, nombreux sont ceux qui ont peur de la police. Même des magistrats : « D'un point de vue très personnel, alors que je suis syndicaliste, j'ai presque peur d'aller manifester demain. J'ai peur de qui ? J'ai peur des policiers ! Moi, j'ai peur demain des gaz lacrymogènes, j'ai peur de prendre une grenade de désencerclement ou bien un tir de LBD. Le Syndicat de la magistrature l'a dénoncé déjà depuis plusieurs mois, il y a un constat de violences policières… qui a engendré des atteintes à l'intégrité physique de nombreux manifestants… » , avait estimé Sarah Massoud dans un live sur Mediapart. Elle ne reflétait là que le sentiment de tous les manifestants qui ont arpenté le pavé depuis des années (Loi travail, gilets jaunes, loi contre le projet de réforme des retraites) et des journalistes qui couvraient ces manifestations. La liste des blessés s'allonge de semaine en semaine... Ce n'est pas normal dans une démocratie.

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