Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Isabelle Souquet

Haut Karabakh : le jardin noir du Caucase

Un an après la guerre du Karabakh, un "accrochage" fait 15 morts

A l’automne 2020 il avait suffi de six semaines pour que l’armée azerbaïdjanaise, suréquipée, écrase les forces arméniennes. A la fin des hostilités, les Russes ont installé checkpoints et force d’interposition. Aujourd’hui, les Arméniens reconstituent leur stocks d’armes, et les Azéris continuent de parader. Et d’un coté comme de l’autre, les déplacés, les « réfugiés de l’intérieur », continuent de payer l’habituel tribut des civils à la guerre. Reportage.

Safiqa Rustamova et son fils Arzu avec le portrait de l'ainé, disparu pendant la première guerre du Karabakh © Isabelle Souquet - © Reflets

Pour se rendre dans le Haut Karabakh, mieux vaut passer par l’Arménie. Venant de France, - terre d’accueil d’une grande partie de la diaspora - et en tant que journaliste, on y est plutôt bien accueilli. Coté azerbaïdjanais, l’hospitalité est sensiblement différente. Il faut accepter d’être pieds et poings liés, cornaqués en permanence par des agents du gouvernement. Mais parfois, pour pouvoir faire un reportage il faut accepter d’être «embedded » littéralement « au lit » avec la puissance invitante. Des confrères l’ont fait avec l’armée américaine en Irak, d’autres pour pouvoir aller passer une tête en Corée du Nord. L’Azerbaïdjan n’est pas inaccessible, mais il reste impossible d’y travailler ouvertement comme journaliste sans être dûment accrédité, et à Bakou, accréditation égale « embeddment ».

J’ai tenté l’expérience. Après tout, je suis une journaliste indépendante, je n’ai de compte à rendre à personne si je ne « ramène » rien comme reportage, j’en serai alors juste un peu de ma poche. Et puis, aller voir ce qui se passe – même sur invitation - permet de raconter éventuellement que l’on ne vous laisse rien voir, quand c’est le cas. Ou de dire que l’on n’est jamais forcé d’accepter la relecture d’un papier avant publication. Et, finalement, qu’il y a toujours quelque chose à sentir, quelque chose qui filtre, même en dictature.

La toute première image qui frappe en arrivant à l’aéroport Heydar Aliyev de Bakou – du nom de feu le président azerbaïdjanais - c’est la phrase d’accueil, inscrite juste au dessus des comptoirs où l’on montre son passeport. D’habitude, c’est un cordial ou touristique « bienvenue » qui s’inscrit en plusieurs langues. Là, il y a deux phrases, répétées en alternance en azéri et en anglais. « Karabakh is ours » et « Karabakh is Azerbaidjan ». Le ton est donné dès l’aéroport. Et il sera lisible partout, sur des panneaux de 4 mètres par 3 le long du boulevard Heydar Aliyev, sur un mur de l’immense centre culturel Heydar Aliyev, à l’entrée du parc Heydar Aliyev. Ah, est ce que je vous ai dit que le dirigeant du pays s’appelle… Ilham Aliyev, fils du précédent, et qu’il compte bien rester en poste aussi longtemps que « le peuple » le voudra ? C’est son gouvernement qui a invité des journalistes français et anglais à venir passer quelques jours sur place et à monter dans le Haut Karabakh, après la fin du deuxième conflit. Le contexte se précise.

Coincé entre la Russie et l’Iran, bordé aussi par la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan vit aujourd’hui très bien de sa rente pétrolière. Le coton, deuxième ressource nationale, est bien loin derrière, avec 2% seulement des revenus du pays.

Les racines du conflit qui oppose deux pays autour du Karabakh sont anciennes. Dans les années vingt, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont devenues soviétiques. Staline a intégré le Haut Karabakh – à majorité arménienne – dans l’Azerbaïdjan. A l’effondrement de l’URSS, Arménie et Azerbaïdjan vont se mener une guerre qui culminera dans le Haut Karabakh - reconnu à l’époque comme azerbaidjanais par la communauté internationale – et cette province conquiert alors une relative indépendance. La république séparatiste autoproclamée, à majorité arménienne, prendra en 2017 le nom de « République d'Artsakh ». Les Arméniens, triomphants en 1994, ont vidé les territoires alentour de leurs occupants azéris, chassant près de 600 000 personnes. Depuis près de trente ans, coté azerbaïdjanais, la crispation est allée croissant, fondée sur le droit international qui lui attribue le Haut Karabakh, et donc sur le thème populaire de la reconquête de « sa province ». Tension qui a abouti, à l’automne 2020, à une déclaration de guerre de l’Azerbaïdjan. En 44 jours de combats, Bakou a récupéré de larges territoires de l’enclave séparatiste et vengé trente ans d’humiliation, au prix fort : 5.000 soldats tués de part et d’autre, et vraisemblablement 30.000 morts ou disparus au total. Un accord de cessez le feu négocié par la Russie a été conclu, figeant une nouvelle situation géopolitique.

A la fin de l’ère soviétique, c’est Heydar Haliyev qui avait pris les rênes du pays. A sa mort en 2003, son fils Ilham a repris le poste, triomphalement réélu avec des scores, eux, tout à fait soviétiques : près de 80%. La famille a d’ailleurs amassé une grande fortune et nourrit un fort culte de la personnalité, comme en témoignent les innombrables portraits dans l’espace public et les non moins nombreuses unes de « journaux » à son effigie. Mais le soutien populaire reste réel, avec, depuis la fin de la guerre, un sentiment d’euphorie perceptible dans les rues où les drapeaux azerbaïdjanais, pavoisés en nombre, voisinent généralement avec ceux de l’indéfectible allié turc, qui a soutenu financièrement et matériellement l’offensive militaire. Les invités matinaux des télévisions portent souvent l’uniforme et les « défilés de la victoire », parades de matériel militaire, interviews de héros de la guerre ou de leurs enfants endeuillés se succèdent en boucle sur la télévision d’état. Au point de vue de la démocratie, le pays est en queue de peloton, parmi les quinze derniers - juste après le Yémen, selon l'ONG Freedom House. Inutile de dire à quel point il semblait bienvenu, pour l’Azerbaïdjan, de redorer son image… d’où « l’invitation » de quelques journalistes internationaux.

A la télévision d’État, les invités du matin portent souvent l'uniforme - © Reflets
A la télévision d’État, les invités du matin portent souvent l'uniforme - © Reflets

Dès notre arrivée, nous demandons à partir au plus tôt vers le Haut Karabakh, puisque nous sommes autorisés à visiter les « territoires libérés » comme les nomme la terminologie officielle azerbaïdjanaise. « Dès que vous aurez réalisé l’interview du conseiller politique du président », nous répond-on, interview que personne n’a sollicité mais qui semble obligatoire. Toute la journée, le rendez-vous pour l’interview est repoussé et nous tournons en rond. Il aura lieu le lendemain nous explique-t-on finalement, alors que nous espérons partir très tôt, étant donné les cinq heures de route à parcourir pour rallier le Karabakh.

Le soir, alors que nos accompagnateurs nous ont enfin déposés aux portes de notre hôtel, l’un de nous parvient à y organiser un rendez vous avec un opposant. Dans cet établissement international, il se fondra aisément au milieu de notre petit groupe. Nos accompagnateurs nous ont laissés pour une soirée " de repos", pensant que nous allions sagement rester dans nos chambres, d’autant que la ville est bouclée sous couvre-feu Covid.

Anar Mammadi est avocat et dans l’opposition au gouvernement Aliyev, ce qui lui a déjà valu plusieurs mois de prison. Il raconte avec mille détails à quel point, pendant les mois qui ont précédé le début de cette deuxième guerre, la reconquête du Haut Karabakh était dans tous les esprits et comment des accrochages à répétition sur les lignes de séparation avaient provoqué de plus en plus de manifestations, à Bakou et dans une grande part des villes du pays. Jusqu’au moment où la population a appelé ouvertement à la guerre avec l’Arménie, et que toute une jeunesse, nourrie de propagande guerrière et gonflée d’esprit de revanche, parte au front sans états d’âme, à peine la déclaration de guerre proclamée et les premiers bombardements lancés sur Stepanakert. « Le gouvernement était complètement sous pression pour partir en guerre » dira Anar Mammadi.

Le lendemain matin tout le monde est très tôt sur le pont. De longues heures se passeront avant que la présidence ne nous laisse partir, le conseiller n’étant décidément toujours pas disponible, et des rumeurs d’accrochages faisant planer une incertitude sur notre équipée. Nous partons enfin - sans l’avoir vu.

De Bakou à l’orée du Karabakh, la plaine de steppe est sèche et très vide. Quelques flammes hautes près de la côte de la mer Caspienne signent l’exploitation des énormes gisements de gaz, qui fournissaient les deux tiers du pétrole de l’URSS pendant la seconde guerre mondiale, et qui ont permis de financer l’armada militaire de ces dernières années. Sur la route, bien entretenue, le flot de voitures est constant – l’essence est évidemment bon marché – on croise des dizaines de camions citernes, et aussi quelques antiques Lada, rescapées de l’ère soviétique. Malgré l’excellent état de la route, la vitesse est limitée à 60-80 km/h, mais notre chauffeur – officiel- n’hésite pas à faire de nombreuses pointes à 175 km/h. On s’accroche.

Ruines à perte de vue

Une fois arrivés dans le Haut Karabakh, le paysage change du tout au tout. Le site est montagneux et magnifique. Le « jardin noir » du Caucase - c’est la traduction littérale- tirerait son nom du vert très foncé des pins. Une légende prétend que c’est en fait la noirceur du sang versé ici par tant de conflits, et depuis tant de siècles, qui le lui a valu.

Arrivés à Agdam, l’image est saisissante : il ne reste presque rien de cette ville, aucun immeuble n’a été épargné. Parfois deux ou trois étages d’une façade sont demeurés intacts, plantés dans le sol, mais le reste de la maison, derrière, est effondré.

La ville d’Agdam a été totalement détruite par les Arméniens après la première guerre du Haut Karabakh. - © Reflets
La ville d’Agdam a été totalement détruite par les Arméniens après la première guerre du Haut Karabakh. - © Reflets

Seule la mosquée est debout et dresse ses deux minarets au dessus de coupoles au toits crevés. De là-haut, la vue sur la dévastation est complète, les ruines s’étendent à perte de vue. A l’intérieur de la mosquée, quelques traces de vie : plusieurs petits tapis sont disposés au sol avec quelques exemplaires du « Manuel de prière du soldat » : ce sont ceux des gardes azéris qui veillent sur cette ville symbole, pourtant déserte, et qui a visiblement fait l’objet d’une destruction systématique par les Arméniens, après que leur victoire l’a vidée de ses habitants azerbaïdjanais, il y a presque 30 ans.

Les ruines d’Agdam vues du toit de la mosquée - © Reflets
Les ruines d’Agdam vues du toit de la mosquée - © Reflets

Une dame âgée sort d’une voiture. Elle marche à petits pas, un peu courbée, entièrement vêtue de noir, un fichu sur les cheveux. Derrière elle, un homme suit, qui tient un tableau au bout du bras. C’est une grande photo de son frère aîné, disparu pendant la première guerre du Karabakh. La vieille femme est leur mère à tous les deux. C’est la première fois depuis 28 ans que Shafiqa Rustamova, 78 ans, et son fils Arzu Rustamov reviennent à Agdam, en espérant trouver la tombe de Hidayet, le premier fils disparu, tué en 91. Ils ont été amenés devant la mosquée épargnée de la ville martyre tout exprès pour nous, pour nous raconter leur histoire. Leur chagrin est sincère, et leur histoire serre le cœur. Mais leur parole semble avoir été bien cadrée. Après nous avoir raconté les souffrances de la guerre et l’exil de toute sa famille, « déplacée » pendant trois décennies dans un logement au provisoire devenu permanent, Shafiqa Rustamova répétera « même si tout a été détruit, je suis très heureuse d’être revenue ici. C’est grâce à notre gouvernement, nos militaires et grâce à Dieu ». Elle ne veut plus qu’une chose avant de mourir : « retrouver ma terre, revenir ici, même si je dois vivre dans un abri, et puis reconstruire ma maison à Kidirli, mon village, tout près d’ici ».

Youssef Khanri tient à peu près le même discours. Ce mécanicien de 59 ans, blessé pendant la première guerre, s’est porté volontaire dès le début du dernier conflit. « On a pris notre revanche. Je voulais faire la guerre pour récupérer ma terre. Vivre ici, c’est le but de ma vie ». A la question de savoir s’il pourrait vivre ici en côtoyant des Arméniens : « je n’ai pas d’animosité, maintenant c’est fini. Il y a trente ans ils ont détruit méthodiquement cette ville, imaginez ce que c’est quand on détruit l’endroit où vous êtes né. Mais en faisant cela, ils reconnaissaient que ce n’était pas leur terre à eux, puisqu’ils ne voulaient pas du tout l’habiter, mais seulement l’occuper ! Maintenant on l’a récupérée, et j’espère qu’on va y vivre en paix. Et ils pourront y vivre avec nous… à condition d’accepter de prendre la nationalité azerbaïdjanaise ». Un point de vue inattendu, tant l’animosité entre les deux ethnies reste palpable.

Chacun traite son ennemi de chien

Nous irons ensemble au cimetière d’Agdam, premier endroit de la ville à avoir été entièrement déminé. Un ruban de balisage blanc et rouge marque les limites du terrain sûr. Il définit un étroit passage depuis la route et entoure ensuite tout l’enclos du cimetière. Trois tombes sont pavoisées et fleuries, surmontées chacune du portrait d’un homme en treillis.

Au cimetière d’Agdam, les tombes des héros de la première guerre du Haut Karabakh - ©  Reflets
Au cimetière d’Agdam, les tombes des héros de la première guerre du Haut Karabakh - © Reflets

Ce sont les héros de la première guerre, révérés par les azéris qui se racontent en boucle ce qu’ils ont entendu de leurs exploits. Dans tout le reste du terrain, s’ouvrent des trous béants. On nous expliquera que « ces chiens d’Arméniens » ont déterré les corps ensevelis ici pour les disperser dans la nature. Une croyance tenace, répétée maintes fois, sans qu’il soit possible d’en recueillir la moindre preuve.

Au cimetière d’Agdam, des tombes d’où des corps auraient été enlevés et dispersés. - © Reflets
Au cimetière d’Agdam, des tombes d’où des corps auraient été enlevés et dispersés. - © Reflets

Le jour avance et il est temps de repartir, il nous faut rallier la ville la plus proche avant la nuit. Sur la piste en terre, devant la mosquée, passent des camions russes chargés de préfabriqués. Ils vont installer les premiers postes de surveillance du secteur.

Avec un peu de chance, et une météo plus clémente, nous monterons à Dadivank demain. La ville, célèbre pour son très ancien monastère, est une cité que les deux camps se disputent comme « le cœur » de leur nation. En partant, les Arméniens ont brûlé leurs maisons et coupé leurs arbres fruitiers pour ne pas que les « envahisseurs » puissent en profiter. Les moines ont démonté les sculptures et les croix antiques des sépultures pour qu’elles ne soient pas mises à bas par les « chiens ». Ici, chacun traite son ennemi de chien.

Le gouvernement avait accepté que nous y allions, en espérant que nous pourrions ensuite expliquer au monde qu’il fait tout ce qu’il faut pour protéger le patrimoine culturel arménien dans le Haut Karabakh. Une image très importante pour Bakou, qui veut retrouver une place sur la scène internationale sur tous les fronts, y compris culturel.

Dadivank est encore plus haut dans la montagne et, au matin, la neige y tombe serré. Il ne sera finalement pas question de s’y aventurer, nos 4x4 ne passeraient pas, les engins militaires eux mêmes n’arrivent pas à s’y frayer un passage malgré leurs chenilles, nous dit-on, sans que l’on puisse vérifier. Et puis des accrochages ont rendu la situation militaire instable dans cette région et le gouvernement ne veut pas risquer que nous prenions une balle perdue. Malgré nos demandes répétées d’y faire un reportage, l’affirmation que nous assumons certains risques du métier, nous n’irons ni à Dadivank ni à Susha, la plus grande des villes « libérées ».

Depuis vingt huit ans, j’attends de revenir et ce jour là, le jour où je reviendrai, ce sera le plus beau jour de ma vie

Nous décidons alors de rentrer à Baku, pour aller rencontrer des « DPI », les « personnes déplacées de l’intérieur », chassés des hauts territoires par la première guerre. Certains ont été installés dans des préfabriqués ou des camps de toile, puis des petites maisons construites à la hâte en banlieue de la capitale. D’autres ont trouvé refuge dans des foyers de travailleurs ou d’étudiants. Les réfugiés que nous allons rencontrer sont logés dans une ancienne cité U de l’ère soviétique où ils habitent à cinq ou six par pièce, depuis 28 ans. Coté face, un immeuble dans le style des années soixante, aux petites fenêtres. Coté pile, une forêt de câbles tendus jusqu’aux trois arbres de la cour, où pendent vêtements, linge de lit et couvertures colorées.

Une ex-cité U de Baku ou des déplacés du Haut Karabakh logent depuis 28 ans  - © Reflets
Une ex-cité U de Baku ou des déplacés du Haut Karabakh logent depuis 28 ans - © Reflets

Dans les étages, le bleu lagon des coursives est sérieusement passé, et les murs sales. Des armoires en bois disparates s‘entassent dans des couloirs étonnamment larges. Devant chaque porte, les chaussures de toute la famille. Les intérieurs semblent bourrés de meubles tellement les pièces sont petites. En près de trente ans, la population des « déplacés » azéris d’Arménie et du Haut Karabakh a presque doublé. Déjà nombreuse à l’origine, avec près de 600.000 mille personnes, elle avoisinerait désormais le million d’individus. Aujourd’hui, ceux qui sont arrivés enfants, ou nés depuis, ont quitté la résidence universitaire, et les aînés restent avec le nouvel espoir, depuis le cessez-le-feu, de partir à leur tour pour retrouver leur maison, abandonnée dans les hautes terres.

Hafiza Bayramova, 66 ans, parle un anglais parfait. Elle l’enseignait, « avant », dans une petite ville du sud du pays. Arrivée dans la cité U en 93, elle y vit presque confortablement aujourd’hui. Avec le départ de ses enfants, elle a même pu installer un grand buffet tout le long de la pièce principale, devenue un salon – salle à manger, et dispose d’une autre pièce, une vraie chambre pour elle et son mari.

 Hafiza Bayramova et son époux dans leur « appartement » de l’ex cité U de Bakou - © Reflets
Hafiza Bayramova et son époux dans leur « appartement » de l’ex cité U de Bakou - © Reflets

Tout est d’une propreté méticuleuse et il ne manque au mur ni un portrait de famille ni un drapeau, azerbaïdjanais et turc. « Avec ma famille je vivais dans une belle maison à Zangilan, tout près de la frontière avec l’Iran. Nous nous sommes enfuis sans rien emporter. Il a fallu traverser la rivière Aras, passer en Iran et faire tout le chemin vers Bakou. Et au début, c’était très dur de vivre ici, nous étions nombreux, on n’avait que deux pièces, et il n’y avait ni eau ni électricité ». Sur la toile cirée, elle étale les photos de « sa maison ». On ne voit rien qu’un jeune homme bien taillé, en tenue paramilitaire, qui pose parmi de grosses pierres éparses. C’est son fils aîné, qui a bravé les interdictions de circuler dans la région pour revenir à Zangilan juste après le cessez-le-feu, photographié devant ce qui reste de la maison de famille. Hafiza a les larmes aux yeux, mais elle a repris espoir. « J’ai toujours cru qu’un jour les terres occupées nous seraient rendues par les bandits arméniens. Depuis vingt huit ans, j’attends de revenir et ce jour là, le jour où je reviendrai, ce sera le plus beau jour de ma vie ».

Quand on pose la question d’y vivre en bonne intelligence aux côtés d’Arméniens, les civils qui ont eux aussi vécu si longtemps sur les terres voisines, on retrouve le discours familier, déjà entendu à Agdam, et plusieurs fois ensuite : « Ils doivent accepter que le Karabakh est à nous, c’est notre pays, l’Azerbaïdjan. S’ils demandent la nationalité, et qu’ils sont sans colère, ils peuvent vivre avec nous et nous pouvons vivre avec eux. Mais ils doivent accepter que c’est notre pays. » A-t-elle un peu de compassion pour les 40.000 arméniens qui ont fui à leur tour l’an passé et vivent désormais, eux aussi, en exil ? « Non » souffle-t-elle doucement, le regard fixé sur les photos de Zangilan.

Le lendemain, au dernier jour de notre séjour, nous aurons finalement l’entretien obligatoire avec le fameux conseiller en politique étrangère du président. Il nous reçoit dans le bâtiment de la présidence, une sorte de mausolée soviétique ou des roses fraiches sont renouvelées tous les jours devant la statue de feu Alihev qui surplombe de toute sa hauteur l’impressionnant hall d’entrée. Hikmet Hajiyev est fort affable, et parle un anglais très diplomatique. Il veut nous expliquer que le régime n’est pas tout à fait ce que l’on croit, et que son gouvernement, par exemple, a commencé à arrêter les Azerbaïdjanais auteurs présumés de crimes de guerre contre des Arméniens – et c’est exact, comme nous le confirmeront des ONG.

Cela suffira-t-il à permettre une cohabitation pacifique dans le Haut Karabakh ? On en revient à ce qui semble définitivement être le message principal à faire passer à la presse étrangère. « L’Azerbaïdjan reconnaît les Arméniens du Haut Karabakh comme nos citoyens. Nous sommes prêts à accorder tous les droits constitutionnels aux personnes qui souhaitent vivre avec l’Azerbaïdjan et qui accepteront un passeport azerbaïdjanais ». Mais cette situation est encore loin de se profiler. Après l’euphorie de la victoire, la réinstallation des populations azerbaïdjanaises dans les « territoires libérés » n’est pas une mince affaire, d’autant que le Haut Karabakh est une des régions les plus minées au monde. Quand à réintégrer des Arméniens sur ces territoires, une fois passée la demande de nationalité – dont tout le monde semble vouloir croire qu’elle sera bien volontiers demandée, puis acceptée comme une simple formalité – il faudra aussi imaginer comment tous pourront laisser de côté des décennies de tensions ethniques, que le gouvernement actuel ne semble pas apaiser. «_ Soyons réalistes, dit le conseiller Hajiyev, _tout cela prendra du temps, beaucoup de temps. Et nous n’avons pas prévu que les réinstallations ne commencent avant au moins trois ans. » Bien plus que ce qu’imaginent les habitants de la Cité U de Bakou.

Nous avons réussi à contacter un autre opposant qui accepte de nous rencontrer discrètement l’après-midi même dans un jardin public. Les journalistes anglais sont partis de leur coté, pour un rendez vous du même type, et tout aussi discret. Notre tentative avorte dès la sortie de l’hôtel. Un de nos anges gardiens nous rattrape, et nous explique que le test PCR fait le matin même - pour pouvoir reprendre l’avion pour Paris - n’a pas fonctionné, qu’il nous faut le refaire, cette fois dans un hôpital public. Impression étrange et infondée que c’est un gros mensonge, mais impossible de se défiler. Ce sont les journalistes anglais qui nous donneront le fin mot de cette histoire, et du bobard que nous avions pressenti. Ils étaient donc, eux aussi, partis en douce pour un rendez-vous avec un opposant, mais au lieu d’aller à pied ou de trouver un bus, ils avaient accepté de monter dans la voiture de leur chauffeur « officiel», une baraque ne parlant pas, soi-disant, un traître mot d’anglais. Grossière erreur, semble-t-il, car au moment où un des reporters a imprudemment lâché le nom de leur futur interlocuteur, la voiture c’est mise à tourner en rond dans la ville avec le chauffeur pendu au téléphone, jusqu'à ce qu’il les ramène à leur point de départ.

Une fois que nous avons tous été regroupés à l’hôtel et que notre accompagnateur officiel a pu recompter sa petite troupe, comme par miracle, le test PCR invalidé a été mystérieusement décrété valable à nouveau. Nous pouvions désormais vaquer à nos occupations, c’est à dire - de préférence- réintégrer nos chambres et faire nos bagages.

Le lendemain matin, nous sommes à la course pour ne pas rater l’avion de Paris. Le taxi arrive et, en le voyant, le sbire du gouvernement resté posté devant l’hôtel agite les bras, pousse des grognements et se jette sur son téléphone. Nous lui expliquons, en sabir international et mime d’oiseau qui s’envole, que tout va bien, qu’on n’a pas voulu déranger, que nous allons simplement à l’aéroport… Le temps de ces palabres, le guide officiel est apparu, et nous a expliqué, cette fois-ci avec une grande fermeté et un début de colère qui laissait percer combien il lui tardait que nous soyons partis, qu’il était tout à fait impossible que l’on aille où que ce soit de notre propre chef, sans être voiturés et surveillés, fût-ce à l’aéroport. On avait commencé à s’en douter.

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