Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jérome Duval

Le géant de la biométrie Idemia tisse sa toile

Son pouvoir augmente à mesure qu'il engrange vos données personnelles.

Si la pandémie a freiné l’économie, elle a révélé des opportunités dans le domaine de la biométrie. Au fil des contrats que l’entreprise Idemia décroche partout sur la planète, parfois de manière douteuse, son pouvoir se concentre inexorablement. Mais, au-delà de cette réussite commerciale, l'industrie du contrôle et de la surveillance pose la légitime question de la sécurité du dispositif, et donc de la protection des données personnelles collectées... au nom de la sécurité.

La biométrie est à la mode... - Image Pixabay

Une nouvelle société du tout-numérique se dessine chaque jour plus distinctement. Au sein du marché de la biométrie, le leader autoproclamé de « l'identité augmentée » Idemia, enchaîne les contrats parmi une multitude d’autres acteurs. Derniers en date : la carte eSIM nouvelle génération compatible avec les réseaux 5G pour l’automobile connectée ; des cartes SIM 5G pour le principal opérateur de télécommunications de Singapour, M1 Limited, ou sa technologie de reconnaissance faciale MFACE pour contrôler l’identité des voyageurs en partance depuis l’aéroport d’Oakland en Californie. Mais ces récents contrats ne sont qu’une infime partie de l’œuvre tentaculaire du géant de la biométrie. D’après Mathieu Rigouste, chercheur indépendant auprès de la plateforme enquetecritique.org, « Idemia profite du développement continu du business des frontières, des catastrophes et des grands événements. » Son pouvoir se concentre à mesure qu’il tisse sa toile sur la planète et que ses baies de stockage engrangent vos données personnelles.

Les solutions numériques sont là pour nous protéger. Idemia ne cesse de le marteler. Son vice-président chargé de l’Afrique, Olivier Charlanes ne déclarait-il pas lors d’un entretien accordé à Jeune Afrique en 2018 : « Notre société vend de la sécurité, donc de la confiance ». Mathieu Rigouste rappelle qu’« Idemia était l'un des principaux sponsors du Milipol 2021, salon mondial des industries militaro-sécuritaires françaises organisé par le ministère de l'intérieur. L'entreprise était aussi le fournisseur des technologies numériques permettant de contrôler les entrées et la circulation des visiteurs à l'intérieur. » Cet événement est l’occasion pour Idemia, de présenter son système d’identification biométrique mobile pour les forces de l’ordre sur le terrain ou la biométrie sans contact pour faciliter les contrôles de sécurité dans les stades ou les aéroports. Le marché de la sécurité des États « redevient extrêmement dynamique », se félicitait le préfet Yann Jounot, dans un contexte de crise, lors du même salon qu’il préside.

Les chiffres d'Idemia, document interne
Les chiffres d'Idemia, document interne

Selon le dernier rapport IMARC, le marché mondial de la biométrie a atteint une valeur de 23,5 milliards de dollars en 2020. Il était estimé à 19,84 milliards en 2019 et 16,7 milliards en 2018. Un marché en pleine évolution, d’autant que la pandémie offre de nouvelles opportunités : « L'épidémie de coronavirus (COVID-19) devrait entraîner une évolution importante vers des solutions biométriques sans contact, telles que la reconnaissance de l'iris, du visage et de la voix, pour l'authentification de l'identité, ainsi que le remplacement des mesures de sécurité conventionnelles », précise le document. C’est dire si l’avenir est radieux...

Le mastodonte de l’intelligence artificielle revendique désormais près de 15.000 employés dans le monde. Le ministère américain de la Défense, le FBI, Interpol, des services de police ou de renseignement comptent parmi ses clients répartis dans plus de 180 pays. La firme, qui dispose d’un gros marché aux États-Unis où elle réalise près d’un tiers de son chiffre d’affaire, avec notamment l’émission de permis de conduire, passeports et cartes d’identité, annonce avoir délivré plus de 3 milliards de documents d’identité dans le monde et 800 millions de cartes SIM en 2019.

Chiffres Idemia. Document interne.
Chiffres Idemia. Document interne.

L’identité numérique

En Europe, afin d’uniformiser les documents d’identité dans les 27 états membres conformément au règlement européen du 20 juin 2019, Idemia distribue depuis le 2 août dernier sa nouvelle carte nationale d’identité électronique (CNIe) en France. Après le passeport biométrique en circulation depuis 2009, la CNIe devrait permettre d’authentifier son identité numérique via l’application de reconnaissance faciale ALICEM sur mobile, afin d’accéder à tous les services publics. Amateurs du télétravail, il sera inutile de se déplacer. Les démarches administratives se feront à distance sur des services publics dématérialisés. Reflets.info a révélé que le code de cette application était protégé par le secret de la défense nationale. Or, chacun sait que la sécurité par l'obscurité n'a jamais fait ses preuves… En plus des informations présentes sur la carte, les données biométriques (photo et empreintes digitales) resteront stockées dans un fichier informatique de l’État pendant 15 ans. Le recueil des empreintes digitales étant devenu obligatoire à partir de l’âge de 13 ans, depuis un décret publié au Journal officiel le 14 mars 2021, l’étendue des données collectées est colossale.

Mais la France est loin d’être le seul terrain d’opération de la société. Celle-ci a, par exemple, été choisie avec l’entreprise Sopra Steria par le ministère de l’Intérieur français pour la conception, le déploiement et la maintenance du nouveau système de contrôle aux frontières extérieures de l’espace Schengen, dans le cadre d'un contrat quadriennal de 300 millions d'euros. Un article d’Alice Vitard publié sur le site usine-digitale.fr, affirme qu’en centralisant toutes les bases de données existantes au niveau national dans les États membres, ce nouveau programme partagé de correspondances biométriques compilera les empreintes digitales et les portraits de plus de 400 millions de personnes.

Idemia est également présente en Chine, un pays qui fait un usage pour le moins contestable de la biométrie... Document interne.
Idemia est également présente en Chine, un pays qui fait un usage pour le moins contestable de la biométrie... Document interne.

Concilier surveillance et respect des libertés publiques ?

Derrière cette réussite commerciale qui ne cesse de se développer grâce à un intense lobbying, des problèmes subsistent. Les marchés sont parfois obtenus dans des conditions douteuses ou conclus avec des États autoritaires sans égards au respect des droits humains.

Ainsi au Mali, la société française Oberthur Technologie, devenue Idemia, s’octroie la fabrication des passeports biométriques en 2015. Aucun appel d’offres n’a été lancé pour renouveler le marché jusqu’alors détenu par la Canadian Bank Note. Pour décrocher le contrat, Idemia, basée en Bretagne, bénéficie d’un important travail de lobbying. D’abord par l’entremise de l’ambassadeur français à Bamako, Gilles Huberson, avant que Jean-Yves Le Drian, fervent défenseur des intérêts des industriels bretons, n’intervienne personnellement au cours de l’année 2014. D’après des propos rapportés par Jeune Afrique, l’ancien ministre de la Défense sous Hollande et actuel ministre des affaires étrangères, aurait été jusqu’à mentionner l’engagement militaire français dans le pays lors des négociations pour peser sur la décision. Selon une source du journal, on aurait fait comprendre au concurrent Thales qui essayait de se positionner, que « le dossier était verrouillé ». Impossible de résister à une figure incontournable de la Françafrique que l’on surnommait alors le « ministre de l’Afrique ». L’ancien Chef d’Etat malien, Ibrahim Boubacar Keïta finira par céder.

Dans un rapport publié en septembre 2020, Amnesty International accuse Idemia d’avoir vendu en 2015 un système de reconnaissance faciale au Bureau de sécurité publique de Shanghai. Or, le gouvernement chinois utilise ces technologies à des fins de surveillance généralisée et de mise en place d’un « crédit social », permettant de récompenser ou pénaliser les citoyens en fonction d’une note qui leur est attribuée par les autorités.

Les solutions proposées par Idemia posent également question en termes de protection de données personnelles. En Inde, Idemia est au cœur du plus grand système d’identification biométrique au monde. Le projet Aadhaar (« fondation » en hindi) vise à fournir à tous les habitants un identifiant unique à 12 chiffres après collecte de leur données biométriques (empreintes digitales, photo et iris), donnant accès à de nombreux services (allocations sociales, de santé, ouverture de compte bancaire, etc). Considéré comme le système « le plus sophistiqué » au monde d’après l’ancien économiste de la Banque mondiale Paul Romer, il est pourtant vivement contesté. La journaliste du journal The Tribune, Rachna Khaira, a ainsi démontré sa vulnérabilité en quelques minutes, en accédant aux données de plus d’un milliard d’Indiens. Elle assurait alors n’avoir révélé « que le haut de l’iceberg » d’un projet qui était déjà passé trente fois devant les tribunaux indiens en janvier 2018.

« C'est un projet qui a de bons et de mauvais côtés, explique pour sa part Baptiste Robert, fondateur de Predicta Lab. L'idée était de lutter contre la corruption, la pauvreté, d'avoir un rôle en termes de recensement. Ça, c'est positif. Mais le projet est très complexe et centralise beaucoup de données. In fine, tout passe par le fameux numéro Aadhaar attribué à chaque personne. Les fermiers touchent leur pension grâce à ce numéro, mais vous achetez aussi une voiture ou vous ouvrez une ligne téléphonique ou Internet avec. Tous les services du quotidien font désormais appel au numéro Aadhaar. Or j'ai démontré assez facilement que l'on pouvait récupérer des millions de numéros précise le chercheur en sécurité informatique. En Inde, il a été démontré que l'on pouvait usurper l'identité d'une personne avec simplement ce numéro. Ça, c'est un problème. »

Un dépit d’une expansion de la biométrie de plus en plus répandue, son usage reste sujet à controverses, tant il est ponctué de failles ouvrant la voie à des manipulations en tout genre. Ses détracteurs dénoncent un système intrusif et potentiellement liberticide par la mise en place d’un vaste processus de centralisation des données. En définitive, la collecte et le stockage des données personnelles de millions d’individus par une même entreprise interpelle quand à un possible glissement à des fins sécuritaires. Pour Edward Snowden, il n’y a aucun doute : « le plus grand danger pour la sécurité nationale est désormais représenté par les entreprises qui prétendent la protéger ».

  • Contactée par le biais de son agence de communication Havas, Idemia n'a pas répondu à nos sollicitations à temps pour que nous puissions insérer les réponses à nos questions dans cet article. Si des réponses devaient nous être adressées par la suite, nous les intégrerons ici.

  • En décembre 2017, le fonds de capital-investissement Advent International dont le siège est à Boston, s’approprie Morpho (ex-filiale sécurité de Safran) pour près de 2,4 milliards d’euros. Il organise alors la fusion avec sa filiale Oberthur Technologies spécialisé dans les cartes à puce et documents d’identité pour donner naissance à Idemia.

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