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Dossier
par Jacques Duplessy

Le droit du travail malmené

Le gouvernement privilégie la reprise

Partout en France, syndicats et salariés se battent pour obtenir des entreprises les protections nécessaires lorsque le le télétravail n'est pas possible. Un bras de fer difficile alors même que les inspecteurs du travail sont mis sous pression par le gouvernement. Deux plaintes ont été déposées par la CGT du commerces et des services contre la ministre du Travail et contre le groupe Carrefour.

Queue devant un centre commercial à Ivry - Denis Meyer

La protection des salariés contraints encore de travailler est-elle vraiment une priorité du gouvernement ? On peut en douter en entendant le discours de Muriel Pénicaud. La ministre du Travail a demandé aux directions régionales du travail de « challenger » les entreprises qui souhaitent fermer leurs portes sous la pression de salariés inquiets pour leur santé. « Trop d’entreprises ferment parce qu’elles se croient obligées de le faire », écrit la ministre dans un document adressé à ses services en région révélé Mediapart. Cela « alors que le gouvernement cherche autant que possible à préserver l’activité ». Depuis, le discours du gouvernement a un peu évolué, au moins en façade. « Les service de Muriel Penicaud lui ont dit qu’elle risquait personnellement des poursuites pénales, explique Pierre Mériaux, représentant au CHSCT du ministère du Travail pour le syndicat FSU-SNU-TEFE. Mais dans les faits, le double discours demeure, comme les injonctions contradictoires : « restez chez vous et allez travailler. » Un directeur régional du travail a écrit à ses agents : « L’activité économique doit reprendre. C’est le message à faire passer. » « Pourtant notre mission, c’est le respect du droit du travail, s’inquiète Sophie Poulet, membre du conseil national de Sud Travail. C’est quoi le véritable objectif du gouvernement ? Limiter la propagation du virus ou maintenir l’activité coûte que coûte ? On devrait fermer les entreprises non essentielles. »

Face à cette crise inédite, le droit du travail est particulièrement malmené. Les petites entreprises sans Conseil social et économique (CSE) sont les plus vulnérables. Dans les grandes structures, les dysfonctionnements, les dangers graves et imminents sont plus facilement signalés.

« Il y a eu des tensions au début, explique Mathieu Nicol, secrétaire départemental CGT des Côtes-d’Armor. Des patrons voulaient imposer des congés aux salariés sans l’accord de branche ou d’entreprise qui doit l’autoriser. On a saisi la Direccte (la direction régionale du travail, NDLR) et ça s’est régularisé. » Le syndicat a aussi créé dans l’urgence un numéro vert régional pour la Bretagne. « Nous avons reçu 350 appels depuis le 12 mars, se réjouit Mathieu Nicol. Surtout des petites entreprises où il n’y a pas de syndicat. Les patrons n’ont souvent pas de mauvaises intentions mais ils sont mal informés. La Direccte qui manquait déjà de personnel est débordée. Elle nous renvoie aussi des salariés qui l’appellent ».

Certains patrons font signer des décharges aux salariés pour s’exonérer de responsabilité en cas de contamination. Des documents absolument sans valeur, selon les inspecteurs du travail interrogés, qui invitent les salariés à se rapprocher des Direccte et des syndicats pour dénoncer ces pratiques illégales. « Ces décharges sont même dangereuses pour l’employeur, explique Me Damien Condemine, avocat spécialisé en droit du travail. Elles prouveront, en cas de contentieux, que le patron avait conscience du danger ».

Les petits, derniers protégés

Dans les hôpitaux, la situation reste compliquée pour les employés, comme l’illustre l’exemple de Saint-Brieuc. « On a été alertés que du personnel qui accueille le public au CHU n’avait toujours pas de masques ou qu’il n’y avait toujours pas de film plastique à l’accueil, comme on a fait pour les caisses de supermarché, témoigne Philippe Scaviner, de l’union locale CGT de Saint-Brieuc. On craint beaucoup que des personnes en première ligne soient contaminées ».

Le gros point noir, c’est la protection du personnel dans le cadre du travail d’aide ménagère et des soins à domicile. Lors de son intervention du 16 mars, le président Macron avait pourtant cité le personnel effectuant des soins à domicile comme ceux devant bénéficier de tenues de protection. Mais dans les faits, il en a été tout autrement. « Pour les aides ménagères, les soignants à domicile, il est impossible de respecter les mesures barrières quand vous faites des toilettes ou que vous aider quelqu’un à s’habiller ou à monter un escalier », raconte un aide-soignant, engagé syndicalement, du Morbihan, sous couvert d’anonymat.

Dans son association, un CSE extraordinaire a été demandé par les salariés. Le port du masque a été bien sûr abordé. « Les intervenants ne portent pas de masque », a déclaré la direction, suivant en cela l’avis de l’ARS. « Afin de préserver les ressources, ces consignes sont applicables dans les zones ou le virus circule activement, notamment s’agissant de notre région, du Morbihan. Le port systématique du masque de protection pour les professionnels n’est donc pas applicable à l’ensemble du territoire breton à ce jour », écrit l’ARS dans un mail que Reflets s'est procuré.

Mail de l'ARS - Copie d'écran
Mail de l'ARS - Copie d'écran

« On a hurlé auprès de la direction, c’était une honte, raconte cet aide-soignant. On s’est débrouillé pour en récupérer un peu dans des pharmacies. On va enfin être approvisionné par l’ARS : deux masques par personnes et par jour. C’est très insuffisant. Les aides soignants et les infirmiers ont des gants. Les aides à domicile, ça dépend des structures. Chaque service s’organise comme il peut... » Le gel hydroalcoolique manque encore. « Les directions jouent sur le fait que nous sommes des travailleurs très isolés, c’est difficile de s’organiser quand on ne se voit pas. On a l’impression d’être vraiment laissés de côté », estime le soignant.

Les responsables des structures d’aide à domicile ont annoncé que le Morbihan n’étant pas une zone à risque, il n’était pas envisageable de faire jouer le droit de retrait pour « danger grave et imminent ». Pourtant, une aide-ménagère du département a été infectée par le virus et est actuellement en réanimation.

Les directions des associations de services à domicile ont demandé de réduire les passages chez les personnes âgées pour éviter la contamination. « Pas les structures à but lucratif qui voient leurs bénéfices diminuer, raconte ce soignant. Cela illustre bien ce discours contradictoire : ne vous protégez pas mais réduisez vos heures pour éviter les contaminations. D’ailleurs s’il y a un cas suspect ou avéré de Covid19, on ne nous a communiqué aucun protocole à suivre. Nous n’avons pas de masque FFP2 pour voir une personne malade. Les plus petits sont les derniers à être approvisionné. On est les dernières roues de la charrette…. La réalité, c’est qu’on aura la matériel qu’il faut dans trois semaines ou un mois, quand ça sera trop tard ! »

Combat médiatisé : les protections apparaissent comme par enchantement

C’est parfois par la lutte que les salariés obtiennent les protections nécessaires pour eux et pour leurs clients, comme le montrent deux combats récents. A Vitrolles, dans le second hypermarché Carrefour de France avec 600 salariés, plus de 150 employés avaient fait valoir leur droit de retrait, selon Redha Longard,le délégué CGT. Ce, après que deux personnes du magasin – l’un du service de sécurité hospitalisé en service de réanimation et le boucher — aient été diagnostiquées porteuses du Covid-19. A ce jour, neuf personnes sont positives au Covid19. Pour toute réponse, la direction avait menacé ces salariés de sanctions. Après la médiatisation de leur combat et des contacts avec l’inspection du travail, la direction de l’hypermarché a fait marche arrière. « Les caddies sont désinfectés, les employés ont reçu des masques, du gel hydroalcoolique et des gants, raconte le syndicaliste. Les clients ont bien compris notre démarche. C’est aussi pour eux, pour éviter qu’ils tombent malades que nous nous battons ». Mais la situation reste difficile : un tiers du personnel est absent. Pour compenser seuls 10 intérimaires et deux employés en CDD ont été recrutés. Autre combat victorieux, dans l’entrepôt de Carrefour Supply Chain de Ploufragan, en Bretagne. Là aussi, des salariés avaient exercé leur droit de retrait alors que la direction refusait de distribuer les protections pourtant présentes dans l’entrepôt. Là aussi, la direction avait annoncé que la période de retrait ne serait pas payée et menacé de sanctions disciplinaires. « Comme par enchantement, après les articles de presse, les masques ont été distribués dimanche soir et lundi dans toutes les plateformes du groupe, dit Alain Mahé, le délégué syndical CGT. On avait fait deux droits d’alerte avant qui n’avaient eu aucune suite. Comme quoi la mobilisation et la médiatisation paient ».

Les inspecteurs du travail sous pression

Les inspecteurs du travail, chargé de faire respecter le droit, sont eux-mêmes sous tension. Ils sont priés par leurs directions régionales de ne pas faire de zèle. Une consigne nationale dans la droite ligne du discours de la ministre « challengeant » les entreprises.

A Paris et Nantes notamment, des directions ont tardé a donner des autorisations de déplacement aux inspecteurs. « Comme ça on ne risquait pas de déranger les patrons et de soutenir les salariés en danger, s’étrangle Pierre Mériaux, représentant au CHSCT du ministère du travail pour le syndicat FSU-SNU-TEFE. Le gouvernement a tout fait pour restreindre un service vital pour les salariés. C’était une mise entre parenthèse pure et simple de l’inspection du travail ». Une directive de la Direction générale du travail a été émise le 13 mars pour exiger d’informer la hiérarchie avant d’aller voir une entreprise dont un salarié demandait à exercer son droit de retrait. « Nous ne sommes pas inféodés au pouvoir politique, dénonce Pierre Mériaux. On a notre liberté d’action et de décision. On rend toujours compte, mais à posteriori ».

Des pressions ont été faites sur des inspecteurs du travail pour ne pas soutenir les salariés voulant exercer leur droit de retrait en cas de danger grave et imminent. C’est le cas en région parisienne, selon Sophie Poulet, de Sud Travail.

« C’est aussi le cas en Bretagne, s’indigne Pierre Scouviner, de la CGT. On a l’impression que c’est une politique nationale ».

De plus, les masques de protection FFP3 destinés à protéger les inspecteurs allant sur des chantiers à risque, ont été réquisitionnés pour être donnés aux soignants. « Je peux le comprendre, déclare Pierre Meriaux. Le résultat est qu’on ne peut plus faire notre travail en sécurité. Cela nous met en danger si on doit aller voir des sites où les salariés sont eux-mêmes en danger. On n’a pas reçu de masque FFP2 alors qu’on peut être amené à aller sur des sites contaminés. Maintenant, on commence à recevoir au compte-gouttes des masques chirurgicaux. Mais c’est difficile d’avoir une vision claire de la situation au niveau national et il y a d’énormes disparités selon les régions ».

Sans compter la désorganisation des services d’inspection du travail. « Dans de nombreuses régions il n’y a avait pas de plan de continuité d’activité en cas de crise, ou ils étaient obsolètes, déplore Pierre Mériaux. Il y a eu une gestion différente par régions, voire par départements. Certains services étaient sans coordination et sans ligne directrice ». « On se sent démunis et absolument pas soutenus par notre hiérarchie », dénonce Sophie Poulet. Les inspecteurs du travail tentent tant bien que mal de poursuivre leur activité. « On a une montée en charge des sollicitations des salariés, constate Pierre Mériaux. Mais c’est difficile de sanctionner une entreprise car les tribunaux sont fermés. Restent les amendes administratives. De toute façon, la répression ne représente que 3 % de notre activité. Le reste du temps, on est dans le conseil pour aider à trouver des solutions ».

Une nouvelle menace plane sur le droit du travail. « Le lobby patronal tente d’obtenir par la loi une exonération de responsabilité en cas de contamination d’un salarié dans l’entreprise en raison du manque de matériel de protection », s’inquiète Pierre Mériaux. « Il y aura des contentieux importants à la fin de la crise, prévient Me Condamine. Une contamination par le coronavirus pourra-t-elle être considérée comme maladie professionnelle ? Pourra-t-on déclarer en accident du travail le fait d’avoir été contaminé ? ».

Deux plaintes déposées

Déjà deux plaintes ont été déposées par la Fédération CGT du commerce et des services. L’une vise la ministre du Travail, Muriel Pénicaud devant la Cour de justice de la République pour « non assistance à personne en danger » et « abstention volontaire de prendre des mesures permettant de combattre un sinistre ».

La seconde vise le groupe Carrefour pour « homicide involontaire » et « mise en danger de la vie d’autrui » après le décès d’une caissière, Aïcha Issadouene, le 26 mars, des suites du Covid19. « Cette plainte est un électrochoc pour que la grande distribution fasse enfin attention à ses salariés, mais surtout, la CGT souhaite élucider ce qui s’est passé à l’hypermarché de Saint-Denis », déclare Me Contamine, l’avocat du syndicat.

« Les centres commerciaux sont des nids à contamination, estime Amar Lagha, le secrétaire général de la CGT commerce. Nous demandons des protections correctes pour les salariés, la fermetures des rayons non essentiels, comme le jardinage. Nous dénonçons l’ouverture le dimanche. Actuellement, il y a 40 % d’absence dans les grandes surface. Et le gouvernement demande de travailler plus. C’est impossible. Les salariés qui nous appellent ne veulent pas une prime, ils nous appellent parce qu’ils ont peur et qu’ils envisagent d’exercer leur droit de retrait ».

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