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Dossier
par Stéphanie Fontaine

Le dépistage en France au doigt mouillé

Entre pénuries et annonces, pas facile de s'y retrouver

Avec l'appel de l'OMS mi-mars, on a compris que pour mieux lutter contre la pandémie, il fallait tester massivement. Mais comment faire quand on manque de l'essentiel pour prélever comme on voudrait ? Font défaut les masques toujours, mais aussi les réactifs pour détecter le virus, et les écouvillons pour aller le chercher dans le nez. Malgré tous les efforts de la filière, les objectifs pour la fin du mois restent moitié moindres qu'en Allemagne...

Un centre de dépistage "drive" - INOVIE

"Nous avons un message simple à tous les pays : testez, testez, testez les gens !", a appelé le directeur général de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à la mi-mars pour faire face à la pandémie du coronavirus. Mais encore faut-il en avoir les moyens, ce qui ne semble pas forcément être le cas de la France. "De 5.000 tests par jour (…), nous sommes passés à 12.000 tests sur une journée comme aujourd'hui. Nous serons à (…) 30.000 tests d'ici à une grosse semaine. Et enfin, nous atteindrons les 50.000 tests par jour par PCR [tests permettant de détecter le virus, NDLR] d'ici la fin du mois d'avril", a donné comme direction Olivier Véran, le ministre de la Santé, deux semaines plus tard. Est-ce bien suffisant ?

A titre simple de comparaison : 50.000 tests par jour, cela correspond à 350.000 tests par semaine, quand l'Allemagne revendique pouvoir déjà en réaliser jusqu'à plus de 700.000 par semaine. Non seulement les dépistages sont plus nombreux, mais ils ont commencé bien plus tôt, dès la mi-janvier, outre-Rhin. C'est d'ailleurs l'un des éléments qui pourrait expliquer que le pays soit si peu affecté aujourd'hui. Officiellement, les décès liés au covid-19 s'élèvent à quelque 3.000 en Allemagne, contre 15.000 en France.

Les chiffres de l'OMS pour l'Europe au 15 avril 2020
Les chiffres de l'OMS pour l'Europe au 15 avril 2020

Pour être précis, où en sommes-nous exactement de nos capacités de tests en ce moment ? "En toute transparence", comme le revendiquent sans cesse nos autorités à la télévision, on peine pas mal à le savoir. Le ministère de la Santé, comme la direction générale de la Santé, interrogés sur le sujet par Reflets, et comme à chaque fois qu'on les a sollicités, ne nous ont pas répondu. Pas plus que Santé Publique France, d'où proviennent toutes les statistiques sur le sujet. Et selon les derniers relevés que celle-ci a rendus publics, il semblerait qu'on soit à la traîne par rapport à ce qui a été fixé.

Une capacité de tests difficile à estimer de manière précise

Entre le 30 mars et le 5 avril, ce ne sont même pas 80.000 tests, soit moins de 12.000 par jour, qui auraient ainsi été effectués en milieu hospitalier, bien loin des objectifs de "30.000 jour" d'Olivier Véran… "Dans le privé, sûr, on y est, et à la fin du mois, on sera à 50.000", tempère le docteur Claude Cohen, président du Syndicat national des médecins biologistes (SNMB). Même si la communication officielle, souvent hospitalo-centrée, peut avoir tendance à nous le faire oublier, il est vrai que l'activité des laboratoires de villes et donc du privé est aussi à prendre en compte. Reste qu'il n'est pas évident non plus d'estimer précisément leurs capacités.

Si l'on s'en tient au dernier recensement du syndicat des biologistes (SDB), on en serait plutôt à quelque 10.500 tests quotidiens en moyenne. En les ajoutant aux chiffres du public, on resterait donc toujours sous cette barre des "30.000 jour". "Il y a 130 plateaux techniques privés qui sont capables de faire de la biologie moléculaire, et donc du Covid-19. Or, pour l'instant, on récupère les chiffres de seulement 54 d'entre eux, on peut donc imaginer qu'on en soit plutôt au double", note François Blanchecotte, à la tête du SDB. Certes, ça paraît logique. Mais les pénuries n'ont-elles pas empêché les laboratoires de fonctionner comme ils l'entendaient ? Cela reste à vérifier…

De fait, comme pour les masques, la France n'ayant rien anticipé, tout le monde se retrouve à courir dans tous les sens pour pallier les manques. Résultat : les conditions ne sont guère réunies pour envisager un dépistage massif, ce qui expliquerait les objectifs disons raisonnables de Paris, comparés à ceux de Berlin. On ne parle là que des seuls tests virologiques, ces tests dits PCR qui permettent, grâce à un prélèvement nasopharyngé, de dépister ceux qui sont atteints par le coronavirus, et qui sont les seuls tests pour l'instant homologués, contrairement aux tests sérologiques (on y revient plus loin) qui permettraient d'identifier ceux qui seraient potentiellement immunisés contre la maladie.

Des pénuries multiples

Sur ces tests PCR en effet, si les statistiques ne sont pas encore au niveau attendu, c'est peut-être parce que les laboratoires, qu'ils soient publics ou privés, doivent composer avec plusieurs pénuries, et pas seulement celle des équipements de protection – masques, surblouses, etc. – qui font défaut à tous les échelons. Les tensions existent non seulement pour l'approvisionnement des réactifs qui servent à la détection du virus lors des analyses des prélèvements, mais aussi et surtout pour celui des écouvillons, ces sortes de cotons-tiges que l'on enfourne assez loin dans le nez pour réaliser ces mêmes prélèvements. Même en Allemagne, qui a pourtant l'avantage de compter des producteurs sur son territoire – la France n'en a aucun -, les réactifs commenceraient à manquer.

Les laboratoires se retrouvent dans une situation d'autant plus délicate, que le gouvernement a tardé à prendre la mesure du dépistage. "On ne faisait même pas partie des bénéficiaires de l’attribution des masques, quand ils ont été réquisitionnés début mars !", tempête Thomas Hottier du groupe Inovie, l'un des leaders privés de la biologie médicale en France. Pour le médecin biologiste, même le coût du test fixé à 54 euros (pris en charge à 70% par la Sécu) est problématique vu le contexte international. "Il est souvent plus élevé à l'étranger, en Allemagne comme aux Etats-Unis où il est de l'ordre d'au moins 300 dollars [environ 273 €]. Et il arrive que des réactifs restent hors de notre portée, du fait de leur cherté par rapport à ce qu'ils sont susceptibles de rapporter". A l'entendre, la France ne serait donc pas forcément une cible privilégiée par les fournisseurs présents sur ce marché.

Des Ferrari bridées

Les efforts sont pourtant bien là, tous les acteurs concernés ont multiplié en l'espace de deux semaines leurs capacités de dépistage, en s'équipant notamment de machines performantes. "Biomnis et Cerba sont à plus de 7.000 tests par jour, Inovie est passé de 3.000 à plus de 6.000, Bio LCD doit grimper à 1.500, Laborizon de 300 à bientôt 1.000…", énumère François Blanchecotte. Idem dans le public : "Nous avons acquis une vingtaine d'automates permettant de faire du séquençage à haut débit", soit au moins "2.000 tests par jour", a précisé Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, ces derniers jours lors de ses points télévisés. Comme le résume le docteur Hottier, "c'est comme si nous roulions tous en voitures de course, mais faute d’essence, on est en train de les brider pour ne pas dépasser le 50 sur autoroute !"

A tout cela, il faut ajouter que les laboratoires vétérinaires et départementaux, les laboratoires de recherche, de police et de gendarmerie ont été autorisés à traiter ces tests. Les premiers suscitent de réels espoirs, car contrairement à ce qui se passe dans la plupart des laboratoires de biologie médicale, les machines utilisées pour les filières agricoles et viticoles sont ouvertes. Cela signifie qu'elles seraient adaptables à plusieurs réactifs, et non pas un seul, ce qui serait un avantage certain dans le contexte de pénurie actuelle. En Saône-et-Loire, où le centre hospitalier de Mâcon est précurseur pour évaluer cette coopération, les premiers retours ne sont que positifs. "Depuis la semaine dernière, on dispose des résultats en 4 heures au lieu de 48 auparavant, alors forcément ça aide", nous explique l'un de ses cadres. Reste maintenant à élargir le dispositif, ce qui prendra, nous dit-on, encore plusieurs jours.

Le 11 mai, nouvel objectif de début du déconfinement fixé par Emmanuel Macron lundi soir, serons-nous alors "en capacité de tester toute personne présentant des symptômes", comme l'a appelé le chef de l'Etat ? Cela semble presque bien peu de chose par rapport aux dernières annonces d'Olivier Véran, qui a finalement décidé qu'il fallait "tester tous les résidents et tous les personnels à compter de l'apparition du premier cas confirmé de malade" en Ehpads*.

Un tracking avant de savoir si l'on pourra tester

"Je dois reconnaître que j’ai failli tomber de ma chaise en l'entendant !", lâche François Blanchecotte. "Peu après, l'ARS Centre-Val de Loire m'a appelé pour tester les 55.000 résidents des Ehpads de la région avec leur personnels soignants", poursuit le biologiste, mais "même en rêve, c'est pas possible ! On ne peut pas tester tout le monde !" La mise en oeuvre des préconisations du ministre ne paraît guère plus aisée en Île-de-France. Seuls 120 des 700 Ehpads de la région seront concernés par le dépistage annoncé cette semaine, alors qu'aux dires même du directeur de l'Agence régionale de la Santé (ARS) francilienne, dans une déclaration à l'AFP, il y aurait près de 60% des établissements, soit 400, impactés par le Covid, avec au minimum un cas déclaré.

Et l'on comprend bien que ce n'est pas tant le patient symptomatique, en maison de retraite ou pas, le problème. C'est toute la chaîne de contamination potentielle qu'il représente : toutes les personnes avec lesquelles il a été en contact, de près ou de loin, ces derniers jours, voire ces dernières semaines, ce qui peut représenter pas mal de monde. Mais avant de se demander si on est bien capable de les tester tous, les propositions de traçage numérique des malades, via leur téléphone portable, fleurissent à vitesse grand V.

Qu'en est-il pour finir des tests sérologiques, qui doivent révéler grâce à un prélèvement sanguin la présence d'anticorps et vérifier notre immunité potentiellement acquise contre la maladie ? Il y a quinze jours, selon le gouvernement, ils devaient permettre "d'accompagner la fin du confinement et d’éviter une seconde vague de contamination", c'est pourquoi une commande de 5 millions de tests rapides venait d'être passée. Ces 5 millions de TROD, comme on les nomme aussi pour Test Rapide d'Orientation Diagnostique, devaient arriver "prochainement sur le territoire". Puis, Olivier Véran nous avait annoncé les objectifs de 30.000 tests rapides par jour en avril, et même "100.000 par jour d’ici le mois de mai"…

Seulement voilà, la commande à 5 millions, on n'en entend plus parler, et l'homologation prochaine de ces tests sérologiques, qu'ils soient rapides ou non, reste à confirmer. On ne serait même plus sûr de leur fiabilité, et l'immunisation post-infection, qu'ils auraient vocation à déterminer, même elle, serait en fait incertaine ! Autant dire qu'on navigue toujours en plein brouillard. De quoi être rassuré !


*Etablissement d'Hébergement pour Personnes Agées

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