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Dossier
par Jacques Duplessy

Le déconfinement, une opération à haut risque

C'est 15 jours après le 11 mai que l'on mesurera le niveau de la seconde vague de l'épidémie

Deux épidémiologistes donnent des clefs pour comprendre la situation et analysent la stratégie du gouvernement. Catherine Hill dénonce « un tragique retard dans la prise de décision » concernant le port du masque et la stratégie de dépistage envisagée.

Prévision des infections cumulées le 11 mai - Pasteur

Aujourd’hui moins de 6 % des Français ont été en contact avec le Coronavirus, selon une estimation de l’institut Pasteur. Le taux de Français ayant développé des anticorps atteindrait entre 12 % et 15 % dans l’Est et en région parisienne, régions les plus touchées par le Covid-19.

« Le terrain de jeu du virus n’a pas radicalement changé, si on repart comme avant la fin février où il n’y avait aucune mesure barrière, ça repartira comme avant. Et ça, ce n’est pas possible, explique le Pr Christian Rabaud, chef de service des Maladies Infectieuses et Tropicales au CHRU de Nancy. Le déconfinement est donc une opération à haut risque. Il faut que la société vive, et en même temps, éviter l’explosion du nombre de malades. »

« Le confinement a fait ses preuves, estime le Pr Christian Rabaud. On constate que le nombre de malades hospitalisés et dans les services de réanimation décroît. Mais c’est très lent. Donc le R0, le nombre de contamination de personnes saines par un malade, ne doit pas être si bas que ça. Avant le confinement, au 17 mars, le R0 était égal à 3. Avec un R0 égal à 3, le nombre de cas était multiplié par trois tous les six jours. Aujourd’hui, je dirais qu’il est de 0,8, c’est-à-dire que 100 malades contaminent 80 personnes. Donc la décrue est très lente. » L’estimation du nombre de Français atteints par le Covid-19 au 11 mai est de 5 millions. Le nombre de morts à cette date devrait tourner à environ 17.000 à l’hôpital auquel il faudra ajouter environ un tiers de ce chiffre dans les Ehpad, selon l’épidémiologiste.

Le déconfinement progressif annoncé pour le 11 mai s’annonce une opération délicate. Il faut d’une part éviter que l’épidémie ne reprenne à un niveau élevé, et que l’hôpital soit en mesure d’accueillir les nouveaux malades. Ce sont les capacités des services de réanimation qui sont le point le plus sensible.

Le 8 avril, il y avait 7.148 personnes en réanimation et le 22 avril 5.218 malades atteints du Covid-19. « Si on prolonge cette courbe, il devrait y avoir encore près de 2.000 personnes atteintes par le virus en réanimation le 11 mai, estime Catherine Hill, épidémiologiste à l’Institut Gustave Roussy. Cela reste un niveau très élevé. Surtout qu’on a besoin de places de réanimation pour d’autres maladies. On passera d’une situation critique à l’hôpital à un système très fragile. »

Modélisation d'hospitalisations en réanimation au 11 mai - Catherine Hill
Modélisation d'hospitalisations en réanimation au 11 mai - Catherine Hill

Modélisation d'hospitalisations en réanimation au 11 mai - Pasteur
Modélisation d'hospitalisations en réanimation au 11 mai - Pasteur

« Le gouvernement entend porter à 15.000 places le nombre de lits de réanimation au 11 mai, déclare le Pr Rabaud. C’est un effort très important. Mais des respirateurs ne suffisent pas, il faut du personnel compétent, et un médecin réanimateur, c’est 12 ans d’études. On ne pourra pas multiplier le nombre de lits. Le second pari, c’est de maintenir un R0 égal à 1. C’est-à-dire qu’un malade qui sort de réanimation est remplacé par un autre. Dès que le R0 atteint 1,2, le nombre de malades remonte fortement. Donc le déconfinement ne pourra pas être un retour comme à la situation d’avant. »

Comprendre comment circule le virus est aujourd’hui important dans l’optique du déconfinement. Catherine Hill souhaiterait connaître le profil des nouveaux malades. « Qui sont les nouveaux patients qui entrent en réanimation ? Il y en a eu 183 mercredi 22 avril. Comment ont-ils été contaminés ? Est-ce que ce sont des soignants, des livreurs, des caissières, des policiers ou bien des malades qui ont contaminé leur entourage ? J’ai écrit à la Direction générale de la santé et à Santé Publique France. Personne ne peut me répondre ! C’est pourtant essentiel de comprendre comment ce virus circule pour envisager le déconfinement. Ce silence radio des responsables sanitaires me met en colère. Étudier l’environnement de 183 malades, ce n’est pourtant pas compliqué : 10 personnes et un téléphone. »

Pour elle, il est essentiel aussi de trouver les cas contacts, les personnes qui ont côtoyé une personne contaminée. « Santé Publique France devrait être capable de faire cela, les ARS aussi. Moins de bureaucratie et plus d’épidémiologie de terrain, voilà ce qu’il faut ! » Et visiblement, ça n’est pas au point... Interrogé à ce sujet jeudi sur BFM, Daniel Levy-Bruhl, responsable infections respiratoires et vaccination à Santé Publique France, déclare : « On n’a pas d’information sur le profil des nouveaux cas contaminés. On va faire un suivi épidémiologique à la levée du confinement, comme on le faisait en phase 1, au début de l'épidémie. On pourra le faire à ce moment-là. » Pourtant, ce n'est pas le moment de procrastiner. Et s’ils ne le font pas aujourd’hui, seront-ils en mesure de le faire à partir du 11 mai ?

La stratégie de tests est aussi un facteur clef pour réussir le déconfinement et limiter la reprise de l’épidémie. Catherine Hill critique la manière dont est pensé le dépistage : « On a un vrai problème dans notre stratégie de tests depuis le début, on cherche là où l’on trouve, alors qu’il faut chercher ceux qui passent sous les radars. La santé publique a été abandonnée, et on voit le résultat aujourd’hui. » Plusieurs études en Islande, en Italie, sur le navire Diamond Princess mais aussi sur le porte-avion Charles-de-Gaulle montrent qu’environ la moitié des porteurs du virus n’ont aucun symptôme. Mais ils peuvent contaminer leur entourage.

Étude sur les porteurs asymptomatiques - Scripps Research
Étude sur les porteurs asymptomatiques - Scripps Research

« Donc on va rater la moitié des personnes contaminées en testant uniquement les symptomatiques, s’alarme l’épidémiologiste. En plus, si les gens sont malades, il y a d’autres moyens de poser le diagnostic de coronavirus, par un scanner thoracique, par exemple. Les tester, c’est gaspiller une denrée rare. Ce sont les asymptomatiques qu’il faut trouver et isoler. »

Pour augmenter la capacité de tests, Catherine Hill propose de mélanger les prélèvements de vingt personnes et de faire la recherche du virus par PCR. « Si le résultat est négatif, ce qui sera la majorité des cas puisqu’on estime que seule 6 % de la population a été en contact avec le virus, on élimine avec un seul test vingt porteurs potentiels. Et si le résultat est positif, alors on teste à nouveau les vingts personnes pour trouver le ou les porteurs. Malheureusement, cette méthode n’est, pour le moment, pas envisagée. »

Autre sujet crucial pour limiter la propagation du virus selon les épidémiologistes : le port du masque. Catherine Hill dénonce « un tragique retard dans la prise de décision » : « Le gouvernement tergiverse sur le port du masque. C’est pourtant très simple et très clair : il faut porter un masque dès aujourd’hui ! C’est un geste altruiste, car on peut être asymptomatique et contaminer les autres. D’ailleurs, au début des messages de prévention, il était recommandé entre autres de porter un masque, puis ce geste barrière a disparu… Tout simplement parce qu’on n’en avait pas assez. Pourtant un simple masque en tissu est mieux que rien. »

Elle s’inquiète sur la réouverture progressive des écoles à partir du 11 mai. « Pour le moment, on sent que ce n’est pas préparé. Car évidemment, cet afflux d’enfants va contaminer des professeurs, des familles, les personnes qui s’occupent des transports scolaires mais aussi la boulangère chez qui ils vont acheter leur goûter… L’étendue de la contamination dépendra des régions, selon l’état de la circulation du virus. Donc ça demande un pilotage très fin. »

Le ratage de la sortie du confinement pourrait avoir des conséquences dramatiques. « Ce virus est une machine de guerre, il est très contagieux, analyse Pr Christian Rabaud. On saura 15 jours après, la durée maximale d’incubation du virus, dans quelle mesure notre stratégie a réussi. Et si ça explose, il faut savoir qu’avec un R0 égal a trois, si on décide de reconfiner, le nombre de patients total qui sera à l’hôpital – donc aussi en réanimation - sera multiplié par 27 dix-huit jours plus tard, puisqu’on multiplie par trois le nombre de patients tous les six jours. Quand on confine, il y a un temps de freinage assez long pour en voir les effets. » L’Élysée dit ne pas écarter l’hypothèse d’un nouveau confinement en cas de nouvelle flambée de l’épidémie.

Le Pr Rabaud est très interrogatif sur l’opportunité de la tenue du second tour des élections municipales en juin. « Si c’est pour faire un vote à l’ancienne, cela me semble un peu tôt. Mais on pourrait, par exemple, étaler le vote sur deux jours pour permettre les gestes barrières. Les gens font bien la queue devant les supermarchés, ils pourraient le faire devant les bureaux de vote. Mais il faudrait aussi songer à développer le vote électronique. »

Mais pour le Pr Rabaud, plusieurs facteurs extérieurs incertains pourraient modifier la donne :

  • Une disparition spontanée du virus. « C’est une hypothèse. Le SRAS, un cousin de ce virus, nous a fait très peur. Puis il disparu quelques mois, puis il y a eu quelques nouveau cas, puis il a disparu depuis 16 ans. On n’a rien compris, mais c’est comme ça. Mais le virus du Sida est toujours là, celui de la grippe revient chaque année. On ne sait pas comment celui-ci va se comporter. »

  • Une mutation du Coronavirus. « Pour le moment, ce virus est assez stable, mais une mutation peut arriver pour le meilleur ou pour le pire. »

  • L’arrivée d’un traitement et d’un vaccin. « Si un traitement permet d’éviter les formes graves ou un vaccin de protéger la population, ça changera radicalement la situation. Et cette hypothèse là est probable. La question, c’est quand cela va arriver. »

Et impossible d’envisager la technique de l’immunité collective qui nécessiterait qu’environ 70 % de la population ait été contaminée. « Avec une létalité du virus estimée à 0,5 %, l’immunité collective, c’est 300.000 morts si on s’occupe bien des malades graves, c’est-à-dire si on est capable de les accueillir dans des services de réanimation. Mais comme le système hospitalier aura explosé, il faudra ajouter environ autant de morts évitables chez des sujets plus jeunes, assène le Pr Rabaud. 600.000 morts, c’est évidemment un coût social inacceptable. »

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