Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par drapher

La trumpisation du monde : un concept d'avenir ?

Le grand déchaînement populaire "anti-élites" a débuté. Sur les réseaux sociaux, puisqu'il n'y a pas vraiment d'autre endroit où les gens censés former le "peuple" peuvent s'exprimer. Ah, si ils peuvent le faire aussi dans les urnes, comme au siècle dernier… Un siècle où la réalité du monde était décrite par une toute petite élite : celle des journalistes. Et commentée par eux. Quasi exclusivement.

img_0119
img_0119

Le grand déchaînement populaire "anti-élites" a débuté. Sur les réseaux sociaux, puisqu'il n'y a pas vraiment d'autre endroit où les gens censés former le "peuple" peuvent s'exprimer. Ah, si ils peuvent le faire aussi dans les urnes, comme au siècle dernier…

Un siècle où la réalité du monde était décrite par une toute petite élite : celle des journalistes. Et commentée par eux. Quasi exclusivement. Ce déchaînement populaire "anti-élites" atteint donc son paroxysme avec l'élection de Donald, le fils-à-papa milliardaire spécialiste de la téléréalité et de la fornication plus ou moins tarifée et grand pourfendeur de journalistes. Oui, les journalistes, cette engeance détestable qui ne "voit rien venir", se permet toutes les bassesses, particulièrement celle de "soutenir la classe dominante mondialisée", etc, etc…

Si ces affirmations peuvent trouver un écho aussi fort c'est bien qu'elles ne sont pas entièrement fausses, diront les plus fins observateurs de la vie des "grandes démocraties". Oui, mais tout n'est pas aussi simple. Ce serait trop facile, trop binaire de trouver le coupable idéal à l'emballement d'une population pour une baudruche raciste et sexiste bourrée de dollars générés par des algorithmes boursiers. Comme si les médias, les journalistes et les sondeurs étaient un bloc, avec une volonté collective et doué d'un aveuglement partisan parfaitement partagé.

Quelques chiffres…

En 2016, les gens passent un temps infini sur Facebook. Il y a désormais 1 milliard 700 millions de comptes Facebook sur la planète, dont un peu plus de 1 milliard de comptes actifs. Aux Etats-Unis, Facebook compte 160 millions d'utilisateurs, pour une population totale de 320 millions d'individus. Il y a 54,2% des électeurs qui se sont exprimés dans les urnes.

Une fois ces quelques repères chiffrés donnés, et avant de rentrer dans le fond du sujet, un dernier élément semble important à donner. Ce chiffre est celui de la population sans emploi. Attention, pas celui du chômage, qui représente le nombre d'individus en âge de travailler et inscrits dans l'équivalent des pôle-emploi américains. Non, ce chiffre de la population sans emploi est celui des "Américains en âge de travailler et qui… ne travaillent pas. Il est de 94,6 millions de personnes.

Ce qui donne la citation suivante, d'un site spécialisé dans la bourse, et qui n'est donc pas particulièrement altermondialistes ou de gauche radicale :

"Selon l’administration Obama, il y a actuellement 7,915 millions d’Américains qui sont « officiellement au chômage » et 94,610 millions d’Américains en âge de travailler qui sont « en dehors de la population active »(sans emploi). Cela nous donne le total énorme de 102,525 millions d’Américains en âge de travailler et qui sont sans emploi actuellement."

102,525 millions d'Américains en âge de travailler sont sans emploi, et n'ont donc pas de travail.

102 millions. La population des américains actifs, en âge de travailler (entre 15 et 64 ans selon l'OCDE) est de 66,3% des 323 millions d'habitants des Etats-Unis, soit : 214 millions de personnes. Il y a donc aujourd'hui, aux Etats-Unis près de 50% de la population en âge de travailler qui est sans emploi. Ce qu'il se passe en réalité aux Etats-Unis, depuis 2008, est la plus grande crise économique et sociale jamais vécue par ce pays.

Une campagne très peu politique

Revenons à Facebook, aux journalistes, aux médias et à l'élection qui vient de se dérouler dans un pays où la moitié des habitants pouvant travailler n'y arrivent pas. Ce pays est le plus "riche" de la planète, avec le plus haut revenu par habitant (mais c'est une moyenne statistique), il a les moyens militaires les plus importants, et a pris le dessus technologiquement sur le reste du monde grâce à des entreprises Internet devenues des monopoles de fait à l'échelle globale, ou presque (La Chine et la Russie ne sont pas vraiment touchés).

Dans ce pays, les États-Unis d'Amérique, les gens sont aussi les plus gros consommateurs de médias du monde. Le nombre d'heures de visionnage de la télévision et d'utilisation des réseaux sociaux aux Etats-Unis est colossal. Un Américain passe plusieurs années devant les écrans au cours de sa vie (une année complète de vie pour la seule télévision).

Les grands journaux de la presse, qui ont tous basculé sur Internet, ont aussi de très fortes audiences. Tous ces constats mènent à un questionnement : comment Donald Trump a-t-il pu se hisser à la plus haute fonction, alors que sa campagne a été un torrent d'ordures, ses déclarations très souvent contradictoires, son programme politique totalement fumeux et inquiétant ?

La réponse se trouve en partie dans les chiffres cités plus haut ainsi que dans le phénomène de perception des réalités via la consommation massive des médias cités eux aussi plus haut. D'un côté, les médias télévisuels populistes tels Fox News — la chaîne la plus regardée aux Etats-Unis — qui ont offert un spectacle permanent au clown orange devenu président, et de l'autre, les réseaux sociaux dont Facebook, qui ont accentué une perception déjà présente des différents candidats ainsi que des théories les caractérisant.

Les candidats à la présidentielle américaine ne se sont pas beaucoup battus sur des programmes établis, des visions politiques, des choix de société, préférant pratiquer des attaques personnelles menant à des foires d'empoigne proches des séquences des pires téléréalités. Le relais médiatique des ces combats de catch a fonctionné à plein, mais la population des 160 millions d'abonnés Facebook a continué le match en ligne. Beaucoup plus que ce que les journalistes ou les sondeurs ne l'ont perçu. Et cette caisse de résonance en vase clos, prise dans l'écosystème d'une entreprise privée administrée par un jeune loup de Harvard prêt à tout pour maximiser ses profits a démultiplié de nombreux phénomènes.

La perception du monde dans un bocal algorithmique californien

Facebook est un système de publication en ligne fermé entre utilisateurs. Les posts se succèdent, avec leur lot d'appréciations "émotionnelles", de partages et repartages. Facebook est devenu une entrée unique d'Internet pour un nombre grandissant d'utilisateurs, mais aussi une source quasi unique d'information. Au point qu'une étude récente indique que 44% des Américains s'informent avant tout par Facebook. Ce qui ne veut pas dire qu'ils échappent aux médias, puisque des extraits de la télévision y sont publiés et partagés, commentés, etc…

Où est le problème ? Le problème est celui de l'enfermement informationnel dans une bulle numérique influencée par des algorithmes. Les propositions des algorithmes de nouveaux comptes amis, de newsfeed, sont effectuées par ces programmes qui analysent les intérêts des facebookers. Leur but ? Proposer toujours plus de contenus ou d'utilisateurs reliés à leurs centres d'intérêt. Si vous vous intéressez à Trump, à des théories bizarres, les algorithmes vous serviront de plus en plus de Trump, d'adeptes de Trump et de contenus sur des théories bizarre. Le bocal algorithmique des "internautes facebookés" fonctionne en circuit fermé. Il effectue un travail d'amplification et conforte chaque utilisateur dans son propre circuit de pensée, de vision du monde. Il fait tourner les petits poissons rouges en ligne les uns avec les autres. Il les nourrit toujours avec les mêmes aliments.

Ce qu'il s'est passé eux Etats-Unis, cette "trumpisation" des esprits et de la vie médiatique qui a mené à l'élection du businessman orange est une nouveauté. Ce moment de société a échappé à presque tous les observateurs de l'élection. Il indique une nouvelle donne, à la fois très inquiétante, et dans le même temps pleine d'espoir pour tous ceux qui rêvent de renverser la domination des élites en place depuis des décennies. En mettant au pouvoir un milliardaire véreux et incontrôlable à la place d'une politicienne véreuse et belliqueuse.

Il n' y a plus de cadre, tout est permis et les vaches ne sont plus gardées

La trumpisation du monde est la possibilité pour les prétendants aux plus hautes fonctions politiques dans le cadre des campagnes électorales nationales de casser tous les codes établis. Mentir, tronquer les chiffres, dire tout et son inverse, passer outre la décence la plus élémentaire est devenu, avec Trump, un gage de victoire politique potentielle.

Ces méthodes permettent, via les réseaux sociaux d'amplifier le discours, toucher les esprits avec une force inattendue jusqu'alors. Mais surtout, avec la garantie que les affirmations mensongères, les exagérations, même si elles sont contredites ailleurs par des journalistes, des spécialistes, ne viendront pas toucher les poissons rouges dans leurs bocaux. Seules d'autres exagérations, mensonges viendront compléter les affirmations du candidat dans les sphères Facebook pilotées par les algorithmes. Et puis les journalistes étant considérés comme "corrompus et à la solde de" par une grande majorité de poissons rouges facebookés, leur voix devient inaudible.

Les dernières cartouches du vieux monde cherchant à maîtriser la sphère sociale et politique sont donc un peu pathétiques. Les sondages électifs essayent par exemple de démontrer que ce seraient les "classes moyennes plutôt aisées" qui auraient voté pour Trump. C'est absolument faux, non pas du point de vue factuel de la sociologie électorale, mais du point de vue de la réalité socio-économique américaine. Parler d'une classe moyenne plutôt aisée est aujourd'hui une vaste plaisanterie. La classe moyenne aisée ne représente plus qu'une part congrue de la population. Rappelons-nous les 102 millions de personnes n'ayant pas accès à un travail. Les classes moyennes qui gagnent moins de 10$ de l'heure mais cumulent les activités professionnelles, pour payer des crédits immobiliers très élevés et qui n'arrivent pas à boucler leur budget nourriture ou acheter des vêtement neufs à leurs enfants. Tout en achetant à crédit des smartphones à 700€ à leur ado de 13 ans pour Noël…

Cette tentative de mettre sous cloche un vote "populiste", en partie réactionnaire ou basé sur un sentiment de déclassement et d'abandon économique — ou encore de rejet de la candidate Clinton, amie de Wall street — est très dangereux. Établir que les gens ont mal voté, ou qu'il seraient confinés dans une catégorie bien établie est un déni de réalité. Une réalité qui est en train de prendre le dessus en France, malgré toutes les pseudos analyses biaisées sur le phénomène en cours au "pays des lumières" (et de la loi renseignement). La réalité, la plus crûe, est qu'une partie grandissante de la population américaine n'en peut plus, et est prête à tout dans son vote pour essayer autre chose que ceux qui détruisent leur confort et leur way of life : les Hillary Clinton et autres représentants de la classe politique dominante.

La France : ambition intime, 31 millions de comptes Facebook actifs, et la précarité

Le monde occidental vit un processus ultra-rapide de transformation globale. Les principaux facteurs de cette transformation en cours sont la financiarisation de l'économie et l'automatisation algorithmique des activités humaines. Face à ce rouleau compresseur qui se répand à tous les niveaux des sociétés, les individus sont désarmés. Avec des hommes et femmes politiques qui continuent de laisser croire qu'ils peuvent — sans prendre en compte ces deux facteurs à réguler — empêcher l'écroulement en cours. Un écroulement social, des outils de travail, des échanges humains, de l'environnement, et surtout… de la capacité collective à faire du sens.

Face à ces constats, le plus souvent ressentis plutôt qu'analysés, en France, les élites honnies par la population, proposent de venir bêler dans des émissions de télévision abêtissantes, ou pratiquer des débats ineptes, quand la population pratique le repli vers l'arène populaire numérique : Facebook.

Il y a bien entendu de nombreux autres facteurs liés à ces phénomènes d'écroulement, mais qui dans la plupart des cas, sont issus des deux principaux : finance et "algorithmisation" du monde.

Les révélations de la surveillance mondiale par la NSA d'Edward Snowden ne sont qu'une partie immergée de l'iceberg algorithmique. La détresse populaire face à ce nouveau monde financiarisé et entièrement basé sur des processus numériques est réelle et se traduit concrètement par une précarisation de plus en plus grande des espaces sociaux physiques, du travail, de la reconnaissance des compétences-métiers, des liens émotionnels, etc…

La corruption des personnels politiques, leur capacité au mensonge, au reniement sont connues de façon massive grâce aux réseaux sociaux. La grogne populaire à l'encontre de ceux qui ont le pouvoir et sont censés "améliorer la vie du plus grand nombre" est donc devenue un sport national. Comme à l'encontre de ceux censés garantir une information la plus proche de la réalité : les journalistes. Le problème pour ces derniers est qu'ils ne peuvent s'empêcher en permanence — pour une grande partie d'entre eux — de venir cautionner les choix des personnels politiques honnies par la population…

Il est donc clair que publier du décodage des posts facebook des fans du FN sur le quotidien Le Monde est une entreprise honorable. Sauf que ces décodages ne seront lus et pris en compte seulement par ceux qui déjà savent que les affirmations du FN sur les migrants sont fausses. Ceux qui relayent et soutiennent ces posts ne voient eux, par contre, passer que de nouveaux posts affirmant des "vérités qu'on nous cache" (anti-migrants) et jamais les articles de détox.

img_0118
img_0118

La sphère numérique auto-alimentée des plateformes californiennes de partages de la grogne populaire anti-élites s'amplifie. La trumpisation du monde a certainement de l'avenir. A moins qu'une alternative politique progressiste vraiment crédible et audible n'apparaisse ?

Laissons l'auteur douter.

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée