La taxe Zucman ne ferait pas fuir les riches, ils sont déjà partis
La preuve par l’exemple Patrick Drahi
Il existe plusieurs réalités. La vôtre et celle des plus fortunés. Penser le monde des ultra-riches avec le logiciel des personnes normales est une erreur. Les politiques disent que s’ils étaient plus taxés, les milliardaires fuiraient la France. Cela peut sembler logique, mais c’est faux. Explications.
Les températures sont particulièrement clémentes en ce milieu du mois d’octobre 2019 au Luxembourg. Le réchauffement climatique fait son effet. Nicolas Danan, du cabinet de fiscalistes Mayer Brown écrit un long mail à Jean-Luc Berrebi, le patron d’une boite inconnue du grand public : Yafit. Il détaille le montage fiscal, incluant le Luxembourg, qui permettrait de réduire drastiquement l’imposition appliquée à une entreprise détenant de l’immobilier. Si personne n’a entendu parler de cette société, Yafit, y compris dans la presse financière, c’est qu’il s’agit d’un family office. Elle a été créée avec pour unique but de réaliser des investissements au bénéfice d’un milliardaire et de sa famille. Dans un sens élargi, c’est aussi elle qui s’occupera de l’intendance. Remplir les frigos de l’appartement en haut d’un gratte-ciel à New York, préparer le jet pour le déplacement de la famille aux Caraïbes, envoyer le yacht en Méditerranée…
Nicolas Dahan profite d’une accalmie dans la frénésie financière de Patrick Drahi. Celui-ci vient juste de boucler le « projet Portrait ». En clair, le rachat de la maison de vente aux enchères Sothby’s, pour plusieurs milliards de dollars. Ce petit moment de répit ne serait-il pas l’occasion de plancher sur « _les enjeux liés à l’entrée en vigueur de la nouvelle convention fiscale entre la France et le Luxembourg et sur l’opportunité de restructurer le groupe ANFA _» ?
La moindre modification de la législation fiscale d’un pays où ils sont présents engendre chez les ultra-riches une réflexion de leurs fiscalistes : quelles meilleures options pour contourner la moindre velléité des États de les taxer plus fortement ?
Les fiscalistes sont les hackers de l’impôt. Ils trouvent des moyens de passer au travers des défenses des États lorsque ceux-ci tentent de préserver les communs, la juste répartition des richesses. Cette juste répartition, c’est déjà une peau de chagrin. Et cela empire chaque année.
Et les communs, c’est le dernier des soucis des milliardaires. Nous l’expliquions ainsi lors de nos enquêtes sur les DrahiLeaks :
« L'un des grands enseignements des DrahiLeaks est que les règles ne sont pas faites pour le commun des mortels. Elles sont faites pour le Système. Le gouvernement par le peuple pour le peuple est une sorte d'idéal complètement révolu. Il existe des règlementations qui favorisent le développement de mastodontes comme Altice et sont particulièrement profitables pour des hommes comme Patrick Drahi. Un vrai système... Autour de ces entreprises, gravitent des consultants fiscaux, des auditeurs financiers, des cabinets d'avocats dont le métier est de faire en sorte que ces dirigeants et leurs groupes payent le moins d'impôts possible. C'est à dire qu'ils contribuent le moins possible aux communs. L'hôpital public s'effondre ? Quelle importance. Patrick Drahi a, par exemple, équipé l'île de Névis avec les outils nécessaires pour réaliser les tests PCR pendant la pandémie. L'achat d'un scanner a également été acté pour un montant de 839.000 dollars, via sa fondation. Demain, s'il le souhaite, il peut installer dans ses résidences personnelles un bloc opératoire dernier cri et embaucher le meilleur chirurgien de la planète. A quoi peut bien servir un hôpital public, franchement ? Alors, financer un tel machin avec des impôts sur ses sociétés... C'est forcément de l'argent mal dépensé. »
Dans le cas qui occupe Nicolas Danan, la législation est en passe de changer pour certaines entreprises de l’immobilier en France. Il explique à son client en quoi il sera impacté : « En application de cette nouvelle convention, les dividendes versés par les OPPCIs français à leur société mère luxembourgeoise, à compter de cette date, devraient faire l’objet d’une taxation au taux global de 36.75% ».
Que faire ? s’interrogeait Lénine… Nicolas Danan s’empresse de répondre à la question éternelle.
Simple. Il suffit de créer une nouvelle structure au Luxembourg et de restructurer les entreprises françaises qui détiennent de l’immobilier pour le compte de Patrick Drahi. Dans un grand jeu de bonneteau fiscal, on fait disparaître un groupe d’entreprises et apparaître un nouveau. Miracle, explique Nicolas Danan, cela permettra de « réduire l’imposition globale des distributions de 36.75% à 15% ».
Des méthodes qui marchent pour tout
Nous avions également raconté comment Patrick Drahi avait transformé la boite luxembourgeoise qui achetait des œuvres d’art à son profit en deux sociétés domiciliées aux Caraïbe. Cela permettait d’éviter une taxation plus importante alors qu’entrait en vigueur l’application d’une nouvelle directive européenne censée lutter contre l’optimisation fiscale. Aucune importance, à nous Saint-Vincent-les-Grenadines !
L’optimisation fiscale est souvent évoquée dans les articles de presse. Mais les détails sont généralement absents. A quoi ressemble-t-elle, concrètement ? Comment les milliardaires en profitent-ils ? Les DrahiLeaks ont permis de placer un microscope ultrapuissant sur la manière dont se construisent ces empires, sur la façon dont ils prospèrent et surtout, sur ce qui leur permet de jouer avec les lois fiscales de tous les pays de la planète.
Car Patrick Drahi est un hippie des temps modernes : pas de frontières pour lui, son groupe et ses capitaux. La planète est un terrain de jeu, un Monopoly géant pour ces milliardaires. Les lois ne s’imposent pas à eux comme elles s’imposent aux citoyens lambda. S’il est très compliqué pour un salarié d’éluder l’impôt, c’est beaucoup plus simple pour un groupe international, qui peut ouvrir ou fermer une filiale dans n’importe quel pays, à n’importe quel moment. Les cabinets de fiscalistes sont là pour aider, comme Atoz qui fournit à ses clients chaque année un panorama fiscal de tous les pays du monde. Avantages, inconvénients, tout y est exposé. Il n’y a plus qu’à piocher.
La taxe Zucman est devenue un repoussoir pour le patronat français et, le temps de quelques semaines, un sujet politique incontournable. Les patrons menaçaient même d’une « grande mobilisation » (qui a fait pshiiit). Taxer le patrimoine (et non pas les revenus) des milliardaires a un avantage, il est facile d’estimer un patrimoine alors qu’un milliardaire peut très bien avoir des revenus ridicules par rapport à sa fortune.
De fait, ce sont des entreprises qui prennent en charge toutes leurs dépenses. Ils n’ont donc pas besoin de milliards sur leurs comptes en banque personnels et donc de revenus directs via des salaires mirobolants. Dans le cas de Patrick Drahi, c’est une entreprise qui achète pour 750 millions d’euros d’art. C’est une autre société qui achète (puis revend) un super-yacht. C’est le successeur de Yafit (Valais Management Services) qui achète de quoi remplir les frigos. C’est toujours Valais Management Services qui paye la facture de l’aménagement des chalets de Patrick Drahi à Zermatt. Mais c’est aussi le family office domicilié en Suisse qui facture d’autres sociétés au service du milliardaire, comme la compagnie d’aviation qui gère le jet privé. L’argent tourne ainsi en intra-groupe sans passer par le portefeuille personnel du milliardaire.
Rétablir une équité face à l’impôt ?
En 2024, sous la présidence brésilienne du G20, l’économiste Gabriel Zucman a été chargé d'un rapport sur la taxation des super-riches. Le document identifie les mécanismes d'évitement fiscal et propose des solutions, dont l'instauration d'un taux d'imposition minimum mondial, ce que l’on a appelé la taxe Zucman.
Ouin-ouin, la France est un pays si taxé que personne ne voudra investir chez nous
Alors, imaginez avec une taxe Zucman ou un retour de l’ISF !
Pas de chance, les chiffres sont là, avec leur rigueur inébranlable. Chaque année, ils disent l’inverse de ce que martèlent patrons et politiques libéraux et ultra-libéraux : la France attire les investisseurs étrangers, elle est même championne d’Europe depuis des années.
Ernst & Young, qui n’est pas une émanation du Parti communiste, expliquait cette année que « Dans un environnement marqué par le repli des investissements vers l’Union européenne (-23 % selon la CNUCED), la France parvient à maintenir sa position de leader pour la 6ᵉ année consécutive ». Elle « _devance toujours le Royaume-Uni et l’Allemagne. Ce maintien en tête du baromètre EY illustre la capacité de la France à rester attractive malgré un contexte économique mondial instable ». Caramba !
Premier constat du rapport, « les milliardaires bénéficient de taux d'imposition effectifs relativement bas. Au lieu d'être progressifs, les systèmes fiscaux contemporains ne parviennent pas à imposer efficacement les personnes très fortunées. La plupart des groupes sociaux ont des taux d'imposition effectifs qui ne diffèrent pas beaucoup du taux d'imposition macroéconomique moyen. Par exemple, en France, la classe ouvrière (qui peut être définie comme les personnes se situant dans les 50 % inférieurs de la distribution des revenus), la classe moyenne (les 40 % suivants), la classe moyenne supérieure (les 9 % suivants) et même la plupart des 1 % les plus riches ont des taux d'imposition effectifs proches du taux d'imposition macroéconomique de 52 %. En revanche, les milliardaires ne paient que 27 % de leurs revenus en impôts, toutes taxes comprises. Cela ne représente environ que la moitié des taux d'imposition payés par tous les autres groupes sociaux ».
Dans le même temps, la fortune moyenne des 0,0001% les plus riches augmente à un rythme annuel de 7,1% entre 1987 et 2024 tandis que celle des autres personnes ne progresse que de 3,2% par an…
Le rapport valide par ailleurs nos observations basées sur les DrahiLeaks : « _Aux Pays-Bas et en France, comme les milliardaires ne perçoivent pas de revenus individuels, l'impôt principal qu'ils paient est l'impôt sur les sociétés, qu'ils acquittent indirectement par l'intermédiaire des entreprises qu'ils possèdent. En France, le taux effectif de 27 % applicable aux milliardaires, toutes taxes confondues, provient de 1,7 % d'impôts sur le revenu des particuliers et d'environ 25 % d'impôts sur les sociétés. Les autres impôts (tels que les taxes à la consommation) sont négligeables à ce niveau de revenu. De même, aux Pays-Bas, le taux d'imposition effectif "global" de 17 % pour les milliardaires est presque entièrement dû à l'impôt sur les sociétés ».
Pour sortir de cette situation, le rapport proposait « d’établir une norme minimale coordonnée garantissant que les milliardaires en dollars paient chaque année au moins 2 % de leur fortune en impôts individuels (revenus plus fortune). »
Il s’agit d’une taxe qui ne viserait que très peu de personnes. Gardons à l’esprit que, comme Patrick Drahi, ces personnes ne pourront jamais, ni leurs enfants, ni leurs petits-enfants, dépenser toute leur fortune.
« _Un impôt minimum égal à 2 % de la fortune des milliardaires mondiaux permettrait de collecter entre 200 et 250 milliards de dollars par an auprès d'environ 3.000 contribuables dans le monde ; l'extension de cet impôt aux centimillionnaires générerait entre 100 et 140 milliards de dollars supplémentaires. De par leur nature, ces recettes seraient collectées auprès d'acteurs économiques qui sont à la fois très riches et sous-imposés aujourd'hui. Une personne qui paie plus de 2 % de sa fortune en impôt sur le revenu n'aurait pas d'obligation fiscale supplémentaire ; seuls les particuliers très fortunés dont les paiements d'impôts sont particulièrement faibles seraient concernés. Cette norme permettrait de remédier efficacement aux caractéristiques régressives des systèmes fiscaux contemporains au sommet de la distribution des richesses. Dans la proposition de base, le taux d'imposition des milliardaires ne serait pas inférieur à celui des travailleurs de la classe moyenne. Au-delà des gains de recette pour les gouvernements, il y aurait des avantages en termes de confiance et de cohésion sociales accrues. »
Dans une société polarisée à outrance et hystérisée par l’extrême droite, un peu de confiance et de cohésion sociale serait en effet bienvenue…