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par Jacques Duplessy

La stratégie de vaccination anticovid laisse de côté 20 % de la population

Le collectif Nos services publics décrypte une politique vaccinale créatrice d'inégalités

Une note du collectif Nos services publics montre que nombre des plus fragiles ont été oubliés, en raison de la faiblesse de notre système de santé publique et de la politique de vaccination mise en place.

Message dans le centre de vaccination de l'Hôtel dieu en mars 2021 - © Reflets - CC

Après Médiapart qui a analysé les données de l'Assurance Maladie sur la vaccination contre le Covid, c'est au tour du collectif Nos services publics d'enfoncer le clou... ou plutôt l'aiguille.

Les données de l'Assurance Maladie montrent entre autres que la Seine-Saint-Denis a peu vacciné les plus de 75 ans. Plus encore, ce département urbain, jeune et pauvre est en retard sur la vaccination dans toutes les classes d’âge. Les acteurs et les politiques de Seine-Saint-Denis avaient déjà noté que les créneaux de vaccination dans le 93 avait été pris d'assaut par les Parisiens ou des habitants des départements voisins plus agiles sur Internet pour réserver leur place.

Dans une note d'une vingtaine de pages, les membres du collectif reviennent sur la stratégie mise en place jusqu'ici et énoncent des recommandations pour mieux toucher les personnes prioritaires qui ont échappé à la vaccination.

L'aplatissement des priorités pour la vaccination a conduit à laisser une partie de la population de côté, énonce le collectif. « Dans un contexte de limitation du nombre de doses, la stratégie vaccinale déployée en France a conduit à prioriser les publics les plus fragiles, en particulier les personnes âgées, et ce afin de limiter la mortalité induite par le virus. La vaccination large de l'ensemble de la population était un objectif annoncé pour le 2e temps de la campagne vaccinale : elle vise à endiguer la circulation virale pour limiter l'impact de la pandémie sur la société dans son ensemble1. Les différentes “phases” prévues initialement ont cependant été substantiellement aplaties afin d’accélérer - ou de montrer l’accélération de - la campagne vaccinale. Alors que la stratégie de vaccination présentée en décembre par le Gouvernement prévoyait de vacciner durant les 6 à 8 premières semaines 1,2 million de personnes âgées résidant en habitat collectif avant d’entamer la vaccination hors structures en février2, les critiques publiques sur la lenteur du démarrage de la campagne vaccinale en France ont conduit à fusionner de fait les deux premières phases. Annoncée par le Président de la République dans le Journal du Dimanche du 2 janvier 2021 et confirmée a posteriori dans une instruction du Premier ministre du 12 janvier, la mise en œuvre des centres de vaccination et l’ouverture de la vaccination des professionnels de santé a donc été lancée, à dotation de doses constante. Cet aplatissement du calendrier a eu comme corollaire un prolongement de la campagne de vaccination en EHPAD jusqu’en avril, tous n’ayant pas pu être fournis en vaccins avant l’émergence de la troisième vague épidémique. Cet épisode marque également la mise en tension forte du système de santé autour du déploiement et du fonctionnement des centres de vaccination covid. »

20% des plus de 75 ans oubliés

Les mois de mars et d’avril ont amplifié cet écrasement du calendrier par l’ouverture à différents facteurs de risque. Cette accélération n’a pas empêché la complexité des critères permettant d’accéder à la vaccination : âge, maladies ou handicaps portés par les personnes, appartenance ou non à une profession de santé, explique le collectif.

Simultanément à cet aplatissement des priorités, on constate cependant depuis plusieurs mois un plafonnement de la couverture vaccinale autour de 75 à 85 % de la population, pour les tranches d'âge les plus élevées. Ainsi, si la catégorie des plus de 70 ans affiche un taux de couverture moyen (une injection) de 80%, ce pourcentage varie de 86% chez les 75-79 ans à 76% chez les 80 ans et plus, soit une personne sur quatre n’étant pas vaccinée pour cette dernière tranche d’âge.

Plus encore, la vitesse de vaccination des personnes de 75 ans et plus ralentit fortement, la courbe dessinant une asymptote : 1,3 million de vaccinations en mars, 500 000 en avril, 200 000 en mai, soit une baisse des nouvelles injections de 60% par mois . Prolonger ce rythme reviendrait à ne vacciner que 80% de cette tranche d’âge, et donc à laisser tout à fait de côté une personne âgée sur cinq. La même tendance est observable de manière plus ou moins marquée dans toutes les classes d’âge au-delà de 65 ans, souligne Nos services publics.

Pas de priorité sociale dans la politique vaccinale

« Dans sa recommandation de décembre 2020, la Haute autorité de santé (HAS) rappelait que “les facteurs socio-économiques et la précarité influencent le risque d’infection par le Sars-Cov-2 et potentiellement aussi le risque de forme grave de covid-19” - notamment sur la base d’études américaines, allemandes et anglaises, mais ne préconisait alors qu’un approfondissement des études. Dans son actualisation de mars 2021, elle souligne cependant « l’importance de mettre en place des dispositifs permettant d’aller-vers » les publics isolés, fragiles ou précaires, sans qu’une priorité opérationnelle - dans la politique déployée - soit tirée de cette recommandation de la HAS », selon le collectif.

Dans les faits, la place laissée aux initiatives de lutte contre les inégalités n’a pu être qu’extrêmement résiduelle du fait des contraintes et rigidités imposées aux acteurs locaux dans la politique vaccinale, écrivent les auteurs de la note. « La tardiveté de l’instruction conjointe des ministères de l’intérieur et de la santé du vendredi 21 mai sur la vaccination des personnes en situation de précarité (sans domicile fixe, personnes hébergées, migrants) ne couvrant qu’une petite partie du sujet, est à ce titre révélatrice », insistent-ils.

Cette disparité de traitement a été accentué par l'usage imposé des plateformes afin de prendre rendez-vous pour la vaccination. Notamment Doctolib : « le recours à Doctolib a créé des inégalités dans l’accès au soin. Les rendez-vous mis en ligne sont préemptés par les personnes les plus autonomes, les plus à l’aise avec l’outil numérique et les mieux accompagnés par leurs proches. Elles sont en général plus favorisées économiquement et socialement . Or, les personnes les plus aisées sont statistiquement moins touchées par la crise sanitaire. Elles sont, d’une part, moins malades et, d’autre part, mieux protégées des conséquences économiques. Le recours au numérique favorise donc les catégories sociales les plus riches et les plus éduquées. A l’inverse, les classes dites populaires, celles qui subissent la crise, sont les plus éloignées du soin. »

Ce n'est pas tout, les auteurs de la note relèvent que Doctolib a été « imposé » comme partenaire obligatoire aux CPAM : « par ailleurs, cette entreprise qui se positionne parfois en concurrence avec l’Assurance Maladie lui a pourtant été imposée comme partenaire lors de la dernière campagne nationale. En effet l’Assurance Maladie a lancé, fin mars 2021, une campagne nationale en direction des personnes âgées de plus de 75 ans qui n’étaient pas encore vaccinées (opération d’ “aller vers”) . Les équipes de l’assurance maladie, en lien avec la plateforme du ministère de la santé et ses partenaires du secteur de la mutualité (MSA, MGEN), a eu pour mission de prendre contact avec l’ensemble des personnes concernées par cette opération pour leur proposer un rendez-vous vaccinal. En pratique, il a été demandé aux centres de vaccination de créer dans Doctolib des plages de rendez-vous, sinon un agenda ad hoc, réservées aux CPAM et dans lesquelles les équipes de l’assurance maladie pourraient inscrire les personnes contactées par téléphone et volontaires pour accéder à un rendez-vous de vaccination. Le concurrent est donc devenu un prestataire obligatoire, et le coût total lié au recours à ce collaborateur imposé n’est pas communiqué. En définitive, l’Etat a fait appel à un prestataire privé avant même de coordonner les acteurs institutionnels de terrain. Ce choix a eu pour conséquence de creuser les inégalités d’accès aux soins et de fragiliser les acteurs publics dans leur mission d’intérêt général, provoquant par là même une perte d’efficacité dans la gestion de crise sanitaire. C’est l’inverse d’une politique de “l’aller vers”. »

Faiblesse de la santé publique en France

Le collectif tire un bilan pessimiste du système de santé, de la lutte contre le covid et de la politique vaccinale : « la lutte contre le COVID-19 a révélé, entre autres limites de notre système de santé, la faiblesse (historique) de la santé publique en France. Celle-ci ne s’appuie que sur des réseaux d'acteurs très inégalement répartis sur le territoire (professionnels de santé, associations, collectivités territoriales). Elle se développe sans impulsion ou accompagnement national de l’activité des acteurs, dont le financement n’est toujours - au mieux - qu’une “annexe” au financement à l’activité de notre système de soins curatifs. A l’instar de l’actuelle politique vaccinale, elle ne permet aucune visibilité ou projection à moyen terme d’acteurs qui ne sont financés que par conventions ponctuelles plutôt que par un système national. Au total, notre système de santé dans son intégralité est centré sur la dispensation de soins, donc sur une prise en charge individuelle et biologique a posteriori, plutôt que sur une la dimension collective a priori des enjeux de santé, en s’appuyant sur les acteurs et communautés locales et en cherchant à les renforcer. »

Pour l'avenir, le collectif appelle à une plus grande association du Parlement dans les stratégies à mettre en place : « la mise à l’écart du Parlement emporte également deux conséquences problématiques sur un plan strictement opérationnel : une instabilité des orientations et une opacité de leurs justifications. (...) l’absence du Parlement rejoint la mise à l’écart quasi-totale des institutions de démocratie sanitaire - conseils territoriaux de santé, conférences régionales de la santé et de l’autonomie, conférence nationale de santé - dans cette crise, au profit d’instances ad hoc - comité de citoyens sur la vaccination - dont la plus value opérationnelle autant qu’en termes de communication est incertaine. Elle rejoint également l’opacité sur les chiffres ou l’existence de délais - allant parfois jusqu’à un mois entre la rédaction de l’avis et sa publication - dans la diffusion de nombre d’avis du conseil scientifique, en parfaite méconnaissance de l’article L. 3131-19 du code de la santé publique qui prévoit leur diffusion immédiate . Ici encore, outre la méconnaissance de la loi et des principes démocratiques, ce manque de transparence contribue d’une part à alimenter la défiance dans les institutions publiques - et donc dans les politiques publiques qu’elles déploient - autant qu’à gêner les acteurs de terrain dans les projections d’activité qu’ils pourraient eux-mêmes entreprendre, en l’absence d’anticipation nationale. »

Parmi les point à améliorer dans la stratégie déployée, le collectif appelle à une meilleure évaluation : « comment améliorer ce que l’on ne mesure pas ? Aucune donnée à ce jour ne vient éclairer l’efficacité (ou non) de la campagne vaccinale selon les différents groupes sociaux. »

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