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par Frédéric Brillet

La nourriture du futur en régime intégral

On a testé le degré zéro de la nourriture...

Peut-on survivre en mangeant des poudres à diluer qui contiendraient tous les éléments nécessaires ? La fin des courses, de la cuisine, de la vaisselle, des emballages superflus ?

Repas... - www.freeimageslive.co.uk - CC BY 3.0

« Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » recommandait le philosophe Socrate. De cette maxime, des entrepreneurs des deux côtés de l’Atlantique tentent de faire un business en réduisant l’alimentation à sa stricte fonction utilitaire. Leur idée ? Vendre une poudre à diluer dans l’eau qui contient tous les nutriments dont le corps a besoin pour demeurer en bonne santé. Ainsi pourra t-on disposer de repas sains, complets, pas cher qui se consomment en dix minutes et dispensent de faire les courses, la cuisine et la vaisselle. Le décollage fulgurant du Californien Soylent qui a créé ce marché fait des émules de ce côté-ci de l’Atlantique, essentiellement aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Comme par hasard, deux pays dont le fast-food, la junk-food et le snacking ont mis à mal les traditions culinaires nationales. Pour Reflets, j’ai testé ce degré zéro de la nourriture.

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Je surfe sur le site de la marque néerlandaise Jimmy Joy pour y passer commande. Dans la catégorie des poudres à diluer, six arômes me sont proposés: chocolat, fraise, vanille, fraise, mangue et café. Le choix est tout de même plus large que dans le film Soleil Vert (Soylent Green), dont le titre inspire clairement la marque américaine Soylent. Dans ce récit d’anticipation, Charlton Heston enquête sur la composition des tablettes Soylent Blue, Soylent Yellow et Soylent Green, devenues en 2024 la nourriture exclusive des New-Yorkais ordinaires. A la fin du film, il découvre qu’elles sont fabriquées à partir de cadavres humains. Ça fait envie.

Jour J

J’ai reçu un carton contenant 30 repas qui pour 1,19 euros chaque fournissent « 100 % de tous les nutriments recommandés ». « Des repas complets, faciles et abordables avec un impact minimal sur la planète » promet en sus le fabricant sur le site. N’écoutant que ma conscience professionnelle, je me promets de consommer du Jimmy Joy en régime intégral jusqu’à épuisement du stock. Comme le réalisateur Morgan Spurlock qui dans son documentaire Super Size Me avait mangé chez Mc Do matin midi et soir et pris durant 30 jours, gagné 11 kilos et de sérieux problèmes de santé. Des voix s’élèvent dans mon entourage : « Déjà qu'il n'est pas gros, comment on va le retrouver après ? ». Je m’engage à ne pas mourir avant d’avoir rédigé un testament en faveur de mes proches. Les voilà rassurés.

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Rendez-vous avec le Docteur Sophie Ortega, médecin nutritionniste et auteur (1) qui va évaluer ce régime et son impact sur ma condition physique et psychologique. « Contrairement aux autres poudres protéinées, ce produit vise à remplacer tous les repas mais pas à changer le poids. Mais cela me semble très antiphysiologique ». Quels sont les risques de les prendre en régime intégral ? « L’équilibre n’est pas parfait. Pas de polyphénols. Cela dit, c’est globalement beaucoup mieux qu’un repas hamburger-frites mais tellement moins euphorisant ». Après m’être fait peser (60 kilos pour 175 centimètres) et mesuré mon taux de masse grasse (9%), me voilà prêt à endosser mon rôle de cobaye.

J’ouvre mon premier sachet qui contient l’équivalent de trois repas. Allons-y pour la poudre à arôme fraise que je mélange à l’eau et secoue énergiquement dans la gourde fournie par le fabricant. Après une minute d’un « flotch-flotch » peu ragoûtant, les grumeaux disparaissent. A table ! Il est 13H mais j’ai l’impression de démarrer la journée avec un bol de lait garni de céréales broyées aux fruits rouges. Pas désagréable mais banal. Et pour le croustillant, on repassera. Je finis tout de même mon brouet en flânant. L’avantage, c’est que je peux entrer dans les magasins sans me faire fusiller de ce regard désapprobateur que lancent les vendeurs aux clients qui osent entrer avec de la nourriture qui s’émiette ou dégouline. Mais dans l’après-midi, la sensation de satiété disparaît. Me voilà obligé de prendre une salade aux lentilles à 15H. Et oui, l’organisme assimile plus vite les aliments liquides. Il va falloir augmenter les rations.

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Mon organisme s’habitue et je parviens désormais à vivre de poudre, d’air pur et d’eau fraîche sans m’affaiblir : j’ai fait une longue course en forêt sans ressentir de gêne alors que le moindre déséquilibre alimentaire ou décalage de repas suffit d’habitude à me mettre à plat. Mais la lassitude m’envahit, quand bien même j’alterne les arômes. Trop souvent, je me surprends dans la cuisine à chercher de la vraie nourriture : un fruit à croquer, un bout de pain à mâcher... Autre inconvénient, faute de mastiquer je produis moins de salive, d’où une légère sensation de bouche sèche. « La salive servant aussi à empêcher la prolifération bactérienne, il y a un risque de caries et de déchaussement des dents à long terme à suivre strictement ce régime » m’avertit le Docteur Ortega. Qu’importe, je n’aurai plus besoin de dents pour consommer mon brouet Jimmy Joy…

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Toujours rien à signaler sur le plan santé. Et que d’économies ! Même avec un gros appétit, un repas coûte moins de 2 euros mais cela ne suffit pas à convertir mon entourage. Mon prosélytisme ne rencontre pas plus de succès avec mes amis, mes collègues qu’avec ma famille. J’en suis réduit à manger seul, devant mon ordinateur ou en marchant dans la rue. En renonçant à la convivialité des repas, je me désocialise lentement mais sûrement. En outre, ma compagne trouve que mon haleine ressemble à celle d’un « vieux bébé ». Je pense en mon for intérieur que c’est un oxymore et que ça vaut mieux que le régime Dunkan 100% carnivore qui donne paraît-il un souffle de chacal…

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Je commence à déprimer à l’approche de chaque repas et finis par craquer. N’est pas Morgan Spurlock qui veut. Moi qui suis adepte du cinq fruits et légumes par jour, manger des aliments frais me manque terriblement. Je capitule avant l’épuisement du stock et range mes derniers sachets dans le placard.

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Je retourne chez le médecin me faire ausculter. Bonne nouvelle, en une semaine je n’ai perdu ni poids ni masse graisseuse. Verdict: Jimmy Joy permet de se nourrir sans trouble majeur mais demeure trop ennuyeux pour en consommer à tous les repas, sauf à déprimer.

Mais alors quels consommateurs ces poudres que l’on trouve en grandes surfaces peuvent-elles intéresser ?

Je parcours les forums pour le savoir et sans surprise, les clients sont plutôt jeunes et de sexe masculin. Mais au-delà des gens pressés ou fauchés, Jimmy Joy et ses équivalents pourraient intéresser l’armée, les randonneurs ou alpinistes qui souhaitent alléger leur sac. Et à plus long terme, les ONG qui viennent en aide aux SDF ou aux victimes des catastrophes humanitaires...


(1) La méthode minceur Tokyo-Paris, maigrir à la japonaise, Relaxnews

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