Journal d'investigation en ligne
par Isabelle Souquet

La Normandie, terre de narcotrafic

Un procès exemplaire qui montre la fragilité des élus locaux

La vague du trafic de drogue a submergé la France. Et pas seulement dans les grandes métropoles, mais aussi les villes moyennes et les villages. Illustration avec le procès qui a vu comparaitre une bande de malfrats et une partie du conseil municipal d’une ville moyenne de Seine Maritime.

le narcotrafic s'étend en France
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Elle était arrivée très pale au tribunal de Bobigny, répétant son innocence. Mélanie Boulanger, l’ex maire socialiste de Canteleu, une ville de 14.000 habitants près de Rouen, comparaissait avec 17 autres prévenus pour complicité de trafic de stupéfiants. Elle en est ressortie relaxée, faute « d’actes positifs » concrétisant sa complicité, a estimé la cour. Son adjoint, Hasbi Colak, a été condamné à un an de prison avec sursis. Un procès qui a permis de détailler la mainmise d’une bande de trafiquants sur toute une ville, avec un processus d’infiltration-corruption de la municipalité.

En octobre 2021, une vaste opération anti stups est organisée simultanément dans plusieurs régions, avec des coups de filet lancés en Seine maritime, en Seine Saint-Denis, dans l’Eure, le Val d’Oise et les Yvelines. L’enquête a débuté deux ans plus tôt, quand deux hommes sont interpellés en flagrant délit de transaction dans un parking de Saint-Denis, en possession de 2kg de cocaïne et 50.000 euros en espèces. L’un d’eux est en lien avec les frères Meziani, un clan de cinq frères et deux sœurs qui « tient » le trafic de drogue de la région rouennaise, depuis Canteleu. La voiture utilisée appartient à un adjoint à la mairie, par ailleurs propriétaire d’un restaurant de kebab dans la ville.

Canteleu
Canteleu

Le lien est donc fait avec la cité de Seine-Maritime, où le trafic de drogue régional aurait généré un chiffre d’affaires de 15 millions d’euros sur les deux années de l’enquête, selon une estimation du tribunal. Pour son président, il existe « une présence quasi-dynastique sur Canteleu, renforcée par les liens d’amitié et de mariages, donnant au groupe délinquant un aspect clanique particulièrement difficile à infiltrer ». Un réseau qui brasse donc des milliers d’euros chaque jour, va se fournir au Pays Bas, en Espagne, cultive son cannabis au Maroc, et envisage même l’achat de leurs propres bateaux « go fast » pour ramener les produits vers l’Espagne. Leur négoce florissant leur a déjà permis d’acquérir plusieurs appartements et villas au Maroc.

Et le clan des Meziani pense s’être trouvé un relais naturel en la personne de Hasbi Colak, l’adjoint chargé du développement économique. C’est celui du quartier qui a « réussi ». La procureure le décrit comme un enfant « exemple de méritocratie à la française », issu de la même cité que les Meziani, il a fréquenté les mêmes écoles mais a pris le chemin de la légalité, devenant patron d’un petit restaurant puis élu municipal. C’est aussi parce qu’il a ces contacts-là qu’il est choisi comme adjoint, pour faire le lien avec des quartiers difficiles. En d’autres termes : assurer la paix sociale. « Mais le rôle qui lui a été donné par la mairie : cultiver ces relations non recommandables pour avoir des infos de terrain, l’a amené à pactiser avec les trafiquants », selon la procureure.

Des heures et des heures d’écoutes téléphoniques ont nourri l’enquête. Elles témoignent des demandes – et des pressions – dont est bombardé l’élu, tantôt pour un logement social, tantôt pour des informations sur les zones de déploiement de la police en ville. Il joue les intermédiaires, quand la maire n’est pas, a son tour, directement sollicitée. Et le ton peut être très direct et menaçant, comme ce soir de février 2020 ou son adjoint l’appelle. Au bout du téléphone c’est, en fait, un des frères Meziani qui s’emporte, parce que la police vient de faire une descente dans le bar qui lui sert de QG. Il exige qu’elle fasse cesser les contrôles sauf à ce que sa commune soit mise « à feu et à sang ». Réduire le nombre de contrôles est un des faits qui étaient reprochés à Mélanie Boulanger, comme celui d’avoir voulu retarder la pose d’une caméra de vidéosurveillance sur un point de deal après les élections municipales, toujours sous la pression.

La cour n’a finalement pas retenu contre Mélanie Boulanger un soi-disant pacte de non-agression avec le clan des trafiquants, même si ses « garde fous idéologiques ont pu être affaiblis », notamment à cause de la relation intime qu’elle a noué un temps avec son adjoint. Aucun des d’eux n’a trouvé, dans cette affaire, ni enrichissement ni gain politique. En revanche, les audiences ont permis de voir à quelles difficultés sont confrontés les élus des communes moyennes face à ceux de leurs administrés, puissants et parfois très violents, qui se livrent au narcotrafic, comme le pointait en mai dernier la commission d’enquête sénatoriale sur le trafic de drogue, dépeignant une France « submergée », dont les zones rurales et les villes moyennes n’étaient pas exemptes, avec un « risque très élevé de corruption d’agents publics ».

L’ex maire a aussi pu démontrer tous ses efforts pour faire cesser le deal, et ce depuis son élection en 2014. De nombreuses demandes de renforts de police, d’expérimentation de la police du quotidien, lettres ouvertes dans la presse, appels à l’aide aux préfets, au ministre de l’intérieur, jusqu’à l’Élysée même, sans résultat. Il est ressorti des audiences un terrible sentiment de solitude des élus de terrain livrés à eux-mêmes dans une lutte inégale, sans soutien des pouvoirs publics. Des élus qui finissent, parfois, par baisser les bras.

Melanie Boulanger a été relaxée. Elle dit avoir « tout perdu ans cette affaire, trente-trois ans de (sa) vie et le gout de la chose publique, mais avoir retrouvé son honneur ». Épuisée par la procédure elle avait démissionné en février dernier. Son adjoint Hasbi Colak a été condamné à un an de prison avec sursis et cinq ans d’inéligibilité pour « complicité » - avoir prêté sa voiture à un proche des Meziani et transmis à la municipalité la demande de logement d’un autre trafiquant. Les 16 autres prévenus ont tous été condamnés à des peines de un à dix ans de prison et 2 millions d’amende pour le chef du clan, Aziz Meziani, en cavale au Maroc.

A Canteleu, la place n’est pas restée vide longtemps. Le conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance a déjà signalé de « nouvelles têtes » du trafic en train de s’approprier le territoire.

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