Journal d'investigation en ligne
par Antoine Champagne - kitetoa

La lutte contre la désinformation : un business comme un autre

Est-elle une cause perdue ?

C’est le sujet à la mode : il faut lutter contre la désinformation qui mine nos démocraties. On accuse pêle-mêle les réseaux sociaux, les Russes, les Chinois (jamais les États-Unis l’Allemagne ou la France, par exemple), on organise de grandes conférences, produit des rapports savants. Mais n’a-t-on pas déjà dépassé le point de non-retour ?

Dina Sadek et Emerson Brooking du DFRLab - © Reflets
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Riga, capitale de la Lettonie. Un pays coincé entre la Russie et l’Ukraine, deux pays en guerre. Une guerre dans laquelle la désinformation en ligne n'a pas été absente. Dans les salons d’un grand hôtel, tous ceux qui comptent dans le nouveau business de la lutte contre la désinformation déambulent, se lancent dans des conciliabules entre deux conférences sur des sujets vendeurs : « Doppelganger : la nécessité d'une approche communautaire », « Année électorale : un test de résistance pour la démocratie face aux FIMI (Foreign Information Manipulation and Interference – Manipulation et interférence étrangère de l’information, NDLR) », « Intelligence artificielle, information artificielle ? Une nouvelle accélération du cycle de la (dés)information »… Mais derrière ce tableau idyllique d’un écosystème en lutte contre les opérations de désinformation organisées par des puissances étrangères s’en profile un autre. Celui d’un secteur qui n’existe que par la présence de ce qu’il combat, comme le yin et le yang et qui a besoin de l’existence de la désinformation pour que le business continue.

Étonnamment, les conférences de Disinfo2024, une grand-messe sur le sujet organisée par EU Disinfolab, à laquelle Reflets a pu assister, survolent les sujets. Est-ce dû au court laps de temps donné aux orateurs (généralement 15 minutes), à la jeunesse de certains intervenants (un étudiant d’une université américaine, par exemple) ? Est-ce parce que si l’on entrait trop dans des détails techniques une partie de l’audience serait perdue ? Est-ce parce que, pour l’instant, il est difficile de définir des contours « scientifiques » pour une pratique en construction ?

Pourtant, la désinformation est une activité vieille comme l’humanité. Le cheval de Troie n’est pas une invention récente… L’opération Fortitude est également un bon exemple. La période de la guerre froide a par ailleurs été particulièrement prolifique et les maskirovka russes ont marqué les esprits et les auteurs de romans d’espionnage.

Sur ce sujet, à peu près tout a été dit, y compris sur les récents développements liés à Internet. A la fin des années 90, les premières opérations de désinformation via le Web étaient déjà décortiquées.

Bien entendu, Internet a décuplé la puissance et donc les effets de ces opérations tout en réduisant leur coût. Mais une fois que l’on a dit cela, que l’on a déroulé quelques exemples, que l’on a démontré ses talents en matière d’OSINT pour remonter le fil d’une opération, que reste-t-il à décrire ? Pas grand-chose.

Le rôle de la presse devrait être questionné

Finalement, le contenu des rapports publiés sur ces sujets par les instances officielles, les think tanks, les universitaires, les sociétés privées ou les ONG, sont des photographies d’une époque, d’un événement en particulier. Personne n’a réussi à trouver un process scientifique pour évaluer avec précision les effets des opérations. Combien coûtent-elles à la collectivité ? Quels effets réels ont-elles sur l’état de la Démocratie ? Le public est-il influencé dans sa majorité ? Quel est le rôle de la presse mainstream (principalement les télévisions d’information en continu) comme caisse de résonance de ces opérations ? Les Unes se nourrissant des autres et inversement…

A chaque cas, ses effets. Quels points communs peut-on trouver entre une opération, vraisemblablement russe, des mains rouges ou des étoiles de David à Paris et celle menée par le gouvernement israélien contre l’UNWRA ? Dans le premier cas, cela a-t-il contribué à renforcer l’antisémitisme ou au contraire, à renforcer le dégout de la population française contre des actes antisémites ? Dans le second, Emerson Brooking et Dina Sadek du DFRLab qui ont analysé cette opération et en ont rendu compte à Dinfo2024, estiment que les effets sont très importants. Perte de financement pour une organisation qui a un rôle d’ONG et qui est essentielle à la survie de centaines de milliers de personnes, mise en danger des personnels de l’ONG, remise en cause du travail des organisations humanitaires en général, justification d’attaques (réalisées et à venir) contre des personnels des ONG…

Comme un air de déjà vu - © Reflets
Comme un air de déjà vu - © Reflets

A chaque événement, sa grille de lecture, sa méthode d’enquête.

L’écosystème de la lutte contre la désinformation commence à ressembler à celui de la sécurité informatique. On y trouve quelques très rares experts particulièrement pointus et efficaces et une tripotée d’experts de la dernière heure, à la recherche d’un débouché professionnel, d’une carrière dans tel ou tel cabinet de consultants ou chez un vendeur de solution technique.

On les reconnait aisément car ils sont fébrilement actifs sur les réseaux sociaux et particulièrement sur Linkedin.

De même, les boites qui proposent des outils d’OSINT plus ou moins efficaces, de CTI (Cyber Threat Intelligence) utilisées par le secteur se multiplient comme des petits pains avec une pertinence souvent très limitée.

Enfin, comme dans le milieu des interceptions (voir nos articles sur Amesys ou Qosmos) il y a une autre constat : les experts en désinformation ne s'interrogent jamais sur les opérations menées par les gouvernements de leurs propres pays.

Document interne de l'armée américaine datant de 2005... - © Reflets
Document interne de l'armée américaine datant de 2005... - © Reflets

Reste la question lancinante… Peut-on lutter efficacement contre la désinformation ? Aller au-delà des simples rapports post-mortem ? Peut-on agir sur la perception du public ? Doit-on apprendre à chaque internaute à devenir un fact checker ? Doit-on couper le câble et interdire Internet afin de sauvegarder la raison des populations ? Interdire les réseaux sociaux dont les algorithmes privilégient les contenus qui polarisent les discussions, dans le but de faire du clic et de la publicité ? Bien malin qui peut estimer avoir les bonnes réponses.

Peut-être ne peut-on simplement rien contre l’augmentation constante des opérations de désinformation. Elles sont peut-être le résultat d’un environnement. D’ailleurs, si certaines opérations en ligne sont le fait d’acteurs étatiques, d’autres sont simplement le résultat de posts effectués par des individus en quête d’attention, de clics, de reconnaissance, bref qui appliquent les recettes de la captologie à leur « audience » et s’achètent ainsi, à peu de frais, une vie et une « célébrité ». Pour capter l’attention, il vaut mieux être un troll qu’un journaliste, un chercheur ou un fact checker…

La désinformation en ligne n’est peut-être qu’une conséquence des technologies déployées par les grandes plateformes depuis quelques années, et y mettre un terme s'apparente au mythe de Sisyphe. En attendant, toute une économie de la lutte contre la désinformation s’est mise en place, et elle va très bien…

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