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Dossier
par Jacques Duplessy

"La gestion de la crise exacerbe les inégalités"

Une psycho-sociologue analyse la crise du Covid19

Marie-Thérèse Neuilly est psycho-sociologue, spécialiste des catastrophes, enseignante-chercheur et consultante. Gestion de crise, résilience, soins en situation de catastrophe, traumatisme psychologique, elle répond à nos questions.

Marie-Thérèse Neuilly, psycho-sociologue - D.R.

Comment définissez-vous la crise ?

C’est la déstabilisation d’un système qui avait trouvé son équilibre par une série d’aléas. Si on n’arrive pas rapidement à retrouver un équilibre, c’est la crise. Elle dure tant qu’il n’y a pas d’équilibre. Il y a différents stades et différents niveaux de gravité dans une crise. Cela peut aussi être un système en train de mourir. La crise peut se lire à un niveau personnel et à un niveau collectif. Des individus peuvent se sentir affectés collectivement, mais les répercutions individuelles sont variables. Les individus peuvent se sentir en crise, ou pas. Cela dépend de nos conditions de vie.

Le confinement touche tout le monde…

Oui et non. Certains travaillent. Et pour ceux qui sont bloqués, cela dépend de leurs conditions de vie. Si on est à la campagne, dans un grand appartement confortable ou dans un 20m2, c’est différent. Il y aura toujours des inégalités sociales.

La crise a aussi des conséquences psychologiques. Le retentissement varie en fonction du fonds psychique de l’individu. Par exemple, sa tendance à adhérer à la règle ou à être rebelle. Un individu soumis se soumettra à la règle sociale. C’est un trait psychologique qui s’est construit sur des années. Ce n’est pas d’abord la rationalité qui s’exprime. Évidemment, en fonction de ce trait, il vivra plus ou moins bien le confinement. Ensuite, chacun habille rationnellement ce comportement, mais il est lié d’abord à la trajectoire psychique. Dans la crise que nous traversons, il y aura des personnes plus vulnérables à cause de leur structure psychique. Deux risques peuvent apparaître : l’effondrement intérieur et la prise de risque pour soi et pour les autres. On l’a vu, le Président Macron a pris lundi soir une figure paternelle pour gronder les Français qui ne respectent pas le confinement.

Cela pose la question de la résilience, de cette capacité à résister…

Il y a la résilience décrétée par l’État, par les responsables. Mais elle se heurte aux aspects organiques, c’est à dire à tout ce qui est le vivant : le caractère, les habitudes, la culture… Se serrer la main, se faire la bise par exemple. Ça ne se change pas comme ça sur un claquement de doigt. Frauder pour sortir, c’est aussi culturel. C’est pour cela que l’État a décidé de mettre des amendes. On a parfois besoin d’être tenu fermement par l’ordre pour le bien du corps social.

Un autre exemple, l’afflux d’appels au 15. Les messages étaient de ne pas encombrer le Samu pour qu’il soit réservé aux cas graves. Demander à de maîtriser sa peur et de faire un acte de civisme, c’est contradictoire. La peur, c’est lié au désir sauver sa peau et celle de ses proches. Du côté des médecins, on a un raisonnement structuré, du côté de la personne touchée, on a la peur. La peur, c’est une émotion, la citoyenneté, c’est un concept. Devinez ce qui prend le dessus…. La résilience sociale est mise en échec si les responsables ne prennent pas en compte la réalité des émotions. Or ils ne le font pas. Tous nos plans, les « plans blanc », « plans rouges » prennent en compte la dimension collective et rationnelle. Mais cela échappe au vécu qui est fait d’émotions, de relationnel, de culture.

Les messages pour ces situations de crise devraient être travaillés en amont. Or ils ne le sont pas. On voit les hésitations des responsables, les comportements contradictoires. Cette impréparation est due au fait que la culture des dirigeants, des hauts fonctionnaires est rationnelle. Ils ont la culture des énarques. Ils pensent qu’on va obéir car c’est pour le bien des gens. En fait, si le confinement est globalement respecté, c'est à cause des amendes, et surtout à cause de la peur du virus. Ce n’est pas de la résilience, c’est de la peur face à une situation inconnue.

On a aussi assisté à l’exode des plus aisés vers les maisons de campagne…

Beaucoup d’habitants des grandes villes sont partis. Individuellement, cela se justifie ; collectivement, c’est dangereux. Des personnes contaminées vont disséminer le virus à des endroits où les structures médicales sont plus faibles, dans des déserts médicaux. Quand j’ai vu l’affluence dans les grandes gares, les gens les uns sur les autres, je me suis dit : « quelle bêtise ! » En même temps, le ministre de l’Intérieur a dit que c’était possible… Voilà un exemple d’incohérence sur la conduite à tenir et d’injonction contradictoire : « Restez chez vous »… mais pourquoi pas dans votre maison de campagne.

Pour le moment, la gestion de la crise exacerbe les inégalités. Inégalités ouvriers / cadres, inégalités de traitement face aux ressources disponibles. Certains sont plus protégés que d’autres… Cela recouvre souvent les inégalités de classe.

Tout cela montre l’impréparation de notre société ?

On a eu des alertes de pandémies, le SRAS en 2003, la grippe A (H1N1) en 2009. Dans ce dernier cas, il y avait un vaccin. Le gouvernement avait fait des stocks de vaccins, de millions de masques. On a beaucoup moqué Roselyne Bachelot, la ministre de la Santé de l’époque. Mais le boulot avait été fait. Ensuite, on n’a pas renouvelé les stocks de masques… Mais en même temps, une pandémie est difficile à imaginer. Ça fait tellement peur. Pourtant l’Organisation mondiale de la santé en parle régulièrement, les spécialistes aussi. Mais les gouvernements ne prêtent pas vraiment l’oreille. Ils espèrent que ça sera pour le gouvernement suivant.

On connaît les vulnérabilités de notre mode de société. Elle fonctionne sur la productivité, le commerce et le tourisme, avec un marché mondialisé et un système économique boursier. On fait quoi quand ça s’effondre ? Cette crise pose la question de l’utilisation de nos ressources. Pour les masques, on en aura suffisamment dans quelques mois… quand on en n’aura plus besoin. En même temps c’est difficile de se préparer à tout, de se prémunir de tout. Le pouvoir a fait énormément pour se prémunir d’attentats… et la crise arrive par où on ne l’attendait pas.

Des initiatives de solidarité fleurissent un peu partout. Qu’en pensez vous ?

C’est bien, mais il faut faire attention aux actions entreprises. Certaines me laissent assez interrogative, comme l’aide entre voisins. C’est bien en théorie, mais il faut vraiment faire attention. Il ne faut pas que ça soit une occasion de propager le virus en faisant du porte-à-porte. Dans une école près de chez moi, la directrice rencontre les parents qui n’ont pas internet pour donner des devoirs sur papiers. C’est utile, mais il y a un risque. Il faut toujours peser le bénéfice / risque.

On assiste aussi à une héroïcisation des soignants. Les policiers avaient été applaudis après les attentats de 2015. C’est logique que ce soit maintenant les soignants, en première ligne pour combattre l’épidémie. Mais je remarque que c'est surtout le personnel hospitalier qui est mis en avant, moins les médecins et infirmiers libéraux. Pourtant, eux aussi sont un maillon essentiel et qui prennent beaucoup de risque.

Pensez-vous qu’il y aura des traumatismes psychologiques, comme avec les traumas de guerre ou de catastrophes brutales ?

Certaines personnes vont rester marquées par l’expérience comme expérience négative. Le syndrome post-traumatique (PTSD) se caractérise par l’arrivée brutale d’un événement auquel je ne peux pas faire face avec ses ressources psychologiques. Là, ce n’est pas vraiment brutal, il n’y a pas de confrontation à la mort de manière immédiate. Donc, il n’est pas certain que le modèle PTSD soit vraiment adapté et pertinent. Mais il y aura des points communs, par exemple la peur, les cauchemars, la remise en cause des valeurs individuelles, la fuite dans des addictions (sexe, alcool, drogue…). Mais je pense que cela correspond à une forme de traumatisme différente. Là, on assiste à une forme de rupture sociale grave qui va provoquer de nouvelles formes de désastre psychologique. Il y a un travail de recherche à faire.

La question du traumatisme se pose-t-elle pour les soignants qui vont devoir trier les patients ?

Dans nos sociétés, on est habitué en temps normal à fonctionner sur le modèle « premier arrivé, premier servi », car on sait qu’il y aura assez de ressources pour tout le monde. En situation de guerre ou de catastrophe, c’est en fonction des chances de survie. Ce modèle souligne l’inégalité des chances dans ce cas. On change les règles sociales en profondeur. Là, ce ne sont pas les lits qui manquent, c’est le personnel spécialisé en réanimation et les respirateurs. Donc des gens en détresse respiratoire vont mourir, faute de moyens. Mais dans les faits, ces inégalités d’accès à la santé existent déjà. Il y a des inégalités territoriales, donc l’inégalité des chances existe déjà. Le Covid-19 agit comme un révélateur qui montre d’une manière dure cette inégalité.

Les soignants en service de réanimation ont l’habitude de faire des choix. Là, ils risquent d’en avoir plus à faire… Ce qui les guette, c’est aussi l’épuisement.

La crise du Covid-19 se caractérise finalement par beaucoup d’incertitude…

La grippe espagnole en 1918 est la dernière pandémie qui nous a touché vraiment. Elle a circulé beaucoup avec le retour des soldats. Donc on connaît un peu les modèles de propagation. Actuellement circulent beaucoup de modèles pour estimer l’impact du coronavirus. Mais, déjà, ce ne sont pas forcément des réponses fiables. Ensuite, c’est bien d’avoir des modèles, mais si on n’a pas le matériel nécessaire, masques, respirateurs de réanimation, le modèle, aussi bon soit-il, conduit à des impasses. Il y a aussi beaucoup d’incertitude sur la recherche en vue d’un traitement et d’un vaccin. Je vois aussi une grande incertitude à la sortie de la crise : est-ce que cette traversée collective va permettre de faire passer les revendications sociales qui sont importante dans notre pays ?

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