Journal d'investigation en ligne
par Isabelle Souquet

La France, "start-stups" nation

Le narcotrafic prend des proportions inquiétantes

Une France submergée par le narcotrafic : c'est le tableau brossé par une commission d'enquête sénatoriale, qui propose la création d'un parquet spécifique anti-stups et d'une « DEA à la française », étrillant au passage l'exécutif, pour n’avoir pas pris la mesure de « l'ampleur de la menace ».

La cocaïne déferle sur la France selon les sénateurs - Marco Verch - CC-BY 2.0
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Le chiffre est ébouriffant. Le chiffre d’affaire du narcotrafic se tient dans une fourchette de 3 à 6 milliards d’euros, et il fait frémir davantage encore quand on le met en parallèle du total des saisies : 100 millions.

Dans leur rapport, les sénateurs décrivent un « tsunami blanc » de cocaïne qui déferle sur la France, suivi de près par une déferlante d’usage des drogues de synthèse, les « drogues zombies » dont la plus célèbre est le fentanyl, responsable à elle seule de plus de 80.000 morts aux États Unis pour la seule année 2023. Si le cannabis et l’héroïne, dont la consommation n’a pas baissé, restent en tête de ce sombre palmarès, les douanes et les services anti stups pointent une réelle explosion du marché de la cocaïne – les saisies de plusieurs tonnes se banalisent- et celle des opioïdes de synthèse, qui, ne nécessitant pas de surface de culture mais seulement des laboratoires, sont plus faciles et plus discrètes à produire.

La consommation et l’usage des diverses substances se sont aujourd’hui diffusées dans la France entière. Elles entrent sur le territoire dans des « zones rouges », aux Antilles, qui servent de « zones rebond » des produits fabriqués en Amérique du sud, et par les grands ports français (Marseille, Le Havre…), qui rattrapent petit à petit les « hubs », points d’entrée pour toute l’Europe, comme Anvers, Rotterdam ou Gioia Tauro en Calabre. Ensuite, la marchandise se répand sur l’ensemble du pays, y compris les petites villes et les territoires les plus ruraux, grâce notamment à une organisation en réseau, de « type Uber ».

Cette criminalité organisée s’accompagne d’une augmentation de la violence et de son intensité, comme en témoignent des fusillades qui deviennent récurrentes comme à Marseille ou en région parisienne. Elles sont souvent le fait de règlements de compte entre gangs rivaux - mais tuent aussi des victimes innocentes de ce trafic. L’exécution de Mehdi Boulenouane, caïd du trafic, tué par balle il y a quelques jours en Seine Saint Denis montre également le niveau de violence lié au trafic.

En témoigne encore, la récente attaque d’un fourgon pénitentiaire dans l’Eure, qui a fait deux morts et trois blessés parmi les agents, pour faire évader Mohamed Amra, gros bonnet multirécidiviste du narcotrafic. Les armes lourdes déployées par le commando donnent une idée de l’augmentation des moyens des gangs et de la détermination qui est désormais la leur pour aboutir à leurs fins.

Les sénateurs disent attendre de connaitre le plan antidrogue annoncé par le gouvernement, tout en expliquant sans ambages : « on n'est pas encore un narco-Etat, mais l'exécutif n'a pas pris la mesure de l'ampleur de la menace » selon les mots du président de la commission d’enquête, le socialiste Jérôme Durain, qui parle tout de même d’une « start-stups » nation ubérisée... Les sénateurs tracent des pistes pour renforcer des moyens humains et techniques jugés indigents. Ainsi, les opérations actuelles de type « place nette », pour avoir leur utilité en matière d’ordre public, trouvent rapidement leur limite dans la lutte contre le narcotrafic, puisqu’elles ne touchent que les petits dealers, vite remplacés. D’autant que les procédures qui en découlent, comme celles envers les « mules » (les personnes qui circulent ou passent les frontières avec des quantités assez faibles de drogue) engorgent durablement la Justice.

Il s’agit donc de parvenir à remonter les filières, pour les démanteler « d’en haut ». Cela passe, pour les sénateurs, par un renforcement considérable des moyens humains et techniques et aussi par la création d’un parquet national anti-stups, spécialisé et autonome, et par l’adoption de procédures nouvelles et spécifiques.

Deux d’entre elles ont déjà fait leurs preuves en Italie dans la lutte contre la criminalité organisée mafieuse. Le recours aux « repentis » avec un renforcement de leur statut et celui des informateurs, et surtout, une mesure à même de frapper rudement les trafiquants au porte-monnaie : des enquêtes patrimoniales systématiques avec « injonction de richesse inexpliquée ». En clair, il s’agit de «demander systématiquement aux prévenus de justifier de la provenance légale de leurs biens, et de la façon dont ils ont acquis leurs avoirs. Et s’ils n’y parviennent pas, ils s’exposent à la saisie ou la confiscation» sans attendre une condamnation, explique le rapporteur LR Etienne Blanc.

Reste un problème dont il est difficile de prendre la mesure : la corruption. Dans notre pays, on l’imagine plutôt sous forme de pots de vin pour des marchés d’appels d’offres publics, et plus difficilement pour des valises de billets contre des passes droits ou des accès privilégiés. Et pourtant. Les trafiquants ciblent toujours, classiquement, des policiers, pour avoir communication – ou consultation- de fiches de police. Dorénavant, dans les grands ports français, ils achètent aussi des « services » aux dockers, soi-disant pour transfert et déchargement de marchandises, ou simplement pour obtenir leur accès aux quais des porte-conteneurs. Les politiques sont également convoités, et à tous les niveaux, même les plus modestes – quand ils n’ont pas plongé. Deux affaires ont récemment défrayé la chronique : à Avallon (Yonne, 6.000 habitants) 70 kilos de cannabis, 1 kilo de cocaïne, du liquide et deux lingots d’or ont été récemment saisis au domicile de la maire – pharmacienne de métier – de la ville., L’ex-maire de Canteleu (Seine-Maritime, 14.000 habitants) comparait quant à elle actuellement avec un de ses adjoints devant le tribunal de Bobigny, accusés de complicité de trafic de drogue, d’avoir donné des informations sur les contrôles de police ou d’avoir retardé l’installation de caméras de vidéosurveillance dans leur commune.

Pour le président de la commission sénatoriale, en matière de corruption « le risque est immense » et « il est temps de réagir avant de connaître le même sort que les pays voisins ». Pour la chef de l’Ofast (l’office anti stupéfiants) Stéphanie Cherbonnier aucune profession n'est épargnée : « dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains peuvent céder, à un moment donné, à l'appel de ces sirènes criminelles. »


Edit du 14 juin : correction du département auquel appartient Canteleu. Comme l'indique un lecteur attentif en commentaires, il s'agit de la Seine maritime.

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