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par Nathalie Tissot

La folie derrière les barreaux, l'inhumanité du régime carcéral

De nombreux détenus présentant des troubles se suicident alors que les moyens manquent

Ils avaient moins de 30 ans et sont morts dans la plus grande détresse en prison. L'histoire de ces détenu.e.s souffrant de troubles psychiatriques, portée devant les tribunaux, jette la lumière sur un système carcéral inadapté et pathogène.

Prison de Valence dans la Drôme - Celeda - Wikipedia

« À revoir demain matin ». Voilà la conclusion de la dernière fiche d'observations de Paul Germain. Trois heures plus tard, l'homme de 23 ans, incarcéré pour la première fois depuis seulement un mois, était retrouvé pendu avec ses lacets de chaussures dans sa cellule du quartier disciplinaire du centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan. L'ergothérapeute lui ayant rendu visite ce 28 octobre 2021 écrivait pourtant : « Le patient est nu en cellule car il a mis ses affaires dans les toilettes car la cellule était sale d’après ses dires ». Il « ne note pas d'activité délirante » mais relève que le détenu « n’arrive pas à verbaliser, voire se souvenir que le médecin de l’UCSA [unité sanitaire en milieu pénitentiaire] est passé ce matin ». Dans les quelques mètres carrés où il ne supporte plus d'être enfermé, le prisonnier arrache même un radiateur en fonte. « Les jours précédents, il était énervé, il a inondé sa cellule, déchiré sa housse de matelas et cassé sa radio puis m’a insulté et menacé à plusieurs reprises », témoignera un surveillant. Les troubles psychotiques du jeune adulte qui se traduisaient par des bouffées délirantes aiguës étaient connus de la justice. Il avait signalé une hospitalisation en 2020 et le médecin en charge d'une expertise psychiatrique rendue le 14 octobre 2021 attestait : « l’état actuel de Monsieur Germain ne nous apparait pas compatible avec une mesure de détention ». Pourtant, il sera placé en quartier disciplinaire dix jours plus tard. Sa mère, sa soeur et son frère ont déposé, via leurs avocats, une plainte pour homicide involontaire et un recours devant le tribunal administratif de Bordeaux. Ils réclament 90.000€ au titre du préjudice moral pour les « fautes et négligences commises par l'administration pénitentiaire ».

Cette somme est à peu de choses près ce qu'a obtenu la famille de Pauline Depirou dans des circonstances comparables après une décision du tribunal administratif de Caen en novembre 2022. « Cela ne remplacera jamais notre fille, tempère le père de la vingtenaire décédée en février 2020. Perdre un enfant n'est pas dans la logique des choses surtout dans ces circonstances car nous n'aurions jamais pensé qu'elle perdrait la vie en maison d'arrêt. »

Une psychose schizophrénique lui avait été diagnostiquée à l'adolescence, elle touchait l'allocation aux adultes handicapés. « Quand on la voyait au parloir, elle disait qu'elle faisait beaucoup d'efforts par rapport au règlement, à la frustration qu'elle pouvait avoir », se souvient Patrick Depirou. Mais ses crises de violences sont récurrentes et engendrent des sanctions qui ne conduisent qu'à leur répétition. En un an et demi, elle est transférée dans quatre maisons d'arrêt différentes.

Dans la dernière, plus éloignée de ses proches, le nombre de visite se réduit. « Elle n'avait vraiment pas sa place en prison si longtemps, pas du tout... », souffle son père espérant que la décision du tribunal, ayant reconnu une « faute » de l'administration pénitentiaire, qui a manqué à son obligation de « sécurité et vigilance renforcée », puisse faire jurisprudence. Théo Sanha, 28 ans, Dennis G., 27 ans... les plaintes pour homicide involontaire liées aux décès en prison de ces détenus aux maladies psychiatriques avérés se multiplient.

Sous-effectifs des équipes, sur-occupation des prisons...

Tous étaient écroués en maison d'arrêt où sont concentrés les prévenus et les condamnés à de courtes peines. Le taux d'occupation y dépasse 140% en moyenne et le personnel soignant y exerce, comme dans la plupart des établissements pénitentiaires, en sous-effectif. « Nous ne pouvons pas envisager les soins dans le long terme avec une moyenne d'incarcération de cinq mois et des prévenus qui peuvent sortir du jour au lendemain », argue Fabienne Le Monnier. La responsable de l'unité sanitaire en milieu pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan a vécu un burn-out comme trois de ses collègues. « En quinze ans, j'ai vu nos moyens augmenter mais j'ai vu aussi la charge de travail augmenter, assure la médecin généraliste. Quand nous étions à 230% d'occupation, nous ne recevions que les urgences et les entrants. »

Pourtant, les besoins sont criants. L'étude nationale « Santé mentale en population carcérale sortante » publiée par la Fédération régionale de recherche en psychiatrie et santé mentale Hauts-de-France en février 2023 a démontré, une nouvelle fois, la prévalence des troubles mentaux et des addictions en maison d'arrêt. Parmi 600 hommes condamnés sur le point d'être libérés, 67% présentaient au moins un trouble psychiatrique ou lié à une substance, 10,8 % étaient concernés par un syndrome psychotique - contre 1 à 2% dans la population générale - et 10,9% souffraient de troubles de stress post-traumatique. Les femmes et les mineurs enfermés, qui n'ont pas accès, sauf exception, à l'hospitalisation de jour, possible dans les services médico-psychologiques régionaux (SMPR) au sein de vingt-six établissements pénitentiaires sur 179, n'échappent pas à cette surreprésentation. «

Dans les centres éducatifs fermés, dernière marche avant la prison, se trouvent des gamins dans des états psychiatriques inquiétants. Qu'est-ce qu'ils font là ? », s'interroge la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté Dominique Simonot. « C'est vraiment un abandon par l'Etat des détenus et du personnel - c'est honteux ce qu'on leur fait vivre à eux aussi », se scandalise-t-elle.

Chaque suicide est « terrible » pour les soignants et les surveillants confirme Pascale Giravalli, psychiatre depuis trente ans. Ils symbolisent l'échec du régime carcéral déjà explicité par Michel Foucault en 1974 dans Surveiller et Punir. Le philosophe écrivait alors : « on sait tous les inconvénients de la prison, et qu'elle est dangereuse quand elle n'est pas inutile. Et pourtant on ne voit pas pourquoi la remplacer ». Ces morts révèlent son caractère inadapté aux handicaps psychiques et ses effets potentiellement aggravants voire déclencheurs. « Nous avons ce que nous appelons les pathologies réactionnelles à l'enfermement qui nécessitent des soins. Par ailleurs, la prison est un lieu propice à l'émergence des premières manifestations de maladies psychiatriques en particulier la psychose et la schizophrénie car c'est un lieu persécutif », étaye la responsable de l'unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA) de Marseille.

Depuis 2010, ces structures, implantés dans des établissements publics de santé mentale, sont les seules à permettre l'hospitalisation de ces profils de prisonniers en soins libres contrairement aux transferts en unités pour malades difficiles ou en psychiatrie générale réalisés sans consentement. La construction de trois nouvelles UHSA est en projet bien que des difficultés de recrutement limitent déjà l'activité des neuf existantes. « A l'UHSA de Bordeaux, il ne reste qu'un seul psychiatre et quand il est en congé trois semaines, comme en ce moment, il n'y a pas d'hospitalisation possible », cite en exemple Fabienne Le Monnier.

Face aux délais d'attente, « nous les laissons en détention où nous les gavons de cachetons en espérant qu'ils les prennent le temps de pouvoir être pris en charge », témoigne Wilfried Fonck, secrétaire national de l'Ufap-Unsa Justice. Aucune sensibilisation à ces maladies n'est prévue dans la formation des surveillants. L'Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques propose bien une intervention d'une journée pour mieux les appréhender mais cela reste au bon vouloir de l'employeur. « Quand vous entrez en cellule et que vous avez un schizophrène qui vous dit : "chef j'entends des voix", le personnel se retrouve très démuni. Comment réagir ? Généralement ils essayent de temporiser et appellent au secours le service médical », résume le syndicaliste.

Des troubles psychiatriques de plus en plus sévères ?

Comme tous les professionnels du milieu pénitentiaire, il a le sentiment que les troubles psychiatriques au sein de la population carcérale sont de plus en plus fréquents et sévères. Les raisons ? La diminution de la reconnaissance d'irresponsabilité pénale pour cause d'abolition du discernement, l'augmentation du nombre d'incarcération de personnes dont la responsabilité est considérée comme « atténuée », la réduction drastique du nombre de lit en psychiatrie générale ou encore le recours à la comparution immédiate qui ne favorise pas l'expertise psychiatrique.

Wilfried Fonck lie également ce phénomène à une exposition « à la consommation de produits stupéfiants très durs [...] Nous nous retrouvons avec des détenus toxicomanes à l'entrée ou qui le deviennent en prison. Pour supporter l'enfermement les gars sont prêts à prendre tout et n'importe quoi », affirme-t-il. Il dénonce les trafics que cela entraîne et la situation catastrophique en Outre-mer qui pâtit des mêmes maux avec des moyens encore plus insuffisants.

« La prison n'est pas un lieu de soins », martèlent plusieurs personnes interrogées. « Nous sommes dans un processus où on responsabilise les malades et où on pense que la peine pourra avoir un effet thérapeutique », critique Odile Macchi de l'Observatoire international des prisons. Malgré la possibilité d'une suspension de peine pour raisons médicales, prévue par la loi (articles 147-1 et 720-1-1 du code de procédure pénale), cette procédure reste rarissime. « Nous avons mis trois ans à l'obtenir pour un de nos patients. Ce n'est pas simplement le problème de la justice mais aussi celui de la psychiatrie. Il a fallu trouver un secteur psychiatrique à l'extérieur qui l'accepte », soulève Pascale Giravalli également présidente de l'association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire. Pour les prévenus et les condamnés amenés à réintégrer rapidement la société à la fin de leur peine ou de leur détention provisoire, la prise en charge en milieu extérieur semble la meilleure solution pour garantir la continuité des soins, autre défi de taille pour éviter la récidive. Plus de 40% des personnes condamnées en 2021, l'avaient déjà été dans les cinq ans précédents selon les chiffres du ministère de la Justice. Ce dernier n'a pas répondu aux questions détaillées qui lui ont été envoyées pour cette enquête.

Des initiatives comme la mise en place d'équipes mobiles transitionnelles pour assurer une jonction entre les équipes médicales à l'intérieur et à l'extérieur de la prison ou le dispositif « logement et suivi intensif à la communauté » à Marseille qui permet de repérer des prévenus malades en garde à vue pour des délits mineurs et d'éviter leur détention provisoire existent. Mais elles dépendent de bonnes volontés locales et restent limitées. Pour Paul, Pauline, Théo, Dennis, il est déjà trop tard.

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