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par Samuel Gautier

La faim, peine sans fin des prisonniers à Madagascar

Plongée dans les prisons de l'île

Dans l'un des pays où l'on condamne encore à des travaux forcés, la situation des personnes détenues peine à émouvoir une population durement affectée par l'envolée du prix des produits de première nécessité et à mobiliser une classe politique entièrement tournée vers l'échéance présidentielle à venir. « L'enfer carcéral » malgache ne cesse pourtant de s'aggraver. Et la faim, une des souffrances les plus insidieuses infligées aux prisonniers, de s'amplifier.

Cour du quartier hommes de la maison centrale de Fianarantsoa - février 2023 - © Samuel Gautier

À Antsirabe en ce mois de janvier, l'air du soir est frais. Il fait bon flâner le long des larges ruelles de cette ville moyenne de Madagascar, la troisième en taille, située à 170 kilomètres au sud de la capitale Antananarivo. Ici, le temps semble s'être arrêté. L’hôtel des Thermes ne propose plus de cures depuis longtemps. De l'autre côté de la large Avenue de l'indépendance, la gare n'accueille plus de voyageurs depuis des décennies. Un ensemble de bâtiments datant de l'époque coloniale n'a en revanche jamais fermé ses portes. A lui seul, il illustre tristement le système concentrationnaire dans lequel sont plongés des milliers de personnes incarcérées à Madagascar.

Construite pour accueillir 248 détenus, la prison de la ville, délabrée et insalubre, en accueille près de 1.300. Les conditions de vie y sont effroyables, la détresse partout perceptible. Les prisonniers occupent chacun des mètres carrés disponibles. Dans les cellules sombres et crasseuses de quelques dizaines de mètres carrés s'entassent plusieurs centaines de personnes, enfermées pendant plus de douze heures par jour. Pour faire ses besoins, un seul WC par cellule. On dort serrés les uns aux autres à même le bois, ou pour les derniers arrivés et les miséreux, ceux-là même qui sont parfois contraints de fournir des prestations sexuelles pour survivre, le ciment à même le sol. A l'extérieur, pendant que certains s’affairent à cuisiner du manioc sec, d'autres détenus « volontaires » pénètrent quasiment nus dans les fosses septiques débordantes pour les vider à la main. « Ce lieu inhumain ne devrait tout simplement pas exister » soupire sœur Agnès, octogénaire italienne qui œuvre depuis des dizaines d'années dans cet établissement pénitentiaire pour soulager ce qui peut encore l'être. Chaque semaine il accueille des nouveaux prisonniers. « Je fais ce que je peux, à mon échelle, avec mes petits moyens et de toute mes forces. Mais le désespoir me guette de plus en plus souvent » avoue-t-elle.

Comme dans toutes les prisons malgaches, la faim y ronge tous les estomacs, vient aggraver des problèmes de santé déjà nombreux, affecte l'état de santé psychique de tous. Pour les plus chanceux il y a ce que la famille réussit à transmettre depuis l'extérieur. Pour les autres, la ration distribuée par l’administration est constituée le plus souvent de deux repas de manioc sec par jour.

Ces dernières années, la situation n'a cessé de s'aggraver dans le pays et l'administration pénitentiaire relevait elle-même un taux de malnutrition générale de 18% en septembre 2022, contre 12,6% en décembre 2019. Chaque année, des dizaines de détenus meurent directement ou indirectement de la faim dans les prisons à Madagascar. En septembre 2022, seuls deux établissements pénitentiaires sur les 44 que compte le pays était parvenu à fournir des rations alimentaires à plus de 1.500 kilocalories par jour et par personne au cours des trois mois précédents (1). « Tout est lourd ici, comme les métabolismes qui souffrent du seul repas quotidien fourni par l’État : un maigre plat de lentilles accompagné, en alternance sur trois jours, de maïs, de manioc et de riz » écrivait ainsi Paul Rafanoharana, détenu à la maison de force de Tsiafahy en mai dernier.

A la maison centrale de Fianarantsoa, dans le centre du pays, la situation est particulièrement difficile en ce mois de février 2023. Les stocks sont au plus bas et n’offrent que quelques jours d’autonomie alimentaire. Ici, l’administration pénitentiaire n’est en mesure de distribuer que 200 grammes de manioc matin et soir aux 700 personnes hébergées dans un établissement surpeuplé et insalubre.

Réserve alimentaire et état des stocks de la maison centrale de Fianarantsoa. Le manioc sec tout juste livré du camp pénal voisin est stocké au sol. Les bidons d’huile sont accrochés au mur pour ne pas être mangé par les rats qui pullulent - février 2023 - © Samuel Gautier
Réserve alimentaire et état des stocks de la maison centrale de Fianarantsoa. Le manioc sec tout juste livré du camp pénal voisin est stocké au sol. Les bidons d’huile sont accrochés au mur pour ne pas être mangé par les rats qui pullulent - février 2023 - © Samuel Gautier

Une composition très éloignée des recommandations de menus-types formulées par la direction générale de l’administration pénitentiaire (2) et qui peut s'avérer létale selon les nutritionnistes du CICR. Seule une aide alimentaire externe et temporaire permet d’offrir en ce début d’année 2023 un repas de riz supplémentaire par semaine, accompagné d’une poignée de haricots. Dans cet établissement, surpeuplé et insalubre comme toutes les autres prisons du pays, 17 prisonniers sont décédés en 2022.

Cellule collective à la maison centrale de Fianarantsoa dans laquelle sous enfermés 123 détenus pendant 12 heures par jour - © Samuel Gautier
Cellule collective à la maison centrale de Fianarantsoa dans laquelle sous enfermés 123 détenus pendant 12 heures par jour - © Samuel Gautier

Les mesures de grâces régulièrement octroyées par les autorités du pays pour tenter de juguler la sur-concentration humaine dans ces lieux s'avèrent insuffisantes pour enrayer l'expansion carcérale vertigineuse observée depuis plusieurs années à Madagascar. La population incarcérée y est passé de 20.153 à 30.351 prisonniers entre janvier 2017 et octobre 2022, soit une hausse de plus de 53% en seulement cinq ans. Et en cette période préélectorale rien ne laisse présager que la dynamique va s'inverser. Une surpopulation qui vient aggraver des conditions de détention effroyables dans l'immense majorité des établissements pénitentiaires : prolifération de cafards, de rats et de punaises de lit dans les espaces de vie, absence d'accès à l'eau potable, système d'assainissement défectueux, absence total d'intimité...

Cour principale de la prison de Fianarantsoa - © Samuel Gautier
Cour principale de la prison de Fianarantsoa - © Samuel Gautier

En même temps qu'un exemple flagrant du niveau de dysfonctionnement du système pénal du pays, le recours abusif à la détention provisoire est l'une des premières causes de cette surpopulation. En décembre 2022, plus de 50% des personnes détenues l'étaient en effet sous ce régime, alors que cette mesure doit demeurer « exceptionnelle » (3). En outre, nombre d'entre elles n'avaient jamais vu d’avocat ni même pu se défendre ou s'expliquer avant d'être jetées derrière les barreaux.

Outre la pauvreté endémique de la population générale du pays, dont l'indice de développement humain (IDH) demeure l'un des plus bas au monde, un autre fléau explique cette situation dramatique : une Justice malgache « particulièrement touchée par la corruption », accusait en octobre 2020 Anaclet Imbiki, ancien ministre de la Justice du régime Ratsiraka, également expert gouvernemental pour l'application de la Convention des Nations Unies de lutte contre la corruption. Et une administration pénitentiaire qui n'échappait pas à cette situation. Une enquête de la Commission nationale indépendante des droits de l’Homme (CNIDH) du pays révélait ainsi en ce début d'année 2023 qu'il fallait ainsi compter entre 1.200 et 18.000 ariary (près de 4 euros) pour bénéficier d'un parloir avec un proche incarcéré, entre 500.000 et 1.000.000 d'ariary (219 euros) pour une chambre dans une infirmerie ou encore 2.000.000 d'ariary (439 euros) pour un transfert pour rapprochement familial. Une situation à ce point problématique que la Commission nationale indépendante des droits de l’Homme (CNIDH) du pays a publié il y a quelques jours un Guide sur la prévention et la lutte contre la corruption en milieu carcéral.

Vue sur le quartier mineur de la maison centrale de Fianarantsoa - © Samuel Gautier
Vue sur le quartier mineur de la maison centrale de Fianarantsoa - © Samuel Gautier

Le pouvoir malgache a peu à peu pris conscience de l'urgence de la situation et de la nécessité de rehausser le niveau de respect des droits de l'Homme en prison. En octobre 2019, quelques mois après la publication d'une enquête accablante d'Amnesty international, le président de la République Andry Rajoelina se rendait à la Maison Centrale d'Antanimora, la plus grande du pays (plus de 4.500 détenus pour 850 places). Une visite – la première d'un président dans un établissement pénitentiaire depuis l'indépendance de Madagascar le 26 juin 1960 – qui lui permettait de découvrir de ses propres yeux la réalité d'une situation peu reluisante pour son pays.

« Il est temps de mettre en place des réformes dans le système pénitentiaire à Madagascar. Nos prisons sont surpeuplées et ne sont plus conformes au respect des droits humains » déclarait-il deux années plus tard lors de l’inauguration de la prison de haute sécurité d’Imerintsiatosika (sud-ouest d'Antananarivo), tout premier établissement carcéral malgache répondant aux « normes internationales » à Madagascar. En guise de réforme, seule la construction d'une dizaine d'établissements pénitentiaires, qui ne suffiront pas à mettre un terme aux traitements inhumains et dégradants réservés aux milliers de malgaches incarcérés, est à mettre à son crédit.

À Antanimora, en ce mois de janvier 2023, la situation n’a ainsi guère évolué : « la nuit venue, tous les couloirs de la prison sont transformés en dortoir, même ceux qui mènent vers les toilettes » confie un responsable de l’établissement. « La plus grande réforme à mener, c’est une réforme de la politique pénale » estime Tovohery Razakamanana, officier en droits humains auprès des Nations Unies à Madagascar. Une réforme qui passerait nécessairement par la dépénalisation d’un certain nombre de délits gros pourvoyeurs d'incarcérations.

L’un des enjeux majeurs réside également dans les moyens mis à la disposition de l'administration pénitentiaire pour assurer ses missions. Contre toute logique, ceux-ci ne cessent de baisser ces dernières années, tout comme le budget consacré à l'alimentation des détenus. Dans ce domaine, et comme en témoigne la récente création d’une direction pénitentiaire spécifiquement dédiée, la seule stratégie du ministère de la Justice passe par un plan de relance des 137 camps pénaux que compte le pays. Des fermes pénitentiaires disséminées dans le pays et dont la mission est d'assurer l'autonomie alimentaire des autres établissements de la région. Les prisonniers qui y sont envoyés travaillent (sans rémunération pécuniaire) tout en effectuant leur peine. Même si cette stratégie devait s’avérer payante, ses effets bénéfiques mettront nécessairement du temps à se faire ressentir. En attendant, il y a urgence.


(1 ) Résultat de la veille et situation nutritionnelle du mois de septembre 2022, DHDPRS, DGAP, Ministère de la Justice de la République de Madagascar

(2) Guide de l’alimentation des personnes détenues, Administration pénitentiaire, Madagascar, Décembre 2018

(3) Art. 333 du code de procédure pénale de la République de Madagascar

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