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par Neotravelling

La Colombie entre dans la valse des révoltes sud-américaines

La répression est féroce

Cet article nous parvient de Colombie, d'un voyageur, photographe et observateur. L'occasion de prendre la température de la rue Colombienne au moment ou ce pays vit une mobilisation massive d'un type nouveau et où la répression est sanglante.

Conseil de rue à Arménia - https://www.instagram.com/neotravelling

Inspirée par les révoltes de 2019 au Chili, la jeunesse, alliée aux classes défavorisées, a lancé une grève nationale qui dure depuis plusieurs semaines maintenant. Avec autoroutes et ports bloqués, la capitale Bogota assiégée par des blocages sur ses 36 entrées et manifestations massives et pacifiques se succédant, jours après jour dans tous le pays. Ce mouvement a été réprimé dans le sang avec plus de 41 morts civils (officiels) et de nombreux disparus.

L'auteur écrit d'Arménia, la capitale de l'État de Quinido, une ville de 300.000 habitants située dans le cœur de la région prospère de "Cafetero", la région du café. Témoignage.


Écrire sur la Colombie n'est pas une tâche aisée. Cela fait deux ans que j'habite ici, je suis Argentin et j'ai dû m'habituer aux coutumes, aux dictons, à l'argot. Cela n'a pas été trop compliqué, mon épouse est colombienne et en quatre ans de voyage ensemble, j'ai beaucoup appris, je pourrais même dire que je connais mieux le pays qu'un Colombien moyen.

Nous avons traversé le pays depuis le centre jusqu'au Nord, arrivant jusqu'à la frontière avec le Panama. En chemin, nous avons vécu dans des "zones chaudes" mal connues. Zones dans lesquelles, à certains moments, la guérilla, les forces paramilitaires et les cartels de la drogue ont maintenu la population dans un calvaire permanent.

On nous a dit que cette époque était révolue et qu'il n'y avait plus de danger. Mais mes yeux et mes oreilles ont vu et entendu les histoires de femmes disparues, violées, de leaders syndicaux assassinés, des enfants sans jambes en raison des mines anti-personnelles. J'ai vu également le fossé entre les pauvres, qui sont la majorité et les riches dans leurs 4x4 blindés blancs comme la neige.

Pendant tous mes voyages, j'ai vu les indigènes déplacés de leurs terres, muets, leurs regards tristes et sans espoir, une preuve vivante des injustices d'un pays qui est mieux connu pour ses plages des caraïbes, son café et les séries de Netflix qui ne parlent que des Narcos.

Harangues de rue - https://www.instagram.com/neotravelling/
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Mais retour au présent. Depuis plus de vingt jours, une grève nationale a fait descendre dans la rue des groupes de jeunes et des travailleurs des classes les plus défavorisées qui manifestent contre un gouvernement corrompu essayant d'imposer des mesures économiques dictées par le FMI en échange d'un prêt à la Colombie dont le pays n'avait pas besoin. Au début, certains groupes ont manifesté pour protester contre une "réforme fiscale", comme la dénommait le gouvernement, alors que tout le monde savait qu'il s'agissait d'un paquet fiscal sans aucun sens, de lois et de mesures qui profiteraient aux amis du pouvoir et soumettrait le peuple à une misère plus extrême encore que celle dans laquelle il vit déjà.

En marchant aux côtés des jeunes dans les manifestations, j'écoute le chant des étudiants : "Uribe, Paraco, el pueblo está Berraco" (Uribe, paramilitaire, le peuple est le plus fort). Pour ceux qui ne vivent pas en Colombie, je vais expliquer cela.

Manifestation à Arménia - https://www.instagram.com/neotravelling/
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L'histoire officielle raconte que Álvaro Uribe Vélez est né fils d'un éleveur de bétail, mort assassiné par un groupe paramilitaire. Mais ce qui se raconte en douce, entre personnes qui se font confiance, c'est une toute autre histoire. Le père d'Uribe a toujours été un homme de pouvoir économique, on raconte que ses liens avec le narcotrafic lui ont apporté plus de pouvoir et ainsi, plus d'ennemis. Après sa mort, son fils, Álvaro Uribe, au courant depuis toujours des affaires de son père, se lance dans une carrière politique. Il devient d'abord directeur de l'Aviation civile. Là, il est soupçonné d'avoir émis des licences de vol pour des personnes liées au narcotrafic. Mais rien ne fut jamais prouvé. Il récuse ces accusations.

Ensuite, il fut maire de Medellin, seulement un mois selon les registres. Un temps suffisant pour asseoir les bases de son emprise sur cette ville. Il fut ensuite sénateur jusqu'en 1994, année durant laquelle il devient gouverneur de Antioquía. Durant ces années, il contribua à la mise en place des fameuses "Autodefensas", des milices armées et entrainées pour faire face à la guérilla. Il a toujours affiché vouloir venger son père et il a maintenu des liens étroits avec des bandes de narcos et les groupes armés. Il a rallié un grand nombre d'adeptes à ses idéaux, obtenu financements et pouvoir, lui permettant de mettre en place sa propre armée légale. Il fut la référence idéologique d'une guérilla possédant ses propres armes et ses intérêts occultes. Pour le peuple, il était un défenseur, un homme de principes, droit, intolérant, qui ferait face aux guérillas malfaisantes et aux fantômes du communisme. Et en coulisse, il donnait des ordres à ses paramilitaires pour qu'ils massacrent, violent et déplacent les propriétaires des terres qui serviraient pour contrôler le territoire, avoir ses propres plantations de coca, laboratoires et terres qui ensuite récompenseraient les hommes qui l'avaient aidé. Ainsi, des milliers d'hommes, femmes, paysans, travailleurs, indigènes, étaient éliminés de son tableau.

La flamme de l'espoir renait - https://www.instagram.com/neotravelling/
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Deux massacres très importants de ces époques furent ceux de El Aro et de La Granja.

Le 22 octobre 1997, près de 150 paramilitaires qui se faisaient appeler les "Mochacabezas" arrivèrent au village El Aro de Ituango et assassinèrent 17 personnes. Ils occupèrent l'endroit pendant 17 jours torturèrent en public les victimes. L'une d'elles fut attachée à un arbre pendant une journée. On lui arracha les yeux et le cœur, selon le récit du Centre national de la mémoire historique. Ils brûlèrent 42 des 60 maisons qui existaient dans la zone, volèrent plus de 1.000 vaches et déplacèrent par la force 700 habitants de la région. Pendant le massacre, les forces publiques ne se sont jamais manifestées pour mettre un terme aux exactions des Autodefensas. Des témoins et personnes impliquées dans ces faits ont affirmé avoir reçu les ordres directement de la part d'Uribe. Cela a été archivé, mais justice n'a jamais été faite.

Il est clair que les actions d'Uribe sont du même type que celles de ses ennemis, les guérilleros des FARC. Pires encore puisqu'il a toujours tenté de faire croire à l'opinion publique qu'il était un homme décent et que ce qu'il faisait, il le faisait pour le bien du peuple colombien, la patrie et la vierge Marie. Pour bon nombre de personnes, il était évident que quel soit l'endroit où il voulait s'imposer ou contrôler, il fallait montrer à la population qu'il y avait un ennemi invisible, qu'il s'agisse de guérilleros, de communistes ou d'espions. Même si les victimes étaient toujours des paysans, des indigènes, des journalistes, des avocats ou ses propres hommes de main qu'il fallait réduire au silence avant qu'ils ne tournent contre lui.

A chaque manif, son équipe soudée - https://www.instagram.com/neotravelling/
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En 2002, Uribe fut élu président de la Colombie et déjà à l'époque on entendait le terme "faux positifs". Des personnes tuées, vêtues de vêtements de guérilleros, d'équipements militaires, d'armes et de bottes, pour justifier une guerre et montrer que celle-ci était en passe d'être gagnée. Une guerre contre le trafic de drogue, une guerre contre les groupes armés. Il a été démontré que de nombreux jeunes ont été trompés pour aller travailler dans des zones rurales, des fermes, des champs, pour ensuite être tués et présentés à la presse comme des guérilleros capturés et tués au combat. Certains portaient même leurs bottes à l'envers. Selon un rapport que le bureau du procureur général a remis à la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) en août 2018, les meurtres maquillés s'élèveraient à plus de 10.000. Pendant ce temps, son pouvoir économique s'est accru sans limites, tout comme son pouvoir sur les médias, la corruption s'est étendue à toutes les institutions, toutes les régions, tous les échelons, les juges, les directeurs, les policiers, les militaires, personne n'était hors de sa portée.

Nous avons tous vu les milliers d'articles sur l'appui des États-Unis pour combattre le narcotrafic et les aides des militaires américains sur le territoire colombien. Étrangement, après la disparition de Pablo Escobar, et au moment même où la Colombie recevait des millions de dollars de financement pour mettre fin au trafic de drogue, sa production a augmenté et est devenue la principale source de revenus. Assez d'argent pour soutenir un gigantesque appareil de corruption, de logistique, de pots-de-vin, de tueurs à gages et de nombreux politiciens et hommes d'affaires heureux.

Des documents déclassifiés de la DIA montrent les soupçons et les doutes sur les liens d'Uribe avec les groupes narco-paramilitaires, des doutes et des soupçons qui n'ont jamais été soutenus par les grands patrons des agences américaines de l'époque.

Manifestation à Arménia - https://www.instagram.com/neotravelling/
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En 2006, Uribe est parvenu à réformer la constitution, ce qui lui a permis d'être réélu et, d'ajouter encore plus de pouvoir à son pouvoir. Et c'est ainsi que l'Uribismo atteint le contrôle total du pays, de la population, des médias, et avec cela toutes les facilités pour cacher les atrocités qui étaient commises à l'intérieur du pays. Pour le reste du monde, la Colombie était à son apogée, le fantôme de Pablo Escobar et des guérilleros n'apparaissait que dans les séries Netflix et rien ne pouvait mal tourner. Après avoir déclaré le succès de leur guerre contre la drogue en 2005, Bush remet à Uribe la médaille de la libertée en 2009.

Il faut attendre 2019 pour que des groupes d'étudiants commencent à manifester contre l'Uribismo, poussés par les manifestations au Chili. Au cours de cette période, la répression policière et le les ESMAD (Escadrons mobiles anti-émeutes) causent plusieurs décès, viols et disparitions d'étudiants.

Buena onda - https://www.instagram.com/neotravelling/
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Je me souviens que je me trouvais dans le centre historique de Bogota pour couvrir la manifestation pacifique, lorsque les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes ont commencé à tomber sur nos têtes, les gens courant et cherchant un l'abri, la police arrêtant toute personne sur son chemin, même si elle ne faisait pas partie de la manifestation.

J'ai couru dans les rues du quartier de la Candelaria, et je me suis caché dans une auberge avec un groupe d'étrangers qui n'avaient aucune idée de ce qui se passait. Des gaz entraient par les portes et les fenêtres fermées, des motos de police surgissaient des rues et écrasaient des jeunes sans ménagement.

Puis est arrivé le virus anti-manifestations et la population a été enfermée pendant des mois au cours desquels les décès de leaders sociaux, d'indigènes et de militants se sont multipliés. Jusqu'à un beau jour où l'actuel président Iván Duque, mis au pouvoir par Álvaro Uribe, a commencé à parler d'une réforme fiscale. Présentée au départ comme suicidaire en temps de pandémie, il a fini par la lancer sans tenir compte du mécontentement du pays et de la situation de pauvreté dans laquelle nous vivons actuellement.

Manifestation à Arménia - https://www.instagram.com/neotravelling/
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Alors que l'ancien président Uribe reste assigné à résidence chez lui pour une affaire de corruption, il utilise Twitter pour réclamer que les bons citoyens, l'armée et la police utilisent la force sans ménagement pour exterminer les vandales qui paralysent le pays, ces vandales qui sont constitués des mêmes étudiants, paysans, indigènes, pauvres et travailleurs de rue, qui n'ont rien à perdre, car ils ont déjà tout perdu.

Depuis le début des manifestations pacifiques, l'armée et la police ont fait disparaître plus d'un millier de personnes, ils ont violé 16 femmes, ils ont assassiné plus de 45 personnes. Elle a envoyé plus de 800 soldats pour encercler des villes et réprimer les manifestations en utilisant des armes de répression jamais vues en Amérique latine.

[%youtube:https://www.youtube.com/watch?v=enz-2hkUdKg&ab_channel=ElEspectador%]

Nous voyons en direct sur des vidéos d'étudiants et de la garde indigène qui font partie de la ligne de front comment des chars écrasent des jeunes, des grenades tirées à bout portant sur des journalistes, des gardes civils et des indigènes tués d'une balle dans le ventre, des enfants qui perdent les yeux à cause des impacts de gaz lacrymogènes, des adolescentes violées et que l'on retrouve suicidées._

"Heureux ceux qui n'ont pas peur du changement" - https://www.instagram.com/neotravelling/
"Heureux ceux qui n'ont pas peur du changement" - https://www.instagram.com/neotravelling/

Les hélicoptères survolent les quartiers en tirant à la mitrailleuse sur les civils, les forces de l'ESMAD pénètrent dans les commerces pour vandaliser puis accuser les étudiants, et tout cela est filmé, pourtant le gouvernement investit plus de 700 millions dans des campagnes publicitaires à la télévision et sur les réseaux sociaux pour expliquer que ce qui se passe dans les rues est une action justifiée de la police et de l'armée contre des groupes de vandales qui menacent la démocratie.

Nous vivons ce qui s'est passé pendant des décennies dans les campagnes, dans les zones rurales, dans des endroits éloignés des grandes villes, seulement maintenant cela se passe dans la capitale, dans les villes emblématiques de la Colombie. Cali est un enfer, la ligne de front résiste devant des milliers d'hommes en uniforme avec leurs armes de guerre qui valent des centaines de millions. À Bogota, différents quartiers subissent les assauts des ESMAD et de la police qui attaquent les maisons des pauvres. À Popayán, les étudiants sont encerclés par les militaires et chaque heure, nous recevons des rapports et des vidéos de jeunes blessés par balle ou tués par des grenades.

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Tout cela est le résultat des actions d'un homme nommé Alvaro Uribe, qui, dès le début, a utilisé la torture, le meurtre, le viol et l'argent de la drogue pour se hisser au plus haut échelon du pouvoir et qui s'en sert aujourd'hui pour maintenir son organisation criminelle au pouvoir, intouchable.

On ressent la peur dans les manifestations, on ne sait pas si on va tous rentrer le soir. Tandis qu'une autre partie du peuple regarde la télévision et au lieu d'ouvrir les yeux et de soutenir le peuple, ils attendent que l'armée élimine les menaces. Même si ce sont leurs enfants qui sont tués ou violés.

La Colombie résiste, s'éveille et ne quitte pas les rues. Pendant des années, ils ont été piétinés, mais certains disent que ça suffit et qu'ils ne sont plus un simple groupe d'étudiants ou d'indigènes. Sans distinctions politiques, nous sommes juste des personnes, des humains, des frères latinos, d'un monde brisé.

Manifestation à Arménia - https://www.instagram.com/neotravelling/
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Cuisine de première ligne - https://www.instagram.com/neotravelling/
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"La police ne prend pas soin de moi, mes amies s'en chargent" - https://www.instagram.com/neotravelling/
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"Gens de bien" - https://www.instagram.com/neotravelling/
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