Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Eric Bouliere

L'interview de Fleur Pellerin façon presse 2.0

Scoop: l'ex-ministre de la Culture nous parle de son fonds d'investissement

Quitter une fonction ministérielle pour réintégrer le privé n'est pas en soi un exercice illégal. La reconversion professionnelle de celle qui fut ministre de la Culture et de la Communication tient malgré tout de la méchante farce. Interview (presque) imaginaire...

Fleur Pellerin en ses voeux... - ActuaLitté - https://www.flickr.com/people/actualitte/ - CC BY-SA 2.0

Après avoir été nommée ministre déléguée en charge des PME et de l'Economie numérique, puis secrétaire d'état attachée au Commerce extérieur, Fleur Pellerin fut l'ambassadrice de la culture de 2014 à 2016. A ce titre elle a présidé au sort et à la destinée des médias et de la presse. De toute la presse, l'indépendante, la spécialisée, la quotidienne ou l'hebdomadaire, la régionale ou la nationale, en ligne ou en kiosques, bref de tous les canaux d'information qu'elle aura noblement défendus à l'assemblée. Ses discours, volontaires et plaisants, fleuraient bon la liberté lorsqu'elle menait combat "pour l’exigence, la qualité et l’éthique, qui suppose, pour reprendre le célèbre reproche d’Armand Carrel à Emile Girardin, de ne pas résumer la noble mission du journalisme en la simple fonction de marchand de nouvelles".

Ses interrogations sur l'avenir de la presse comme sa désespérance face aux problèmes de rentabilité de certains médias apparaissaient légitimes: "Je regrette comme vous de voir certains titres de presse en difficultés, et le Gouvernement est mobilisé pour accompagner ces évolutions. Je regrette aussi de voir un certain appauvrissement de l’information, accentué par les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu".

Enfin ses déclarations lors du dîner de presse de l’Humanité du 11 septembre 2014 laissaient entrevoir l'éclaircie: "Les lecteurs continueront de lire la presse, pourvu que la presse ne transige pas sur l’essentiel : l’indépendance des idées, la qualité du travail, l’originalité du regard".

Et toujours, Madame Pellerin, toujours vous rappeliez qu'en dépit: "d'une information disponible désormais à profusion, le métier de journaliste, est fondé sur l’investigation, le travail d’analyse et de décryptage".

Adieu aux armes: salut et merci! - Capture écran
Adieu aux armes: salut et merci! - Capture écran

Voilà, voilà, bon, mais ça c'était avant Fleur. Pardonnez-moi cette soudaine familiarité mais puis-je me permettre de vous appeler Fleur ? Parce qu'il paraît que vous êtes quelqu'un de supra cool ; vos copains de promos l'affirment, vous êtes "Hyper bosseuse, brillante, mais heureusement avec un côté vraie déconneuse!" Et puis dans le milieu des affaires, un minimum de complicité s'impose avant de faire commerce de ses idées. Alors oui, bravo Fleur, en vous débarrassant de cette vacherie de peau de ministre, vous avez enfin pu vous lâcher et montrer à tous votre côté Working Financial Girl. Vous êtes devenue la reine de la French-Tech dont vous vantiez les mérites sur toute la planète, Corée du Sud en tête. Fini les effets d'annonces, place à l'action: vous avez créé Korelya-Capital, un groupe d'investissement de Capital-Risque destiné à épauler les start-up en mal de liquidités. La French-Tech, c'est vraiment un truc pour vous ; la French pour votre énarchique carnet d'adresses et la Tech pour vos compétences en matière de CAC 40. Et puis entre nous, Dieu que c'est bon de lever des fonds: 100 millions par-ci, 200 millions par-là. Aussi quelle riche idée que de chercher à associer Presse et French-Tech: une sorte de Presse-Steack en somme. Il s'agirait semble t-il de servir de l'info hachée menue en très grande quantité, mais suffisamment rentable pour rester digeste. Et tenez, comme un fait du hasard, voici qu'un –Leading Media Group- dénommé Reworld s'est justement présenté à vous…

Kerolya Capital: Et alors? Faut bien bosser... - Capture écran
Kerolya Capital: Et alors? Faut bien bosser... - Capture écran

Nous y voici donc. Reworld Média, ou comment dégraisser un tech-mammouth en 2020. Le titre d'un papier paru sur le site de Libération.fr semblait étrangement évoquer quelques pistes à ce propos: "Reworld: un conseil, ne bossez jamais pour eux". Encore faut-il savoir que cette Tech-boîte là vient de racheter l'ensemble des titres de Mondadori-France, considéré au moment de la vente comme l'éditeur poids-lourd de la presse magasine (Sciences et Vie, Grazia, Biba, Dr Good, Vital, Pleine vie, Réponses photo, Modes & Travaux, l’Ami des jardins, Auto Plus, Sport Auto, l’Auto Journal, Top Santé, Sciences et vie junior, Closer, Télé Star, Télé Poche, Nous Deux, le Chasseur Français…). Une autre dépêche publiée par la Lettre A, (une société de presse indépendante de 40 ans d'âge) informe que l'ancien groupe Mondadori France ne compte plus que la moitié de ses effectifs un an seulement après son acquisition par Reworld. Pour l'équipe de Sciences et Vie le pire est à venir: "Composée de 29 journalistes lors de la reprise du titre par Reworld l'an passé, la rédaction n'en compte désormais plus que 19…". En interne une source s'alarme: "La rédaction est exsangue, nous n'avons plus de spécialiste médecine en pleine pandémie. On s'est retrouvé à boucher les trous…" Ici ou là on s'alarme de l'Hémorragie de journalistes après l’acquisition de Mondadori par Reworld Media: "Faute de garanties sur l’indépendance éditoriale des rédactions et la pérennité des titres, 60 % des journalistes de Mondadori France quittent leur groupe.". Cité dans les colonnes du Figaro, Yves Corteville, un élu SNJ-CGT chez Mondadori France, annonce que près de 200 journalistes ont décidé de quitter le groupe après son rachat par Reword. En clair, on accuse de toute part le nouveau repreneur d'avoir construit son modèle sur la "confusion entre espaces publicitaires et contenus éditoriaux".

Et là, force est de constater que même si on a apprécie la déconne, ça rigole nettement moins dans les rédactions…

Quand les journalistes de Mondadori disaient non à Reworld - Capture écran
Quand les journalistes de Mondadori disaient non à Reworld - Capture écran

Alors par habitude j'ai voulu bien faire mon boulot de journaliste, ou du moins j'ai essayé. Fleur vous savez, c'est pas toujours facile par les temps qui courent. J'aurais dû prendre mon téléphone et mon mal en patience pour chercher à vous joindre en franchissant un à un tous les barrages des services de com'. J'aurais aussi pu vous adresser un mail en couchant sur écran une batterie de questions auxquelles vous n'auriez franchement pas eu envie de répondre. Des questions du genre, mais pourquoi faites vous aujourd'hui partie du haut conseil d'administration de Reworld ? Ou encore, combien cela rapporte t-il à Korelya Capital? Et aussi, êtes-vous consciente de la détresse de ces journalistes qui ont vu leur rédaction réduite à peau de chagrin, de ces autres à qui l'on fait comprendre qu'une carte de presse est devenue un réel handicap dans un CV d'embauche? Quid également de l'avenir de ceux, de plus en plus nombreux, qui préfèrent sauter du train en marche plutôt que de devoir se mettre en ligne, en pub, et au garde à vous? Oui, j'aurais pu faire comme ça…

Mais je ne l'ai pas fait parce qu'après tout un journaliste issu de la Presse-Steack se doit d'aller vite et mieux qu'un autre. Pourquoi me serais-je donc embarrassé de toutes ces foutaises alors qu'une bonne Tech-interview peut se faire en claquant des doigts ou en cliquant de la souris. A bien y réfléchir, j'ai parfaitement bien fait mon boulot, du moins celui que vous semblez promouvoir en vous asseyant autour de la table d'un conseil d'administration qui n'entend pas grand-chose aux valeurs que vous prétextiez défendre il y a si peu. J'ai donc choisi de rédiger ce papier, pardon, ce contenu, tout en respectant les consignes de rigueur journalistique qui sont celles des grands argentiers de la presse actuelle. Car oui, il faut parler de contenu aujourd'hui, d'ailleurs on ne parle plus de journaux, mais de marques. Ainsi chez Reworld Média un rédacteur en chef s'appelle un directeur de marque, un journaliste est un chargé de contenu, une rédaction est une entité propriétaire de production de contenus originaux, et un reportage est un Brand content à monétiser. Evidemment cela reste du Storytelling de marque qui dépend bien sûr du Background d'un éditeur de contenus de qualité résolument ancré dans l’ère des nouvelles technologies...

Passons sur ces menus détails, j'ai donc exécuté ce contenu avec un respect total de la Tech-déontologie: tout, absolument tout de ce qui est écrit dans la fausse interview à suivre est parfaitement vrai. Si, si je vous le jure Fleur, j'ai simplement compilé les questions des uns et retranscris vos réponses, en littéral et dans le texte. J'ai picoré de-ci de-là sur le Net pour m'assurer du bien-fondé de mes sources. Rassurez-vous, il n'y a là que de la bonne presse IPG: Challenges, l'Expansion, Les Echos, le Monde, Libération, La Tribune, le Huffingtonpost… Ce n'est pas de la presse magazine à deux francs six sous ça, comme vous l'avez si gracieusement souligné : "Le portefeuille de Reworld est surtout composé de titres de loisir et de divertissement et pas de ce qu’on appelle la presse IPG, d’Information Politique Générale où les questions de l’actionnariat et de la concentration me semblent autrement plus problématiques pour l’indépendance des rédactions". Non vraiment, tous ces articles sont frappés d'une telle indépendance rédactionnelle que je me suis bien gardé d'en vérifier la sincérité, la concordance ou l'actualisation des faits. Bon, je vous le concède je n'ai pas tout mis dans l'ordre, et j'ai même peut-être un peu top forcé sur les Scoop, mais faut bien vendre, et puis on ne m'a pas laissé le temps de vérifier le contenu non plus. Faut aller très très vite, vous savez, dans la Presse No limit. Mais de vous à nous Madame Pellerin, et pour en finir avec la galéjade, pensez-vous réellement que tout cela soit bien sérieux…

Exclusif!!

L'interview (presque) imaginaire et Presse-Steack de Fleur Pellerin

Bonjour Madame Pellerin, vous avez fondé un groupe d'investissement qui s'appelle Korelya Capital. Korelya… comme la Corée du Sud?

"Pas du tout! Korelya, un peu comme une planète qui est dans Star-Wars, qui est une planète très technologique avec une population très diverse, ethniquement, et qui est la planète d'origine de Han Solo! Et qui est aussi celle où est signée l'alliance rebelle!"

On ne va pas parler Science Fiction, on va parler économie, Korelya est un fonds d'investissement d'environ 100 millions… à ce propos d’où vient l'argent?

"Alors, l'argent vient de Corée du sud, c'est un investisseur qui s'appelle Naver, qui est une entreprise d'internet, une très très belle histoire de succès, c'est le portail et le moteur de recherche n°1 en Corée et de sa filiale japonaise qui s'appelle Line et qui nous apportent ces 100 millions..."

On découvre parmi la liste de vos envies: apprendre le coréen

"Ça me serait utile professionnellement, et je commence à avoir des amis en Corée du Sud. La première chose que je fais, au réveil, c'est regarder les dépêches d'information sur Séoul"

Tricoter une cravate pour votre ancien directeur de cabinet?

"Je le lui ai promis cet été, et j'ai oublié. Il faut que je m'y mette. D'autant qu'il s'est engagé à la porter publiquement !"

Faire un Paris-New York ou un Paris-Tokyo en quatre heures?

"Je rêve de prendre un avion supersonique volant à plus de 1 000 km/h. La technologie existe, on va y venir. Nombre de gens travaillent sur cette révolution des transports. L'entrepreneur américain Elon Musk creuse un tunnel sous terre pour ramener à trente minutes la durée du trajet San Francisco-Los Angeles. C'est génial !"

Devenir décoratrice d'intérieur?

"Je fantasme sur les métiers manuels. Retaper des meubles, peindre un mur, bricoler... J'adore ça. Et comme je suis nulle en jardinage et que je laisse mon mari préparer des plats de chef avec son Thermomix, je compense !"

je laisse mon mari préparer des plats de chef
je laisse mon mari préparer des plats de chef

Visiter la Patagonie, en Argentine.

"Je rêve de ces grands espaces où je ne suis jamais allée. Attention, je tiens à mon petit confort ! Un week-end, j'ai fait du « glamping » à la campagne (contraction des mots glamour et camping, NDLR), sous une tente bobo super bien décorée."**

La question qui fâche: vous avez quitté la politique pour vous lancer dans le grand bain des affaires. Contrairement à d'autres, il n'y pas eu la moindre polémique sur votre transfert, alors que, tel un Barroso chez Goldman Sachs, vous allez aussi faire fructifier un carnet d'adresses acquis en politique. Quel est votre secret pour passer entre les gouttes?

"J’ai rendu publique la lettre par laquelle j’ai démissionné de la fonction publique, ce que je n'étais pas obligée de faire, j’aurais pu rester au chaud avec mon statut de fonctionnaire à la cour des Comptes tout en montant mon entreprise. Je voudrais que votre journaliste m'explique de quelle façon je fais fructifier mon carnet d'adresse…?"

Tout le monde n'est pas d'accord sur l'essentiel...
Tout le monde n'est pas d'accord sur l'essentiel...

Mais ce sont des gens que vous avez pu rencontrer quand vous étiez à Bercy ?

"Non! Alors je les rencontrés quand j'étais au ministère mais pas du tout sur une thématique business…"

Lorsque vous avez démarré l'activité de Korelya, qu'est ce qui vous a donné l'envie de passer le cap de l'entreprenariat alors que vous aviez fait votre carrière dans l'administration?

"En fait cela s'est passé en deux temps. La première phase, j'ai été sollicitée par un fonds existant pour rejoindre son équipe dirigeante et donc ça m'a mis l'idée en tête alors que je ne l'avais pas du tout forcément, et puis la deuxième phase, c'est un voyage que j'ai fait en Corée ou j'ai été en contact avec le fondateur de Naver, qui est une entreprise que j'avais rencontrée pendant mes fonctions, avec laquelle je n'avais pas eu de contact entre temps. Je leur ai proposé comme ça dans la conversation, un peu comme on discute maintenant, de monter un fonds d'investissement ensemble, et tout de suite ils m'ont dit oui, et tout de suite on s'est mis d'accord sur une somme, alors que je n'étais pas du tout partie sur une levée de fonds en réalité, je suis rentrée mais le fait est que j'avais levé 100 millions d'euros…"

Avez-vous hésité, vous ne regrettez rien?

"J'ai pas hésité du tout. A aucun moment je me suis dit est-ce que je fais bien de faire çaaaa, parce que finalement de toutes les, de toutes les possibilités qui s'offraient à moi à ce moment là, rejoindre une grande entrepriiiise, heu, heuu, pfffffff, rejoindre un établissement public, c'était vraiment celle qui m'excitait le plus, que je trouvais la plus, heuuuuu, sympa, la plus…."

Je fantasme sur les métiers manuels... - Capture écran
Je fantasme sur les métiers manuels... - Capture écran

Vous avez une chanson fétiche avec votre associé: No Limit de 2 Unilimited. Pourquoi?

"C'est une chanson que l'on écoutait ensemble en classe préparatoire, pas très raffinée, mais qui dit ce que ça veut dire, sans limites, voilà, donc pas de limites à l'ambition qu'on a!"

Portrait chinois: si vous étiez une reine?

"Daenerys Targaryen de la série Game of Thrones. C’est à la fois un personnage que je trouve inattendu, parce qu’au début de la série, elle est un peu secondaire et humiliée, puis finalement elle prend de l’ampleur jusqu’à devenir une femme conquérante et une reine. J'aimerais que la France puisse aussi produire et exporter des séries de ce type…"

Et aussi présidente de Koreyla-Canneséries... - Capture écran
Et aussi présidente de Koreyla-Canneséries... - Capture écran

Vous avez été cooptée administratrice indépendante du groupe Reworld Media, dont le rachat cet été des magazines de Mondadori France a provoqué le départ de plus des deux tiers des journalistes…

"Le groupe Reworld Media, fort de son expérience dans le digital, dessine les contours d'un paradigme nouveau et plein de promesses. Je suis très heureuse de pouvoir contribuer à cette aventure entrepreneuriale remarquable. "

Quel rôle précis tiendrez-vous au sein du conseil d'administration de Reworld Media?

"Ma feuille de route n'est pas très précise. Dans les discussions que j'ai pu avoir avec les fondateurs et le management de Reworld, l'idée est que j'apporte ma connaissance institutionnelle des médias. Et comme ils ont développé des activités en Asie, de par ma présence très fréquente sur place, je pourrais les aider à développer une réflexion sur leur stratégie internationale. En tant qu'investisseur dans la Tech et ancienne ministre du numérique, je peux leur apporter ma vision sur la dépendance de la presse vis-à-vis des GAFAM et sur les défis liés à l'innovation technologique. Selon moi, Reworld est essentiellement une boîte de Tech qui n'a pas forcément les codes du monde des médias"

En effet. Mais du coup, ce n'est pas un peu un problème, une entreprise qui "n'a pas les codes" de son secteur d'activité ?

"Reworld est une entreprise issue de la Tech, qui applique certaines recettes qui ont fait leurs preuves pour monétiser des contenus ou des marques de qualité. Résultat : des titres en perte de vitesse retrouvent une nouvelle dynamique grâce aux revenus événementiels ou digitaux. Est-il préférable pour un titre de perdre ou de gagner de l’argent ? Pour produire des contenus de qualité, il me semble qu’il faut des ressources et des moyens. Le portefeuille de Reworld est surtout composé de titres de loisir et de divertissement et pas de ce qu’on appelle la presse IPG, d’information politique générale où les questions de l’actionnariat et de la concentration me semblent autrement plus problématiques pour l’indépendance des rédactions…"

Bien vu Mme Pellerin, c'est excatement ça... - Capture écran
Bien vu Mme Pellerin, c'est excatement ça... - Capture écran

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