Journal d'investigation en ligne
par Antoine Champagne - kitetoa

L'ère de l'information jetable

Comme s'il s'agissait d'un scroll infini, vous oubliez à mesure que vous lisez

Bien sûr les usages changent. L'apparition des smartphones a poussé à cette forme de consommation d'une information oubliée à peine lue. Et le rôle de la presse n'est pas neutre. Pire, l'absence de questionnement sur ce que les spin doctors nous concoctent est une faute. À l'heure de l'instantanéité, la mise en perspective des événements n'est plus une priorité. Et vous en pâtissez.

Le studio télé du journal de Info Jetable - Midjourney - CC
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Vous souvenez-vous de la terrible panique morale qui a secoué les réseaux sociaux et la presse généraliste il y a deux semaines ? Nous non plus. Nous oublions les informations au fur et à mesure qu'elles nous parviennent. Une info chasse l'autre. Non pas que nous la stockions dans un coin. Non, nous l'oublions. Comme nous oublions à peu près toutes les vidéos que nous passons des heures à regarder sur les réseaux sociaux.

Ce temps est gâché, mais ce n'est pas le pire. Le pire est que lorsque nous sommes amenés à faire des choix sociétaux, nous ne sommes plus capables, collectivement, de réfléchir, d'analyser et prendre des décisions éclairées. Nous vivons dans l'émotion, dans l'instant.

Bien entendu, nous sommes responsables au premier chef de cette situation. Car nous acceptons de consommer l'information comme on consomme des vidéos courtes sur un scroll infini mis en place par un réseau social. Nous acceptons qu'une nouvelle information efface la précédente. Nous acceptons la disparition d'une règle essentielle du métier de journaliste : la hiérarchisation de l'information.

Dans un journal radio, télé ou papier, une équipe de journalistes a choisi les informations qui vont être traitées et a décidé du temps ou de l'espace qui sera accordé à chacune. Le fait qu'un journal (quelle que soit sa forme) soit une entité finie, oblige à faire ces choix. Avec un monde numérique, la place est infinie et l'on peut donc donner la même importance à chaque information. Le fait qu'Emmanuel Macron rencontre Sébastien Lecornu à l'Élysée devient un « Urgent » qui fait la Une de la presse. Or à bien y réfléchir, c'est un événement parfaitement banal et logique, dans la période actuelle. Cela mériterait, au mieux, une brève.

Question évidente avec suspens énorme : le gouvernement va-t-il bouger vers le haut, vers le bas, vers la gauche ou la droite ? De combien de centimètres ? Comptera-t-on en mètres, en kilomètres ? - Copie d'écran
Question évidente avec suspens énorme : le gouvernement va-t-il bouger vers le haut, vers le bas, vers la gauche ou la droite ? De combien de centimètres ? Comptera-t-on en mètres, en kilomètres ? - Copie d'écran

Nous acceptons cette situation mais qui nous l'impose ? Principalement la presse mainstream qui s'est perdue dans un monde numérique imposé par les grands acteurs comme Google ou Facebook. Pour du SEO, un like, un repost, la presse est prête à inventer n'importe quel titre « putaclic », à pousser en Une n'importe quelle information qui ne mérite pas plus que quelques lignes. A tel point que dans leur course effrénée à l'indexation, la quasi totalité des supports de presse « désactivent » leurs paywalls qui ne servent plus à rien. Mais c'est encore une autre histoire.

Le cirque politique vaut bien le cirque médiatique

Dans ce contexte, il suffit de faire du bruit pour noyer le coeur de l'information. Prenez Nicolas Sarkozy. Condamné à cinq ans de prison ferme pour association de malfaiteurs en vue de la préparation du délit de corruption : le coeur de l'information est vite passé inaperçu, noyé dans un brouhaha organisé par le condamné et ses soutiens, politiques, économiques et médiatiques. Le débat a immédiatement été recentré sur l'État de droit, les juges, les quartiers VIP en prison où il devra passer un certain temps...

On a immédiatement oublié que le tribunal venait de condamner un ancien président de la république française pour association de malfaiteurs en vue de la préparation du délit de corruption. En l'occurence, d'avoir laissé ses deux plus proches collaborateurs discuter avec un terroriste (condamné comme tel par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité par la France) pour financer une campagne électorale, en échange d'un réexamen de sa situation judiciaire. Le tribunal a par ailleurs retrouvé la trace de plusieurs millions versés à des intermédiaires en provenance de Libye. Il a condamné Nicolas Sarkozy pour des faits « d’une gravité exceptionnelle, de nature à altérer la confiance des citoyens dans ceux qui les représentent et sont censés agir dans le sens de l’intérêt général, mais aussi dans les institutions même de la République ». Que reste-t-il aujourd'hui de ces mots très lourds ? Rien.

Le choix des mots, le poids des images qu'ils véhiculent

À la surmédiatisation de non-événements vient s'ajouter le choix des mots. La manière dont est titré un article, celle dont il est écrit, peuvent créer une perception totalement erronée des événements.

Dernier exemple en date, le plan de paix imposé par Donald Trump à Benyamin Netanyahou.

Voici ce que l'on peut lire dans Le Monde : « Donald Trump et la guerre à Gaza : huit mois de recalibrage et le succès d'une approche hors norme de la diplomatie »

Article du Monde, octobre 2025 - Copie d'écran
Article du Monde, octobre 2025 - Copie d'écran

Quels sont les faits ? Doit-on parler d'approche hors norme de la diplomatie ? Quel est cet étonnant euphémisme ?

  • Donald Trump, comme son prédécesseur, a soutenu l'effort de guerre israélien à Gaza et a ainsi favorisé les crimes de guerre qui y ont été commis.

  • Les États-Unis ont fourni 21,7 milliards de dollars d'aide militaire à Israël depuis le 7 octobre 2023.

  • Les États-Unis auraient pu, à l'importe quel moment, exercer une pression suffisante sur le gouvernement israélien pour arrêter le massacre.

  • Trump a évoqué l'idée de déporter l'ensemble de la population de Gaza pour y construire une riviera et il est fort probable qu'il n'ait pas perdu de vue ses ambitions immobilières.

Son choix de forcer Benyamin Netanyahou à mettre un terme à ses massacres est excessivement tardif, ne répond pas à une démarche diplomatique (qui aurait pu aboutir bien plus tôt) et s'inscrit dans un contexte où les États-Unis ont refusé d'accorder un visa à Mahmoud Abbas pour qu'il puisse se rendre à l'ONU. Washington a par ailleurs imposé des sanctions (et continue de le faire) aux membres de la Cour pénale internationale qui ont participé de près ou de loin à l'émission de mandats d'arrêt contre Benyamin Netanyahou.

Le titre du Monde est donc lunaire et déforme la réalité.

Comment sortir la majorité des citoyens de cette bulle informationnelle qui les enferme dans une réalité alternative ? Comment faire pour fuir cette doxa journalistique qui consiste à toujours soutenir « l'ordre établi » que ce soit dans les domaines politiques, économiques, sociétaux ? Pourquoi les voix dissonnantes en économie sont-elles toujours raillées ? Pourquoi des journalistes présentateurs sur des plateaux, et dont le niveau en économie frôle le niveau zéro, se permettent-ils de remettre en question des économistes diplômés, sous prétexte qu'ils ne sont pas ultra-libéraux ? Pourquoi ne se posent-il pas la question : « cela fait des dizaines d'années que l'on tente l'école de Chicago, on a bien vu que cela ne marchait pas. Et si l'on essayait les autres solutions au lieu de les disqualifier avant même de les avoir tentées ? ». Pourquoi invite-t-on massivement sur tous les plateaux, y compris sur le service public, des représentants de l'extrême droite que l'on sait raciste et dangereuse pour la démocratie ? Comment sortir de cette démarche mortifère ?

La première solution est sans doute de soutenir une presse indépendante, de la construire par ses abonnements. L'autre est sans aucun doute de fermer les flux de celle qui vous transporte dans une réalité alternative. Le reste est probablement un long chemin personnel.

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