Journal d'investigation en ligne
par Isabelle Souquet

L’Eglise : responsable et coupable

L’Eglise doit se réformer, alors que le nombre de crimes sexuels qui y sont recensés talonne celui des abus intrafamiliaux

Avec près de 300.000 cas en France depuis les années 50, on considère que plus de 4% du clergé catholique est prédateur. Pour Christine Pedotti, directrice de Témoignage Chrétien et figure écoutée du catholicisme, c’est la structure même de l’Eglise qui est criminogène. Et qu’il faut donc dynamiter.

Christine Pedotti à son bureau - © Reflets
Vous lisez un article réservé aux abonnés.

Reflets – comment a-t-on pu en arriver à un tel chiffre d’abus avant d’en prendre conscience ?

Chistine Pedotti – D'abord, par l'incapacité d'envisager que ça puisse exister. C'était le cas dans la société de façon générale, où l’on n'avait absolument pas l'idée qu'il puisse même y avoir des crimes sexuels. L'émergence de cette notion est tardive. Et dans l'Eglise, c'est plus compliqué encore puisque la question du sexe n'est pas liée à l'idée de crime, mais à l'idée de péché. Et d'une certaine façon, le péché, c'est le cœur du métier de l'Eglise. Là, on a un protocole bien préparé, depuis des siècles : pécheur, confession, pénitence, repentir, pardon. L’Eglise s’occupe du « pêcheur », pas de la victime, parce qu’elle ne pense pas ces actes comme des crimes !

Finalement, c'est la société civile qui se rend compte qu'il y a des crimes sexuels commis par des ecclésiastiques. La société religieuse continue à regarder les choses sous l'aspect du péché. Avec un corollaire : quand on regarde les choses ainsi, on regarde le pêcheur, le coupable, on exerce éventuellement le pardon et on est incapable de regarder la victime.

Et donc d’imaginer prise en compte de la victime, et une réparation ?

Oui, et c'est terrible, quand on fait des recherches systématiques sur l'utilisation du mot viol dans les textes, c’est le « viol de la chasteté ». C'est-à-dire la trahison des voeux, d’une promesse, d'une valeur, des engagements. Sauf que ce n'est pas la chasteté qui est violée, c’est le corps des femmes et des enfants, c’est autre chose ! Dans l’Eglise, on continue à parler d'actes inappropriés. Mais non, c'est une violence faite au corps, à l'esprit, à l'âme, au consentement, à ce qui est le propre de l'être humain…

L’Eglise ne comprend pas de quoi il est question. Un exemple entre mille : Quand le Cardinal Barbarin, mis en cause sur une question de dissimulation des agissements d’un prêtre, dit, en novembre 2018, alors que la Commission Sauvé est déjà décidée par les évêques, « vous comprenez, on croyait qu'à l'époque, les enfants, ça rebondissait ». Il y a l'idée qu'au fond, les atteintes sur le corps, c'est comme une sorte de tableau qu'on peut effacer, on prend une éponge et hop ! Une inintelligence absolue de ce qu'est le lien du corps avec l'être.

Et la question du consentement n’apparait jamais dans les textes …

La sexualité est jugée par rapport à un idéal, une personne face un idéal. Or, la sexualité dans la plupart des cas, c'est quand même deux personnes ! Et la question est : qu'est-ce qui se passe entre ces deux-là, et est-ce que cette relation est juste, bonne, accueillante ? Il y a aussi des mots qui n'existent pas : le désir et le plaisir. On parle de la « concupiscence », c'est un refus de regarder la sexualité comme étant l'expression d'une des plus grandes puissances vitales de l'être humain. Et toujours de façon péjorative !

Je pense que c'est causé par une illusion : la capacité d'une maîtrise totale sur soi-même, or l'exercice de la sexualité c'est le lieu de la dé-maitrise. C'est un monde d'hommes qui considère seulement la sexualité des hommes, la sexualité de l'érection, de la bandaison et de l'éjaculation. Et donc de la domination. Pour le dire brutalement, c'est une vision de marteau piqueur. La norme en matière de sexualité a été écrite par des hommes embarrassés par leur érection.

Aucune trace de la sexualité des femmes dans les Ecritures ?

Elle est totalement ignorée ! L'idée que les femmes puissent éprouver du désir, du plaisir, n'existe pas. Dit crûment, on considère que les hommes sont faits pour pénétrer et les femmes pour avoir l'utérus plein. C'est-à-dire enfanter. Comme si la jouissance des femmes se situait seulement dans l'enfantement et pas dans l'exercice d'une sexualité de deux personnes adultes, qui font des choses amusantes et intéressantes ensemble, qui peuvent trouver de la joie au plaisir de l'autre. Ça, c'est un monde qui n'existe pas.

Il y a un grand débat dans l'Eglise depuis des siècles, pour savoir si la sexualité ne sert qu'à enfanter ou si on peut aussi y trouver du plaisir. Il y a la fameuse phrase de saint Augustin – formidable - qui dit s'il n'y avait pas la concupiscence - qui pour lui est une conséquence du péché- l'homme ensemencerait la femme comme le laboureur ensemence les champs. C'est fou ce que j'ai envie d'être un grand champ !

Il n’y a qu’au Moyen Age où il y a eu une sorte de moment gracieux dans lesquels les théologiens - qui se mêlent de tout- pensent qu'on fait des enfants en bonne santé et robustes quand la femme jouit, et, en particulier, quand elle mouille. Qu’elle éjacule, d’une certaine façon, et qu’il faut ça pour faire des beaux enfants, Et ça a, quand même, duré un siècle et demi, une sorte de moment miraculeux où on s'intéresse au plaisir des femmes, puisque ça va servir à faire des enfants en bonne santé et bien robustes. C'est incroyable !

Dans la pédocriminalité les victimes sont majoritairement des jeunes filles. Dans l’Eglise et ses ramifications, plutôt des garçons. Question "d’opportunité" ?

On a fait cette hypothèse : les petits séminaires, les collèges de garçons… Mais ce n’est pas si sûr. Il y a aussi celle-ci : parce les agresseurs savent ce que c'est qu'une sexualité de garçon et pas que c'est qu'une sexualité de fille. Et par-dessus, la question de pureté et de souillure. Pénétrer un garçon est peut-être moins grave… car toucher le corps des femmes, c’est la pire souillure ! Et là, cela se télescope avec la dimension du sacré : Il faut être « pur » pour pouvoir « faire du sacré », sinon ça ne « marche » pas. Regardez l’origine du célibat : on l’a dit établi pour éviter « l'héritage des prêtres » pour que les biens de l'Eglise ne passent pas de père en fils etc.

Mais en fait, il fallait s’abstenir de relations sexuelles une journée avant de célébrer la messe. Alors quand elle est célébrée une fois par semaine, bon, tu vas dormir une nuit au presbytère - ce qui se fait encore dans l'orthodoxie aujourd'hui - passe encore. Mais en Occident, on va se mettre à dire la messe tous les jours, il faut être abstinent … tous les jours ! Cela devient compliqué… et c’est le facteur déclenchant de « l’obligation » de célibat.

Et là on en vient au sacré. Il y a une exaltation du célibat, sur un mode sacrificiel, c'est à dire une sorte d'échange non-dit entre puissance sacrée et puissance sexuelle : parce qu'on s'abstient du sexe, on obtient la puissance sacrée. Il faut l’avoir « mérité », y avoir sacrifié quelque chose. On est dans les modèles d’archaïsmes religieux, qui habitent l'inconscient des communautés chrétiennes. Regardez, quand des communautés découvrent que leur curé a une copine - et parfois des enfants cachés avec elle - tout d'un coup, elles se demandent si la messe était vraiment valide. Comme si avoir eu une vie de famille normale, cela aurait diminué la quantité de sacré !

Or il n’y a aucune source raisonnable et crédible sur la sacralisation des personnes dans les textes et la tradition, et puis cela fait peser sur une personne quelque chose de tragique et dévastateur pour le psychisme.

« Parce qu'elle est hiérarchique, masculine, célibataire et sacrée, la structure même de l'Eglise est criminogène »

L'Eglise est intrinsèquement dangereuse ?

Il y a plusieurs facteurs qui s’additionnent et la rendent criminogène. La masculinité, avec une « homosocialité » c'est à dire qu'on y est « entre hommes » par évidence. J'en ai fait l'expérience pour avoir beaucoup fréquenté ces milieux, je m’y suis sentie, au sens exact du terme, un corps étranger. Un sentiment très particulier quand nous vivons dans des mondes totalement mêlés. Le conclave, c'est quand même 133 hommes qui se réunissent entre eux, et ça n'a pas l'air de les choquer. Et puis il y a une hiérarchie extrêmement forte. Je suis allée à beaucoup d'ordinations dans ma vie, c'est le moment où des jeunes hommes deviennent prêtres. Le rite est magnifique mais, à y regarder de près, c'est un rite féodal : le prêtre est à genoux, ses mains dans les mains de l'évêque, tel un chevalier mettant ses mains dans celles du suzerain, un rite d'allégeance qui échange loyauté contre protection. Un évêque est donc persuadé qu’il doit tout faite pour protéger « ses » prêtres.

La hiérarchie, le pouvoir, sacré, est concentré sur ces hommes et « descend » sans contre-pouvoir, à tous les étages. La papauté est une autocratie absolue, mais le curé aussi, lui qui n'a pas de moyens, qui a 25 clochers à desservir, et ne vit pas trop bien, il a ce pouvoir absolu sans contre-pouvoir, parce qu'il a reçu prétendument un machin sacré.

Donc ces quatre caractéristiques du clergé catholique : hiérarchique, masculin, célibataire et sacré, tout cela entrelacé, forme un système, le cléricalisme, qui est générateur d'abus.

La hiérarchie de l’Église a reçu des alertes, en vain ?

Sous Jean-Paul II, rien ne pouvait sortir. Il était convaincu que c'était ce qu'on appelle des kompromats : des prêtres polonais avaient été effectivement victimes de fausses dénonciations de pédocriminalité par les pouvoirs communistes. Il s’est arc-bouté jusqu'au dernier moment. Il y avait certainement des kompromats, mais pas seulement. Les premières affaires sortent sous Benoît XVI, et il laisse faire, sans aller beaucoup plus loin qu’expédier quelques curés méditer dans des couvents. Ensuite, François a beaucoup de mal à s’en saisir. Il se laisse un peu persuader que la Commission Sauvé exagère, que l’enquête en population générale est sujette à discussion …

Et surtout, dans le rapport de la Commission, il ne parvient pas à digérer le mot de violence « systémique », que je viens d’expliquer. Léon XIV est plus jeune, il a vécu dans un monde dans lequel les femmes ont eu tout droit d'exercer tous les métiers, toutes les autorités, donc on peut espérer, mais ira-t-il jusqu’à scier la branche sur lequel il est assis… ?

Ce que vous proposez, c’est une transformation radicale de l’Église

Oui. Beaucoup de gens pensent que, grosso modo, il suffirait qu'il y ait des femmes prêtres, évêques, etc. Mais pas du tout ! En faisant cela, on maintient le caractère hiérarchique et sacré du système. Et ce cléricalisme, c'est la porte ouverte aux abus, peut-être dans une moindre mesure s’il y a des femmes, mais elles n'échapperont pas à la logique de la domination.

Donc ce qu'il faut détruire, c'est le système. Pour cela, il faut faire quelque chose qui semble incroyablement sacrilège : abolir cette dimension du sacré qui pèse sur les personnes. Ce que je propose, c'est que dorénavant les responsabilités dans l'Eglise, y compris la célébration des sacrements, ne soit pas confiée à des professionnels, exclusivement mâles, célibataires, à plein temps et pour toute leur vie - et qui prétendent être des « élus » - mais à des serviteurs, au masculin et au féminin, qui acceptent de présider les communautés, de célébrer les sacrements.

Et pas forcément à plein temps, par forcément pour toute la vie, pas forcément des hommes, pas forcément célibataires. Alors, oui, c’est une pensée sacrilège car elle détruit une partie de ce que les catholiques aiment tant, le sacré.

Pour autant, on peut conserver les rites…. Et permettre que de braves baptisés accueillent les familles en deuil, accompagnent les joies, prient ensemble, célèbrent un repas pris ensemble en mémoire de notre salut. On n'est pas obligé de faire sept ans d'études enfermé dans des séminaires pour cela. Il faudrait mettre aussi une limite d’âge au pontificat !

Le « système » qui a exclu les femmes n’existait pas à l’origine

Dans les textes fondateurs, la vie de Jésus, avec la petite bande des disciples, est faite d’hommes et de femmes. Luc, qui nous en donne la liste, montre que ça a l'air d'être assez paritaire. En plus, les disciples ont des épouses, et tout ça est même un peu discordant avec les usages du temps puisqu’il y a plutôt davantage de femmes qui sont avec eux, plutôt qu’elle ne restent à la maison.

L'Évangile nous rapporte beaucoup de scènes où Jésus parle avec les femmes, discute, fait de la théologie avec elles*. Et puis cet événement formidable : ce sont les femmes qui reçoivent l'annonce de la résurrection, qui vont l’annoncer aux hommes - on a passé ça totalement sous silence.

Dans les premières communautés il y a des hommes et des femmes de façon très paritaire, certaines sont devenues des chefs de communautés, on a leur nom, on a leur pedigree, on les connaît. C’est ensuite que l’on se plie aux convenances du temps, aussi bien dans le monde hellénistique que romain, des mondes masculins, pour ne pas dire virilistes. En deux siècles, les femmes vont être complètement repoussées dans la sphère domestique.

Alors, si l’Eglise s’est pliée aux convenances du temps, elle peut le faire à nouveau dans l’autre sens. Les arguments du genre « Jésus était un homme, il faut que ce soit des homes qui dirigent l’Eglise », c’est débile : qu’est-ce que des cardinaux à demi cacochymes ont de commun avec un jeune homme de 30 ans, juif, qui n’était pas d’une famille sacerdotale mais de charpentiers ?

Et vous dites d’ailleurs que rien ne corrobore que Dieu est plus masculin que féminin

Quand on regarde les textes de la Bible, on nous raconte par exemple que Dieu a les entrailles qui tressaillent. En fait le texte hébreu dit texto : il a son utérus qui tressaille. Le mot est là, précis … et il est aussi question du Dieu guerrier, donc il y a bien les deux !

En revanche, il y a une chose pour laquelle l’Eglise catholique est parfaitement paritaire, c’est le baptême. Acte religieux originel du christianisme, il concerne garçons et filles avec exactement les mêmes mots et gestes, sans faire la moindre différence. Et c'est un cas unique dans toutes les religions connues ! Quand je participe à des tables rondes avec des femmes juives et musulmanes, elles sont obligées, elles, de se battre pied à pied contre leurs textes fondamentaux qui sont préjudiciables aux femmes et les mettent en situation de minorité. Et le paradoxe, pour moi catholique, c’est que rien dans mes textes n'est péjoratif sur les femmes, mais dans la pratique … tout l’est !

Ce n’est pas demain la veille qu’il y aura une femme papesse …

Je trouve pourtant que ce serait une assez bonne idée. Alors on peut commencer petit : ce que je demande au nouveau pape, c'est d'envisager qu'il y ait des femmes diacres, et des femmes cardinales parce que les cardinaux, pendant très longtemps, il n’était pas obligatoire que ce soit des clercs. Le pape peut créer cardinal une « personne éminente », par exemple Simone Brambilla qui est à la tête du dicastere**. Que cette femme ne soit pas cardinale, qu'elle ne rentre pas au conclave, qu'elle n'élise pas le pape, cela n’a pas de sens.

On est au bout de l'impasse, donc on pourrait déjà faire ça. L’Eglise est lente à bouger, mais elle bouge. Elle a institué, puis abandonné des choses. Prenons l’exemple de la confession, confesser ses péchés à un prêtre.

Originellement, cela n’existe pas, le baptême efface le péché une fois pour toutes. Quand la vie monastique commence à s'installer, entre « frères » on s’exhorte, on se soutient, et quand on se dispute, on instaure la confession pour se réconcilier. Ce sont des moines irlandais qui inventent ça vers le 6eme siècle, et petit à petit cela devient un sacrement. Le mariage, aussi, a mis des éternités à devenir un sacrement. Le baptême, lui, peut être donné par un simple baptisé… Donc, ces choses faites par convenance à un moment donné, on peut les faire différemment, et de façon plus pertinente aujourd'hui. Tout est ré-imaginable. Dans le cas des femmes, il y a eu des diaconesses, mais la vraie question n'est pas « archéologique », c’est : a-t-on besoin des femmes aujourd’hui ? Si oui, on en nomme diacres, point.

L’Église a même abandonné des choses proclamées, un temps, dur comme fer, en pratiquant la « désuétude ». Les Conciles – la plus haute autorité de l’Église - ont ainsi répété que les enfants morts sans baptême ne pouvaient pas être sauvés. Les parents chrétiens, depuis le Moyen Âge, ne peuvent pas y croire. Ils se disent, si le bon Dieu est le bon Dieu, ce n’est pas possible. Eh bien c'est tombé en désuétude, plus personne n'y croit et plus personne ne le dit dans l’Eglise.

Alors maintenant, il faut absolument que l’Eglise change. Il faut commencer à faire vraiment bouger les choses, sinon arrivera ma pire malédiction : il y aura alors un dernier prêtre pour virer la dernière femme de la dernière église !


Christine Pedotti, Autopsie d’un système, pour en finir vraiment avec les abus dans l’Église, Ed Albin Michel, 2025

*Voir : Christine Pedotti, Jésus, l’homme qui préférait les femmes, Ed Albin Michel, 2018

** Dicastère : organisme constitutif de la Curie, leur ensemble permet au pape d’exercer son pouvoir, comparables à des ministères pour un gouvernement.

1 Commentaire
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée