Journal d'investigation en ligne
par Pablo Patarin

L’édition face à Bolloré : David et Goliath

Le monde du livre en lutte contre la fascisation du secteur

Le monde de l’édition est plus que jamais menacé par la concentration aux mains des milliardaires. Boycott, tribunes, actions ciblées : face à l’offensive réactionnaire menée, entre autres, par Bolloré, les maisons indépendantes, les libraires et les salariés du livre s’organisent.

Bibliothèque - Pxhere - CC0
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L’étendue de la concentration de la presse et ses dangers ont été largement documentés ces dernières années. Ceux qui menacent l’édition beaucoup moins, en dépit des efforts du monde du livre. Fin 2023, Vivendi mettait la main sur le groupe Hachette, mastodonte du secteur, fort de plus de 200 maisons d’édition. Quelques mois plus tôt, le groupe Bolloré avait dû céder Editis (depuis passée dans l’escarcelle de Daniel Kretinsky) sous la pression de Bruxelles. Une fusion avec Hachette aurait été trop voyante. Le milliardaire, qui parle sans détour de « mission civilisationnelle » et d’« union des droites » à travers ses médias, poursuit le même projet dans l’édition.

À l’automne 2023, Fayard - maison du groupe Hachette - publie l’ouvrage de Jordan Bardella. La sortie intervient peu après l’arrivée de Lise Boëll, connue pour avoir édité Éric Zemmour, à la tête de la maison. Dans la foulée, elle ouvre grand la porte aux plumes réactionnaires : Philippe de Villiers, Sonia Mabrouk, ou encore William Goldnadel, fidèle relais de la propagande israélienne.

Une fois publiés, tous bénéficient d’un écho complaisant sur CNews, Europe 1 ou dans le JDD, devenus les relais disciplinés du projet Bolloré. Et la nouvelle ligne éditoriale fait aussi des victimes. Le livre de Faïza Guène Kiffe-kiffe hier, publié sous l'ancienne direction, n'aurait pas été réimprimé après un désaccord avec la direction.

Le monde du livre se rebiffe

Malgré une réorganisation brutale, calquée sur celle imposée aux médias de l’empire Bolloré, une partie des salariés de Fayard refuse de baisser la tête. En mars, via leur CSE, plusieurs d’entre eux dénoncent l’ingérence directe du milliardaire, évoquant leur « honte » d’être « associés au groupe » après la publication d’un livre signé Xenia Fedorova, journaliste pro-Poutine et ex-présidente de Russia Today France.

En coulisses, le malaise est palpable. Selon plusieurs sources internes, un climat de peur et de défiance s’est installé. Dans une tribune publiée par Le Nouvel Obs, un collectif anonyme d’actuels et d’anciens salariés s’alarment : « Nous pensons à nos auteurs et autrices, passées ou engagés contractuellement. Il faut du mérite pour se battre en interne. Pour elles et pour eux, nous ne pouvons nous taire. Nous n’irons pas sur les chemins de terre brune. »

Chez Fayard comme ailleurs, certains auteurs exigent quant à eux le droit de résilier leur contrat en cas de changement d’actionnaire au sein des maisons d'édition.

Face aux dangers de la bollorisation, la campagne d’action « Désarmer Bolloré » voit le jour en juillet dernier. A l’initiative de collectifs écologistes, féministes, décoloniaux, syndicaux et antifascistes, elle entend s’attaquer aux rouages économiques de l’empire Bolloré.

Certaines actions visent les boutiques Relay, vitrines de la galaxie Lagardère détenue par l’industriel breton, ou Hachette directement.

L’une d’elles - glisser des marque-pages appelant au boycott dans les livres Hachette - a eu un tel écho que la direction de la communication de Lagardère a diffusé une note interne aux Relay pour alerter sur ces « actions malveillantes ».

Dans une nouvelle tribune publiée en novembre dernier, 80 librairies annonçaient leur boycott de certains des livres édités par les maisons du groupe Hachette, refusant « d’être l’outil de propagande des forces réactionnaires [...] Il ne s’agit pas de dire que tous les auteurs et autrices qui publient chez Hachette sont d’extrême droite, mais ces livres financent et arment, souvent bien malgré eux, une entreprise qui vise à nous détruire ». Un cri d’alarme, alors que Bolloré s’attaque désormais aux librairies elles-mêmes, et que Pierre-Édouard Stérin, milliardaire réactionnaire et ancien candidat au rachat d’Editis, s’apprête à financer des centaines de librairies pour faire avancer son projet d’union de la droite et de l’extrême droite.

Après le désarmement, le débordement

Après avoir tenté de « désarmer Bolloré » , le monde du livre entend désormais le « déborder » . Un collectif de maisons d’édition indépendantes publiera en juin prochain un recueil du même nom. En 144 pages, auteurs, éditrices, journalistes, imprimeurs et chercheuses décortiquent les dynamiques de concentration et d’extrême-droitisation du secteur.

Surtout, l’ouvrage, où l’on retrouve les plumes de Johan Badour (Divergences), Pascale Obono (éditrice et organisatrice de foires, revue AFRIKADAA, African Art Book Fair…), Florent Massot (journaliste et éditeur) ou les Soulèvements de la Terre, questionne comment démanteler l’empire Bolloré, mais pas seulement.

Les auteurs le précisent : « Ce n’est pas Bolloré qui invente la concentration éditoriale. La structure même du marché du livre était déjà propice à l’émergence d’un tel acteur. De la même manière, l’extrême droite n’est pas l’œuvre d’individus ou de partis isolés, elle est le terreau à partir duquel on nous gouverne. [...] Il faut "déborder Bolloré", dépasser sa figure pour pointer ce qui le rend possible... »

Le recueil se divise en plusieurs parties. La première analyse l’édition comme un écosystème où la quête de rentabilité écrase la diversité et la créativité.

La deuxième se concentre sur l’emprise médiatique de Vincent Bolloré, notamment en Afrique. La troisième rassemble les voix d’acteurs du monde du livre, avec les Éditions du bout de la ville, qui défendent une édition opposée au projet fascisant porté par Bolloré.

La dernière partie aborde enfin la concentration éditoriale. Tristan Garcia, philosophe et auteur, et Charles Sarraute, sociologue des médias, alertent sur l’impact croissant des manuels scolaires, très largement édités par les maisons Bolloré, dans la formation des enseignants. De quoi entretenir le risque d’une réécriture au profit de récits nationaux, coloniaux et conservateurs.

Le recueil verra certains de ses textes disponibles gratuitement sur internet (et facilement imprimables), avec l’objectif que la lutte infuse partout.

Dans le même temps, d’autres initiatives émergent dans le secteur. Parmi elles, un consortium de maisons indépendantes fondé par Arnaud Nourry, l’ex-patron d’Hachette Livre, évincé en 2021 pour s’être opposé à la fusion avec Editis. Ce groupe se positionne en soutien aux auteurs et éditeurs, leur proposant de créer leur propre maison au sein de l'organisation. Toutefois, l’entrée récente de la holding Artémis (Famille Pinault) au capital du groupe soulève des interrogations sur ses objectifs.

La bataille ne fait que commencer

Le 12 avril dernier, au prestigieux Festival du Livre à Paris, l'éditeur Fayard vivait une journée mouvementée. Des dizaines de militants du monde de la culture et d’organisations antifascistes, décoloniales et écologistes s’introduisaient au Grand Palais pour entraver la visibilité du stand, tractant pour appeler au boycott du groupe Hachette et scandant « Bolloré, casse-toi, le monde du livre n’est pas à toi ».

Plus tard dans la journée, Xenia Fedorova était quant à elle accueillie par des associations franco-ukrainiennes à coups de « Fedorova, complice ! Poutine, assassin ! ».

Malgré ces mobilisations, la direction empruntée par ces historiques maisons d’édition ne semble pas près d’évoluer.

Après la parution chez Plon (groupe Editis) du livre de Michel Onfray, Les Origines françaises de l’islamogauchisme, une pseudo-analyse de l'antisémitisme de la gauche radicale, Fayard annonce pour le 14 mai la sortie d'Un autre Rousseau d'Alain de Benoist. Idéologue de la Nouvelle droite, courant idéologique partisan d’une « Europe blanche » chéri par l’extrême-droite (la branche jeunesse du RN en recommande la lecture), il est aussi un ancien collaborateur de Valeurs Actuelles.

Le prochain livre d’Eric Ciotti, l'ex-président des LR, paraîtra lui aussi en mai chez Fayard. Il y contera les coulisses de son ralliement au RN.

Preuve, s’il en fallait encore une, d’un désir de promouvoir la grande alliance « des droites » et ses idées réactionnaires, portée depuis toujours par Bolloré, au dépend des secteurs qu’il s’approprie et des humains qui les composent.

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