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par Jacques Duplessy

L'autonomie de la police judiciaire menacée

Des commissaires craignent l'intervention des préfets dans leurs enquêtes

Le ministre de l'Intérieur prépare une départementalisation de la police. Une organisation qui menace l'efficacité et l'autonomie de la police judiciaire. Des commissaires s'inquiètent de l'ingérence de l’État dans des affaires politico-financières.

Table ronde du Beauvau de la sécurité

Ce sont quelques mots, passés inaperçus dans une table ronde consacrée au management dans la police du Beauvau de la sécurité, qui ont réveillé les craintes d’officiers de la Police Judiciaire. Dans cet échange sans grand intérêt entre Claude Onesta, l’entraîneur de l’équipe de France de Handball venu en guest star, le directeur général de la police nationale, Frédéric Beau, et le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ce dernier lâche l’air de rien : « S’il y a un patron par département de la police, les élus savent à qui ils parlent, les préfets savent à qui ils parlent.(…) Il faut que l’expérience, après le Pas-de-Calais, la Savoie et les Pyrénées-Orientales, puisse être généralisé à l’été, qu’il y ait des DDPN (Directeur départemental de la police nationale, NDLR) partout, pour éviter ces tuyaux d’orgue sur le terrain. Après, qu’il y ait nationalement des filières métiers, du moment que ça reste sous l’autorité du DGPN (Directeur général de la police nationale, NDLR), je n’y vois pas beaucoup d’inconvénients. » (vidéo intégrale ici)

Les conséquences sont pourtant importantes. L’objectif est d’arriver à un schéma de la sécurité intérieure : préfet, directeur départemental de la police, maire, comme le présente le Livre Blanc 2020 de la sécurité intérieure. Un des objectifs affichés est de « mener à bien la réforme profonde et nécessaire de la gouvernance de la Police nationale ».

« L’application des principes de décloisonnement et de déconcentration prend tout son sens avec la réforme de la gouvernance de la police nationale, est-il écrit. Le modèle d’évolution envisagé préconise d’unifier la gouvernance de la Police nationale en regroupant les métiers au sein de filières animées à chaque échelon territorial par un directeur. Cela se traduira par une réorganisation au niveau central de la DGPN autour de directeurs nationaux chargés d’animer chacun des métiers de la police. Un mouvement de déconcentration résolu du modèle de gouvernance ainsi rénové sera par ailleurs engagé. Les directeurs départementaux de la police nationale se subsisteraient aux actuels directeurs territoriaux (sécurité publique, police judiciaire, police aux frontières, etc). Cette réforme confortera l’autorité des préfets dans la conduite de leurs missions de sécurité dans le département. »

Un département, un chef de police unique

C’est Christophe Castaner qui a lancé la départementalisation de la police. « S'agissant de l'administration territoriale de l'État, je revendique le renforcement de la départementalisation, déclare Christophe Castaner devant les députés le 5 novembre 2019. D'autres ont fait un choix différent, celui de favoriser la région : les élus de terrain que vous êtes savent pourtant l'importance d'un interlocuteur unique, le préfet, capable de répondre à toutes les questions justement parce qu'il a l'autorité sur toutes les questions. Une volonté assumée de renforcement de la départementalisation : tel est le sens de la réforme que nous conduisons. »

L’idée paraît simple : un département, un chef de police unique pour l’ensemble des forces, c’est-à-dire la police en tenue, la police aux frontières, les CRS et la police judiciaire. Comme le rappelle Gérald Darmanin dans l’échange lors du Beauvau de la sécurité, trois départements en métropole ont été choisis pour tester la nouvelle organisation : le Nord, les Pyrenées-Orientales, la Savoie, sachant qu’elle avait déjà été lancée Outre-Mer.

« Ces départements n’ont pas été choisis par hasard, décrypte un commissaire, sous couvert d’anonymat. C’était facile car c’était des petites structures, donc il était facile d’intégrer les forces. » Mais pour de nombreux policiers, l’extension à tout le territoire national de cette expérience est dangereuse. Cette départementalisation de la police avait déjà été tentée par Pierre Joxe en 1990, avant d’être abandonnée en 1993, comme l’explique un rapport du sénat (à partir de la page 30).

La fin des brigade du Tigre

« C'est un vrai problème, continue ce commissaire, car cela signifie la fin de la police judiciaire. Les forces de sécurité publique sont noyées sous les plaintes et manquent de personnel. Ma crainte est que la police judiciaire en charge de la lutte contre la délinquance financière et le crime organisé soit dépouillée pour faire des petites enquêtes. »

L’échelle du département aussi critiquée : « Le crime organisé se fout des frontières administratives s’alarme un autre commissaire. Les mafias risquent de profiter de nos handicaps pour s’installer en France. Ce n’est pas pour rien que Clémenceau avait créé les brigades du Tigre en 1907, c’était pour que ces policiers soient affranchis des territoires administratifs. Là c’est un grave retour en arrière. »

Effectivement, Georges Clémenceau écrit dans son décret du 30 décembre 1907 : « En procédant à une telle innovation, le Gouvernement (...) a voulu faire rechercher et poursuivre par des agents expérimentés, se déplaçant rapidement, investis d’une compétence étendue, les malfaiteurs de toutes catégories, auxquels l’extension et le perfectionnement des moyens de communication offrent de jour en jour des facilités plus grandes d’évasion et que trop souvent ne peuvent atteindre les polices locales, indépendantes les unes des autres, sans contact de commune à commune, enfermées dans d’étroites et infranchissables juridictions. Établir entre ces polices le lien qui leur manque, continuer et prolonger leur action sur tout le territoire, et aussi remplacer, à l’occasion, celles qui font défaut en de nombreux endroits, voilà l’objet primordial de la récente création. »

Les préfets pour contrôler la police ?

La question de la hiérarchie est aussi problématique. Jusqu’à présent la police judiciaire ne dépend pas du Préfet. Elle rend compte aux procureurs et à des juges d’instruction. Elle échappe aux directeurs départementaux. « C’est certain qu’il sera difficile d’avoir notre autonomie et de d’enquêter dans la sérénité si une personnalité locale est mise en cause », craint un commissaire.

Un écueil aussi pointé à son époque par Georges Clémenceau : « Ils ne doivent donc jamais, qu’ils soient au siège de leur brigade ou en route dans l’étendue de leur circonscription, être détournés par M.M. les Préfets et Sous-Préfets de leurs attributions nettement définies, qui consistent, d’une part, dans une collaboration immédiate avec les parquets pour l’exercice de la police répressive, et, d’autre part, dans la recherche et la constatation spontanées des flagrants délits, en vertu des pouvoirs propres d’officiers de police judiciaire conférés aux commissaires. »

« Les procureurs râlent en interne mais de là à prendre position publiquement, peste un policier. Ils sentent bien que les préfets veulent reprendre la main sur des dossiers, malgré la séparation des pouvoirs. » Nous avons tenté en vain d’interroger deux procureurs sur ces questions. Mais Eric Mathais, procureur à Dijon et président de la Conférence nationale des procureurs de la République a déclaré au Monde : « Nous souhaitons notamment que les effectifs de la PJ soient sanctuarisés et que le libre choix des parquets dans la saisie des services d’investigation puisse continuer à s’exercer pleinement. »

Inquiétudes pour la démocratie

Quand aux syndicats, ils sont aux abonnés absents. Nous avons contacté le syndicat des commissaires de la police nationale, le syndicat indépendant des commissaires de police et le Syndicat des cadres de la sécurité intérieure – police nationale. Aucun n’a souhaité s’exprimer sur ce sujet. « Les syndicats ont été amadoués avec d’autres promesses, ils visent juste les intérêts catégoriels et leur puissance, soupire un commissaire. La préservation de la démocratie et de l’équilibre des pouvoirs, ce n’est pas leur problème. Pourtant cette réforme pose de vrais interrogations pour la démocratie… Et ça, ce n’est qu’un épiphénomène dans un problème plus global. »

Ce projet de départementalisation n’est sans doute pas dénué d’arrières pensées politiques. « Regardez combien d’affaires politico-financières sont traitées par la Préfecture de police de Paris : quasiment aucune, tacle ce commissaire. Ils sont aux ordres des politiques, c’est pour ça. » Une inquiétude légitime quand on voit les agissements du gouvernement : attaques en règle contre le Parquet national financier ou difficultés de l’association anti-corruption Anticor pour renouveler son agrément, tout va dans le même sens : la fragilisation des enquêtes politico-financières et sur la délinquance en col blanc.

Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, bousculant le calendrier initialement prévu – un essai d’un an, assorti d’un relevé de conclusions – a déclaré, mi-mars, que la réforme pourrait être appliquées à l’ensemble du territoire dès le mois de septembre. « Le ministre va passer en force, estime, désabusé, un commissaire. Il est dans une démarche doctrinaire. Et la PJ, ça n’intéresse pas grand monde... »

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