Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Antoine Champagne - kitetoa

Journaliste : une profession en voie de disparition

Et le pire, c'est que c'est sans doute normal

Est-ce le journalisme en tant que tel qui disparaît ou une certaine forme de journalisme ? Quoi qu'il en soit, dans le monde qui vient, la presse du monde d'hier ne sera plus. Tout étant cyclique, évolutif, c'est sans doute assez logique.

Kodachrome 64 - Mailbox - Wikipedia - CC BY-SA 3.0

Il n'y a pas "une" presse, mais "des" presses. Peut-on raisonnablement dire que Voici et Le Canard Enchaîné sont le même produit ? Que Mediapart et Le Figaro sont interchangeables ? Pour fabriquer un journal, papier ou électronique, il faut des "ouvriers". Des journalistes, des maquettistes, des informaticiens, des pros de l'UX, on en passe. Ces ouvriers ne fabriquent pas le même produit selon qu'ils travaillent dans telle ou telle entreprise de presse. Le monde change et la presse avec. Désormais, il y a une majorité de titres qui tendent vers l'infotainment ou une forme de publicité déguisée, en réalité, des contenus adaptés aux besoins des annonceurs. Sur le Web, la plupart des journaux a pris le parti de monétiser les visiteurs et les données personnelles de ces derniers. On ne vend plus de l'information, on produit de l'information qui attire des visiteurs, dont on vend les données. Bref, la presse devient un vendeur de données personnelles.

Quand Le Monde envoie les données des visiteurs qui consultent sa page d'accueil à une trentaine de sites tiers, c'est à dire à d'autres entreprises, il ne le fait pas par bonté d'âme. Il le fait parce que cela lui rapporte de l'argent.

Sites tiers sur Lemonde.fr - Copie d'écran - CC
Sites tiers sur Lemonde.fr - Copie d'écran - CC

Quand Libération envoie les données de ses visiteurs à plus de 70 sites tiers, c'est aussi parce que c'est son business.

Sites tiers sur Liberation.fr - Copie d'écran - CC
Sites tiers sur Liberation.fr - Copie d'écran - CC

Outbrain ou Ligatus ont remplacé la pub. Les journaux n'ont plus à se soucier de savoir s'ils vendront pour 200.000 ou 800.000 euros de publicité sur leurs pages Internet le mois suivant. Outbrain ou Ligatus passent des marchés récurrents à l'année avec eux. Ces entreprises insèrent du contenu "recommandé" dans les pages de toute la presse en ligne, partout dans le monde. La presse qui avait déjà perdu le contrôle de la publicité au profit de Google ou Facebook, perd ici aussi une grande partie du contrôle sur ce qui vient s'insérer en dessous des articles des journalistes. Même s'il existe des listes noires ou une personnalisation de ce qui vient s'afficher dans les pages, personne n'est à l'abri d'un contenu sponsorisé de type "Les 10 pires opérations de chirurgie esthétique qui ont mal tourné" en dessous d'un article sérieux qui a pris trois mois de travail au journaliste qui l'a écrit. Qu'on le veuille ou non, cela façonne l'image de la presse. Le lecteur, même averti, assimile les contenus recommandés débiles au journal qu'il est en train de consulter.

Mais pour revenir au nouveau business model de la presse, celui qui consiste à revendre les données personnelles de ses visiteurs, il a un impact évident sur les contenus.

Pour vendre beaucoup de données personnelles, il faut beaucoup de visiteurs. Pour avoir beaucoup de visiteurs, il faut beaucoup de contenu. D'où les fils d'info continu, c'est à dire des dépêches d'agence sans grande valeur ajoutée et qui participent à une uniformisation des contenus, répliqués partout.

Mais il faut aussi du contenu qui incite à cliquer depuis les agrégateurs de type Google News ou depuis les "réseaux sociaux". Bref, du contenu "léger" avec un titre bien accrocheur. C'est un peu une réhabilitation pour Détective , la consécration de Voici.

Unes du magazine Nouveau Détective - Copie d'écran
Unes du magazine Nouveau Détective - Copie d'écran

Le journalisme qui se meurt, c'est celui qui consiste à enquêter, des mois durant, à décortiquer le monde pour essayer d'en tirer des enseignements, d'expliquer qui conduit le tracteur et où il le dirige, au delà des apparences. C'est une pratique journalistique onéreuse

Bien sûr, le Canard Enchaîné continue d'afficher une santé étonnante pour un papy de plus de 100 ans. Bien sûr, Mediapart a réussi son pari. Bien sûr, Reflets.info, petit journal du fond du Web continue avec votre soutien. Mais nous sommes sans doute des reliques d'un passé lointain. Comme des photographes qui s'évertueraient à utiliser de l'argentique dans un monde où chacun dispose d'un smartphone avec un appareil photo.

Le constat effectué de la disparition inéluctable de cette forme de journalisme au profit des flux de news sans valeur ajoutée, que ce soit via les agrégateurs, les réseaux sociaux, les nouvelles formes de journalisme (on peut penser à Brut), vient le temps du questionnement. Doit-on arrêter et rejoindre le monde qui vient ?

La réponse à cette question viendra de deux acteurs. Les journalistes qui s'accrochent à leurs pellicules Kodachrome© et leurs lecteurs. On ne meurt vraiment que lorsque plus personne ne se souvient de vous. Lorsque plus personne ne prononce votre nom. De la même manière, les journalistes d'investigation disparaîtront le jour où ils n'auront plus de lecteurs.

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