JO 2024 : le prétexte sécuritaire #1
Une occasion idéale pour répondre aux différents besoins de l’État
Issu d'une étroite collaboration entre la filière industrielle sécuritaire et le ministère de l'Intérieur, un programme en vue des JO 2024 a permis de tester en dehors de tout contrôle démocratique une centaine de dispositifs. Que contient ce programme, quelles innovations ont été testées, et par quelles stratégies l'industrie de sécurité s'organise-t-elle pour déployer ses produits dans notre quotidien ? Réponses dans cette série d'articles.
L’artiste auteur de l’affiche officielle des JO 2024 dévoilée le 4 mars semble avoir voulu intégrer dans son œuvre tous les symboles possibles de cette 33ème olympiade. Dans un décor joyeux et haut en couleur — censé représenter tous les lieux des sites de compétitions olympiques —, les citoyens et sportifs sont mélangés et disséminés dans de somptueux gradins, amphithéâtres et terrains de jeux animés, où s’entremêlent des ponts et des édifices majestueux entourés de quelques luxuriants jardins à la française. L’eau, représentée à la fois par la Seine et l’océan, occupe presque un quart de l’illustration, exprimant un sentiment de douceur et d’apaisement. L’univers artistique est indiscutablement féérique, presque poétique. Mais il subsiste une ombre importante au tableau. On ne trouve pas la moindre trace des 35.000 policiers, 18.000 agents de sécurité privée, ou des 10.000 soldats de l’opération Sentinelle qui seront déployés chaque jour de compétition. Aucun périmètre de sécurité antiterroriste comme le prévoit la Loi SILT, d’escadrons de CRS en action, d’équipes du GIGN, de la BRI ou du RAID n’apparaissent. Ni caméras de vidéosurveillance ou hélicoptères, ni tireurs d'élite en stationnaire, ni drones, ni même le moindre petit centre de commande n'ont été représentés.
En se portant candidat et en remportant l’organisation de ces jeux, l’État français s’est lui-même créé un défi sécuritaire titanesque : 15 millions de visiteurs attendus dont 1 à 2 millions d’étrangers, 35 sites de compétition dont 25 à Paris et sa région, environ 500.000 spectateurs pour la cérémonie d’ouverture et 8 millions dans les « fans zones ». Sans oublier la gestion et le contrôle de laissez-passer pour 17.000 athlètes, 25.000 journalistes, 300.000 professionnels de la logistique, les milliers de riverains, et la centaine de chefs d’État attendus . Des volumes équivalant à 46 coupes du monde de football (1).
Le tout organisé dans des lieux ouverts, en plein cœur des villes — principalement à Paris, septième ville la plus densément peuplée au monde —, dans un contexte géopolitique international belliqueux et sous le regard d’environ 4 milliards de téléspectateurs.
Une nuée de menaces, véritables ou supposées
Et pour alourdir encore un peu plus une ambiance déjà pesante, le ministère de l’Intérieur n’hésite pas à démontrer l’étendue des menaces qui pèsent sur ses épaules. Lors de son audition au Sénat le 5 mars 2024, Gérald Darmanin affiche sur sa sixième diapositive ce à quoi les forces de sécurité intérieures et la population pourraient être confrontées durant les Jeux. L’habituelle menace terroriste « d’inspiration islamiste » (même si au moment où ces lignes sont écrites cette dernière n’est pas caractérisée), la menace des « environnementalistes radicaux » (l’exemple des perturbations à Sainte-Soline est mentionné), des groupes d’’ultradroite et d’ultragauche (mis dans le même panier), et enfin la contestation dite « économique et sociale ».

Qu’il s’agisse de mouvements sociaux, de débordements imprévus — comme lors de la finale de la ligue des champions 2022 au Stade de France — ou d’un loup solitaire, que l’attaque soit réalisée via un colis abandonné, par voiture-bélier ou par drone, qu’elle soit de type NRBC-E (nucléaire, radiologique, biologique, chimique, explosive) ou cyber, les attaques envisagées par le ministre foisonnent. Cette préoccupation se diffuserait même jusque dans la population, si l’on en croit un récent sondage Odoxa , puisque 73 % des Franciliens seraient inquiets au sujet de la sécurisation des JO (62 % au niveau national).
Pour assurer un niveau de sécurité maximal, Gérald Darmanin a annoncé devant la commission des Lois le 25 octobre 2022 que 15 milliards d’euros seraient débloqués (il s’agit du montant lié à la hausse du budget de ministère de l’Intérieur prévu dans la loi LOPMI).
Tous les ingrédients sont donc réunis pour que la plus grande fête mondiale du sport se transforme en l’« événement sécuritaire le plus important du monde en temps de paix », comme l’expliquait en novembre dernier le chef de la sécurité du Comité International Olympique (CIO), M. Aldric Ludescher, devant un parterre d’industriels présent à l’événement Milipol.
Les organisateurs de ce salon, présidé par le ministère de l’Intérieur français et un groupement d’intérêt économique (dans lequel figure notamment Thales, Protecop ou encore CIVIPOL, société de service et de conseil, qui commercialise à l’étranger le savoir-faire du ministère de l’Intérieur en matière de sécurité), ont parfaitement compris l’opportunité stratégique que représentent les JO 2024. Le programme de conférence et le choix des intervenants parlaient d’eux-mêmes. La conférence inaugurale de ce salon dédié à la « sûreté et la sécurité intérieure des États » a été menée par la ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra. Quant au panel de participants aux autres conférences, il s’agit d’un savant mélange de hauts gradés de la police, de la gendarmerie et de l’armée qui côtoient sur scène les hauts cadres du secteur privé (Idemia, Thales, Eviden, etc.), sur des thèmes aussi variés que « Le continuum des Jeux olympiques », « Jeux et technologies de sécurité », ou encore « Les jeux comme vecteurs de transformations et d’héritages ». Toutes les conférences, sans exception, concernent les Jeux olympiques.
Un marché juteux : la sécurité urbaine
Cette frénésie sécuritaire provoquée par la fête mondiale du sport permet de structurer encore un peu plus un marché de la sécurité urbaine devenu incontournable pour l’économie française. Estimé à 34 milliards d’euros sur l’Hexagone (soit 1,6 % du PIB), ce marché offre également d’importantes perspectives économiques au niveau européen (marché de 176 milliards d’euros) et mondial (660 milliards d’euros) (2).
D’un point de vue sécuritaire, les Jeux olympiques sont un prétexte idéal pour répondre aux différents besoins de l’État. Ce dernier cherche à déployer des dispositifs techniques dont il est en partie dépourvu, et qui soient capables d’endiguer les menaces qui pèsent sur l’événement. D’un point de vue économique, cela génère de la croissance dans un secteur composé de nombreuses entreprises françaises qui profitent de l’occasion pour tester leurs produits sur le terrain et ainsi bénéficier de l’immense vitrine olympique pour se développer en dehors de nos frontières.
Cette stratégie se trouve au cœur d’un programme d’expérimentation mené par deux des plus importants lobbys du domaine technosécuritaire que sont l’Alliance pour la Confiance Numérique (ACN) et le Groupement des Industries françaises de Défense et de Sécurité terrestre et aéroterrestre (GICAT). Intitulé « Programme général de sécurité des grands événements et des Jeux olympiques 2024 » et lancée en 2018, cette coopération entre les pouvoirs publics et le secteur industriel affiche dans sa brochure ses quatre principales ambitions : garantir la sécurité des Jeux, améliorer les capacités des forces de sécurité intérieure, et surtout « fédérer l’industrie française de la sécurité en en faisant un champion international et contribuer à l’héritage du programme olympique tout en développant un modèle exportable ».
Comment ce discret programme d’expérimentation a-t-il vu le jour ? Quels sont les produits et les dernières innovations testés ? Dans quels domaines ? Réponse dans quinze jours.
(1) Stéphanie Fevet et Fabien Lacombe, Sûreté des grands événements sportifs et des JO Paris 2024. Mobilités, menaces, dispositifs opérationnels. Versailles, VA Éditions, 2020.
(2) Myrtille Picaud, Peur sur la ville, la sécurité numérique pour l’espace urbain en France, Working paper, Sciences Po, 2021.