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Entretien
par Jacques Duplessy

Les jardins partagés, plus que de la culture

Le sociologue Damien Deville montre leur rôle social et politique

« Jardiner la ville en crise, penser une écologie de la précarité ». Dans son travail, le sociologue montre que les jardins familiaux sont des lieux permettant de renouveler les manières de créer du lien. Ils sont des espaces structurant de nouvelles opportunités et de nouveaux réseaux de relations.

Jardin familial - © Cyril Marcilhacy

Chercheur diplômé en développement territorial, en géographie et en anthropologie de la nature, Damien Deville a conduit une thèse qui lie jardins et précarité. Il est aussi engagé à Europe Écologie où il participe à l’animation de la « Mission territoire » auprès du Bureau exécutif du parti.

Vous avez conduit une thèse « Jardiner une ville en crise, penser une écologie de la précarité » en prenant pour exemple la ville d’Alès dans le Gard, pourquoi cette étude ?

Damien Deville : Je me suis intéressé à la manière dont les jardins familiaux ont été produits au fil du temps, les liens qu’ils entretiennent avec la crise urbaine à Alès, et les différentes fonctions des jardins familiaux pour des familles en situation de précarité. Cette ancienne cité minière est confrontée à des difficultés sociales et économiques. Premières victimes de la désindustrialisation de la commune, les classes ouvrières sont soumises à différents niveaux de précarité. Certaines familles ont alors choisi de porter des projets de jardin dans la ville. Ma recherche a eu pour objectif de répondre à la question de recherche suivante : les jardins sont-ils des espaces permettant aux familles de s’adapter ou non à la précarité ? J’avais pour hypothèse de départ que les personnes désirait un jardin familial pour des questions économiques, pour contribuer à l’autonomie alimentaire de leur famille.

Comment se positionne la ville d’Alès ?

A Alès, il y a deux types de jardins. Des jardins associatifs dont la surface peut atteindre jusqu’à 800m2 et des terrains municipaux standards de 50 m2 situés dans des zones HLM ainsi que quelques parcelles plus grandes. La mairie paie une animatrice pour accompagner les bénéficiaires : elle fait de la formation mais aussi jardine quand la personne est absente pour que l’espace reste beau. Il y a un grand contrôle de la mairie. Je me suis aperçu que l’objectif de la mairie n’était pas tant l’autonomie alimentaire ou l’émancipation des personnes pauvres que celle de l’embellissement de la ville. D’ailleurs sur son site Internet, elle écrit : « Leur excellence a valu à la Ville d’Alès de remporter en 2017 le “Prix du fleurissement des jardins familiaux collectifs”, décerné par le Conseil national des Villes et Villages fleuris. Une distinction qui n’a été attribuée qu’à une seule ville en France. » L’objectif de la municipalité est d’avoir une commune plus belle pour faire venir une population plus aisée.

Qu’avez-vous tiré de cette recherche ?

J’ai pu mettre en évidence les fortes relations qui existent entre l’émergence des jardins familiaux et les processus de crise urbaine. Lorsque la commune a connu des difficultés, les jardins ont vu leur surface s’étendre. A contrario, les jardins se sont étiolés lorsque la commune a connu des phases importantes de développement. Des signes comme la clôture des terrains montre l’importance de la production agricole pour les jardiniers. Mais il y a d’autres bénéfices de ces espaces. Les raisons économiques deviennent peu à peu moins importantes. Les gens ont d’autres motivations : d’ordre social par exemple lorsque les jardins sont des lieux de rencontre, d’ordre paysager lorsque les jardins offrent des lieux où les individus se ressourcent. Les personnes me disent l’importance de pouvoir choisir, de se réapproprier leur vie. Ces espaces ont donc une dimension politique et sociale en participant à l’émancipation des populations les plus modestes.

Les jardins à Alès sont majoritairement pratiqués par des personnes en situation de précarité. Nos recherches suggèrent que, dans des contextes de crises urbaines, le jardinage constitue toujours un outil d’adaptation à la précarité et un outil de résilience potentiel pour les individus. A Alès, les jardins potagers semblent être un lieu d’adaptation à différentes précarités. Les jardins apparaissent alors comme une possibilité de s’ancrer de nouveau dans des tissus de sociabilités renouvelées autant que de cultiver des alternatives aux fins de mois difficiles.

Nos enquêtes ont démontré que, si les motivations d’adaptation à la précarité étaient souvent premières dans l’accès aux jardins, ces mêmes motivations deviennent plurielles au fil de la pratique. Les jardins évoluent vers un véritable espace qui renouvèle l’habiter des jardiniers dans leur ensemble : ils sont des espaces d’appropriation, d’expression et de travail. Les jardins permettent aux jardiniers d’avoir des espaces « à eux » en opposition aux autres espaces urbains pratiqués dans lesquels l’emprise citoyenne est moindre.

Les jardins permettent également de renouveler certaines perspectives liées au travail et à l’image de soi : ils permettent d’expérimenter, de s’essayer à des activités diversifiées allant de la sélection des semences à la vente des produits agricoles, de monter en compétences, et de valoriser ce savoir-faire auprès des proches. On découvre que les jardins sont des petites activités professionnelles que les jardiniers sont libres de gérer comme ils souhaitent. Cette dimension est particulièrement forte pour ceux qui ont connu une longue période de chômage ou une vie professionnelle ressentie, avant les jardins, comme ne répondant pas à leurs aspirations. Dans les jardins, en étant leurs propres chefs mais aussi en pratiquant une activité extérieure que certains jardiniers opposent aux journées qu’ils ont connues à l’usine, les jardins constituent un espace d’émancipation professionnelle.

Enfin, les jardins peuvent être le réceptacle d’un engagement pour la communauté, à l’image de Max et de Mathieu, jardinant aujourd’hui autant pour les autres que pour eux-mêmes.

Nos enquêtes démontrent donc que les jardins participent à améliorer les conditions de vie de leurs pratiquants. Mais ils sont aussi des lieux où s’inventent de nouvelles formes de liens avec l’espace et avec l’autre, des lieux où se structurent de nouvelles possibilités personnelles, des lieux permettant de négocier avec la précarité en déployant de nouveaux chemins d’émancipation. Si les jardins rendent de nombreux services à leurs usagers, nos enquêtes montrent aussi qu’ils n’offrent cependant pas aux populations précaires les réels moyens matériels de sortir de la précarité. Les blessures restent présentes, autant que les déficits financiers. Bien sûr, les jardiniers jouissent d’une sécurité alimentaire renforcée et voient leur quotidien s’améliorer, mais ils n’arrivent pas, dans le cas alésien, à dégager une plus-value financière qui permettrait une réelle stabilité ou projection dans le futur.

En quoi les jardins familiaux sont-ils indispensables dans la ville aujourd'hui ?

Ces espaces ont beaucoup d’atouts. Les jardins mettent de la nature dans la ville alors qu'elle a été pendant longtemps oubliée. Ils permettent de faire émerger des façons d’habiter la ville qui créent des interactions nouvelles entre les humains et la nature. Ils influent sur nos mode de vie urbains en offrant de ralentir dans une société où l’on nous demande de courir toujours plus vite. Ils offrent une réappropriation de l'espace urbain, y compris pour les plus modestes. Je terminerai par une conviction politique que j'ai pu confirmer par mon travail scientifique : l’écologie n’est pas qu’un problème de riches, elle peut participer à l’émancipation des populations les plus modestes. L'écologie est un système intégral de développement et offre des espaces de liberté et d'émancipation.

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