Journal d'investigation en ligne
par Nadia Daki

Harcèlement à la mairie de Grande-Synthe

Des agents essorés, cabossés et isolés saisissent la justice

Des salariés en mal-être, en arrêt ou en accident du travail, des signalements en interne mais aussi des plaintes au pénal. Que se passe-t-il à la mairie de Grande-Synthe, petite commune de 20.000 habitants du Nord de la France ? Une dizaine d’agents ou ex-agents municipaux se disent victimes de harcèlement. Face à ce qu’ils estiment de « l’impunité », ils ont décidé de médiatiser leur histoire.

La mairie de Grande-Synthe - © Reflets
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Nous avons reçu un droit de réponse de la ville de Grande-Synthe que vous trouverez à la suite de cet article.

« Il fallait que je sauve ma peau. » Celle qui s’exprime ainsi n’exerce pas un métier à risque. Laetitia* travaille à la mairie de Grande-Synthe, dans le Nord. « Accidentée du travail, par le travail ». Sa descente aux enfers commence en 2021 lorsque, d’après elle, un de ses supérieurs hiérarchiques lui fait des avances. « Au début, c’étaient des propos salaces devant tout le monde puis une fois, il m’a bloquée contre un mur et a eu des gestes déplacés », raconte-t-elle avec difficulté. En attente de titularisation, elle craint pour son poste.« J’étais coincée car il tenait mon avenir professionnel entre ses mains ». Une fois son statut conforté, elle signale ces attouchements au maire et aux syndicats en mai 2023.

Des signalements pas ou peu pris au sérieux

Elle est entendue par le maire, Martial Beyaert (Union de la gauche). « Mais il me dit qu’il ne peut rien faire pour moi et me conseille de porter plainte auprès de la police » rapporte-t-elle. Elle met alors en place des stratégies pour éviter au maximum son supérieur. « J’inventais tout un tas de prétextes pour ne pas avoir affaire à lui, pour ne pas le croiser, c’était épuisant ». Elle raconte travailler « la boule au ventre, complètement tétanisée, avec la peur de se faire agresser” ».

Quelques mois après sa rencontre avec le maire, elle apprend que celui qu’elle désigne comme étant son bourreau est promu : « j’ai fait une crise de panique au boulot ». Avec un avocat, elle saisit alors le procureur de la République. D’abord en arrêt maladie, Laetitia est depuis en accident du travail « imputable au service ».

Une enquête administrative est ouverte et Laetitia reçoit les conclusions dont elle aura du mal à se remettre. « Le maire m’écrit qu’il n’y a aucun élément probant, en gros qu’il ne se passe rien », s’étouffe-t-elle encore aujourd’hui. Face à la souffrance ressentie, « j’ai voulu en finir ». Avec près de quinze ans de service, Laetitia se dit aujourd’hui « détruite ».

De supposés harceleurs promus

Les témoignages se succèdent et tous racontent « un déni du maire » qui ajoute de la douleur à la souffrance. Monique*, qui travaille dans un autre service, affirme avoir, elle aussi vécu ce déni. « J’ai été harcelée pendant plus de trois ans par mon chef  » (qui n’est pas le même que celui que Laetitia met en cause, NDLR).

Elle explique recevoir régulièrement de ce dernier des propositions déplacées, qu’elle signale au maire début 2025. Elle partage la même angoisse que Laetitia. « Il avait des gestes obscènes à mon égard. Il mettait la main sur son sexe en me regardant avec insistance par exemple ». Peu de temps après avoir signalé les faits au maire, elle dit être victime d'une placardisation de la part de son supérieur.

« Je me demandais constamment quelle cartouche j’allais prendre. Après mon courrier envoyé au maire, ma situation a empiré. Je subissais quotidiennement de reproches et des brimades de la part de ce chef. »

Puis arrive un burn-out et un accident du travail. Elle dépose plainte au commissariat de police au cours du premier trimestre 2025. « Il n’y a aucune protection des agents à la mairie. Je n’ai reçu aucun soutien », déplore-t-elle. Alors quand elle apprend, elle-aussi, que son présumé agresseur a été promu, elle projette « de se foutre en l’air. J’ai été punie d’avoir parlé », estime-t-elle avec du recul. « Je me dis que j’aurais dû me taire quand je vois que la situation de mon agresseur a évolué dans le bon sens, alors que moi je suis au fond du trou. »

« Pas de lien hiérarchique, pas de harcèlement »

Manue* connaît une situation pratiquement identique. A la différence qu’elle n’a pas subi de harcèlement sexuel. « J’ai craqué physiquement, mon corps a lâché alors que mentalement je voulais continuer ». Elle tombe en disgrâce en juin 2023 quand on la soupçonne d’être « une opposante politique ». « Je suis devenue une pestiférée du jour au lendemain. Mes mails restaient sans réponse et mes collaborateurs avaient interdiction de m’adresser la parole ».

Une situation que Manue avait déjà éprouvée sous l’ère Carême, ancien maire EELV de 2001 à 2019, et prédécesseur de Martial Beyaert. Mais c’est sans commune mesure avec l’équipe en place aujourd'hui. « Mon supérieur (qui n’est pas le même que ceux cités plus haut, NDLR) a littéralement créé le vide autour de moi et m’a retiré mes fonctions les unes après les autres et jamais frontalement.  »Elle finit par craquer et est désormais en accident du travail.

Pour Justine*, les premiers faits de harcèlement sexuel et moral débutent il y a plus de dix ans, sous le mandat de Damien Carême. « Dès que j’en fais part à Monsieur Carême, il me reçoit en urgence et m’encourage à porter plainte. Il impose également à mon agresseur une mesure d’éloignement avec interdiction de s’approcher de moi ».

Mais en 2019, avec l’arrivée de Martial Beyaert à la mairie, la situation dégénère. « Mon agresseur (qui est encore un autre mis en cause, NDLR) est alors promu et je dois le côtoyer quasi directement pour mes tâches. Il va commencer à s’acharner sur moi à tel point que je porte plainte au pénal en 2021 ». Elle poursuit son récit avec difficulté : « Le maire me reçoit à cette époque et les choses se calment un peu. Il me nomme à un nouveau poste qui m’éloigne de ce monsieur. »

En 2023, celui qu’elle redoute est, une nouvelle fois promu et se retrouve dorénavant à proximité d’elle. Elle sollicite à nouveau le maire qui cette fois lui répond dans un courrier : « qu’il ne peut y avoir de harcèlement sexuel ou moral car pour cela, il faudrait un lien hiérarchique direct ». C’en est trop pour Justine qui saisit le tribunal administratif. Elle est actuellement en arrêt maladie reconnue d’origine professionnelle.

« On veut juste travailler »

Les profils des personnes interrogées sont variés, comme leurs fonctions et leur ancienneté au sein de la mairie. Il en est de même des personnes, tous des hommes, qu’elles incriminent. « On veut juste travailler dans l’intérêt collectif, rendre un service public. On est dans une omerta, avec l’impression qu’il n’y a plus du tout de démocratie ici », résume Manue.

Isabelle* partage avec les autres personnes interrogées une incompréhension totale mais aussi un suivi psychiatrique et un traitement de fond. « C’est tellement injuste et infondé qu’on en devient malade et fou, » rage-t-elle. « Je crois que plus on est sensé et plus on sombre.  »Plusieurs fois saluée pour son travail, elle ne s’explique ni comment ni pourquoi elle va devenir la bête noire de son chef (là-aussi, une autre personne que celles déjà mentionnées, NDLR). « Il m’a fait sauter du planning puis m’a retiré toutes mes missions. Je restais toute la journée dans mon bureau à ne rien faire ». Elle en réfère alors au DGS (directeur général des services) et aux ressources humaines. Comme les personnes citées précédemment, s'ensuivent arrêts de travail, reconnaissance de maladie professionnelle et dépôt de plainte pour harcèlement. Mais aussi perte de salaire, perte de prime et refus de la protection fonctionnelle.

Aucun service n’est épargné

Nicolas Calonne, élu d’opposition au conseil municipal, dit avoir entendu plus d’une trentaine d’agents, en souffrance. « Il y en a sans doute plus. Tous les services sont concernés, que ce soit l’entretien, les espaces verts, les services techniques, la restauration ou encore la police municipale. Nous ne sommes pas face à des rumeurs mais bien à une réalité. »

Interpellé lors du conseil municipal du 27 février sur la situation, le maire rétorque : « Moi je le dis très clairement : ceux qui se sentent mal au boulot, qu’ils aillent voir ailleurs si l’herbe est plus verte. »

Contactée à plusieurs reprises via son service communication, la municipalité n’a pas souhaité répondre à nos questions. Justine aimerait bien, justement, aller voir ailleurs mais elle se heurte à une autre réalité. « J’ai postulé dans d’autres collectivités du territoire mais le maire est également vice-président en charge du personnel à Communauté urbaine de Dunkerque. Autant dire qu’on est pieds et poings liés, totalement à sa merci. »

Une mairie gérée en famille

Tous font le même constat : celui d'un harcèlement devenu systémique par l’absence de mesures fermes et une mairie dirigée, de fait, par un trio familial. A Grande-Synthe, il y a le maire, Martial Beyaert ; son épouse ,en charge de la restauration scolaire; et son beau-père, Bernard Junot, 6ème adjoint délégué aux travaux, aux services techniques et à la tranquillité publique.

L’un des proches du maire, directeur général des services, travaille également en famille puisque son frère est chef de service. « Tant et si bien qu’il est difficile d’aller contre et de se faire entendre, ça bloque toujours à un certain moment », rapporte un fin connaisseur de la vie politique grande-synthoise. « Tout ce petit monde se sent chez lui. Et si par malheur quelqu’un sort du rang, on assiste à une chasse aux sorcières. »

« Il y a une confusion dans les rôles des uns et des autres, une dilution des pouvoirs et un manque de clarté dans les missions, » abonde Abdel Diabi, collaborateur du maire de 2019 à 2024. « Il y a 730 agents municipaux à Grande-Synthe et jusqu’à 1.000 fiches de salaire avec les contractuels. On estime entre 100 et 200 ceux actuellement en arrêt ». Il assure avoir alerté le maire sur le mal être des employés dès 2022. « Je lui ai proposé à plusieurs reprises d’aller voir la situation dans les services. Il a toujours refusé, préférant écouter les diseurs de bonne aventure. »

Pour illustrer cette “confusion”, nombreux sont ceux qui rappellent le championnat de France canin. Organisé par beau-papa, par ailleurs à la tête de l’association Amicale canine de Grande-Synthe cette compétition s’est tenue fin mai 2024 à Grande-Synthe. « On a dû assurer le gardiennage avec comme consigne de ne pas intervenir si des citoyens appellent le service  » raconte un policier municipal qui a demandé l’anonymat. Les agents vont rester mobilisés “en continu” durant l’évènement, soit deux jours. Dans les directives données par le chef de service aux policiers, il est bien mentionné : « Cette consigne est prioritaire sur toute autre ». Contacté, Bernard Junot n’a pas répondu à nos sollicitations.

Des lanceurs d’alerte sanctionnés

Des policiers vont dénoncer d'autres harcèlements, qui ont comme origine des dysfonctionnements, comme ce système d’heures supplémentaires pour s’octroyer de jolies fins de mois. Alors que l’activité est régie par une pointeuse, les heures supplémentaires reposent, elles, sur un principe déclaratif. Pour certains, l’occasion est trop belle : des heures supp non effectuées, sont soit payées soit récupérées en repos. Et si elles sont déclarées un jour férié, c’est jackpot : multipliées par quatre. D’après des documents que Reflets a pu consulter, certains réussissent même l’exploit de réaliser des heures supplémentaires alors qu’ils n’ont pas pointé d’heures postées ou qu’ils sont en formation. Les plus gourmands vont jusqu’à s’accorder 25 heures supplémentaires par mois, soit un surplus de 1.000 euros.

« Mes clients, intègres, vont refuser en 2023 de participer à ce détournement d’argent public et vont dès lors faire l’objet de mesures qui relèvent du harcèlement » explique Me Sophie Potier, du barreau de Lille, et conseil de plusieurs policiers municipaux. Elle signale au parquet ces dérives « susceptibles de constituer des infractions pénales » et dépose un recours pour discrimination. « Mes clients ont été écartés d’une éventuelle promotion. Ils se sont mis en danger en signalant les faits et paient aujourd’hui le prix fort. » Après avoir été insultés, placardisés et sanctionnés, ils ont décidé de saisir la justice.

Également saisi du dossier, Anticor sollicite fin 2024 des éclaircissements auprès du cabinet du maire. Hasard du calendrier, au même moment, les élus grand-synthois mettent en place un système d’astreinte de sa police municipale, pour mieux régir ces heures supplémentaires, entre autres. Désormais, la semaine d’astreinte (heures supp comprises) est plafonnée à 148 euros. Faute de réponse à ses demandes, Kaddour Qassid, référent local de l’association de lutte contre la corruption, se tourne vers la CADA.

« Est-ce normal d’arriver au boulot terrifiée et d’en repartir avec les pompiers tellement c’est insupportable ?  » interroge Isabelle. Avant de se féliciter : « j’ai réussi à ne pas pleurer en vous parlant ».

Making of

Nous avons essayé, à plusieurs reprises, de nous entretenir avec le maire. Nous avons, dans un premier temps, sollicité le service communication de la ville de Grande-Synthe. Puis, le directeur de cabinet. Suite à nos appels, mails, messages sur répondeur et relances, le service communication nous a finalement fait savoir que « le maire ne donnerait pas suite à notre demande ». C'est regrettable car un certain nombre, si ce n'est la majorité, de nos interlocuteurs témoignent d'une prise en compte un peu « trop légère » (nous citons leur propos) de leur situation, voire pour certains d'entre eux, un déni complet.

Nous avons également cherché à nous entretenir avec Bernard Junot, 6ème élu délégué aux services techniques et à la tranquillité publique. Nous avons, pour ce faire, contacté le service communication qui a, une fois de plus, décliné notre demande. Et nous avons également tenté de le joindre via l'association canine qu'il préside. Nos appels, SMS et messages sur répondeur sont restés sans réponse.


*prénom modifié


Droit de Réponse

La ville de Grande-Synthe nous a adressé via M. Philippe Limousin, directeur général des services et Mme Hélène Verrièle, directrice générale adjointe, un droit de réponse que nous publions in extenso ci-après. Vous pouvez le télécharger au format PDF ici.

Première page du droit de réponse de la maire de Grande-Synthe
Première page du droit de réponse de la maire de Grande-Synthe
Deuxième page du droit de réponse de la maire de Grande-Synthe
Deuxième page du droit de réponse de la maire de Grande-Synthe
Troisième page du droit de réponse de la maire de Grande-Synthe
Troisième page du droit de réponse de la maire de Grande-Synthe

Nos observations sur ce droit de réponse

Ce courrier n'est pas signé par le maire et nous a été adressé par M. Philippe Limousin, directeur général des services. Mme Hélène Verrièle, directrice générale adjointe s'est chargée du suivi pour vérifier si nous comptions bien le publier en nous adressant de nombreux messages. Répondant à nostre question, cette dernière nous a précisé que le courrier était signé au nom de la mairie et non du maire.

Dans son courrier intitulé « droit de réponse » envoyé à la rédaction, la municipalité de Grande-Synthe, parle « d’accusations », de « raccourcis » et « d’allégations ».

Une nouvelle fois, nous regrettons que le maire ait refusé de répondre à nos questions lors de nos demandes répétées pendant la réalisation de l’enquête. Un droit de réponse qui intervient donc après un refus de répondre…

Sur le fond, les témoignages évoqués dans notre article reposent sur des faits étayés et vérifiés et sur des dépôts de plainte, dont nous avons systématiquement pris connaissance. A leur demande, les personnes citées sont anonymisées et leurs témoignages ont été dénués de tout élément permettant de les identifier.

Mais curieusement, la mairie, dans son droit de réponse, pointe chaque cas particulier et le traitement qu’elle dit leur avoir apporté.

Nous ne sommes pas les seuls destinataires de ce « droit de réponse ». Il a également été envoyé à l’ensemble des agents de la ville. Aussitôt, de nombreuses personnes nous ont contactés. Il y a celles qui prennent la parole initialement dans l’article pour démentir les propos : « Je n’ai pas bénéficié de protection fonctionnelle, contrairement à ce qui est affirmé dans ce courrier », insiste l’une d’elles, très vite suivie par d’autres.

Mais il y a aussi des personnes que nous n’avions pas rencontrées ou interrogées et qui souhaitent « désormais parler ».

Concernant la sanction (deux ans d’exclusion) à l’encontre de celui que désignent Laetitia et Justine (prénoms modifiés) dans notre enquête comme leur harceleur. « La chronologie est importante, rappellent les deux femmes. L’enquête administrative a été réalisée suite au courrier envoyé par notre avocate et la sanction a été prononcée par le Centre de gestion. Sans cela, rien n’aurait changé. »

Nous avons, à chaque fois, pu prendre connaissance des signalements réalisés par les personnes interrogées (ou leur avocat) au Procureur de la République, en consultant les courriers et plaintes. Ce sont, ce qu’on appelle, des éléments matériels.

Enfin, sur les deux derniers points mentionnés dans le « droit de réponse », à savoir le championnat canin et des agents de la police municipale, nous regrettons, une nouvelle fois, qu’aucun élément supplémentaire n’est apporté sur le fond. Quid de la mobilisation d’agents municipaux en dehors des horaires de la manifestation pour du gardiennage d’un terrain privé ? Et quid des heures supplémentaires, modifié depuis, basé sur un système déclaratif détourné par certains ?

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