Faut-il jouir pour se reproduire ?
L’utilité de l’orgasme féminin, une question toujours en suspens
De nombreuses théories ont été avancées sur la fonction de l’orgasme féminin : il maximiserait les chances de fécondation, favoriserait les liens dans un couple, serait un sous-produit évolutif… Et si finalement il ne servait qu’au plaisir ?
« Un continent noir », voilà comment Freud caractérisait la sexualité féminine. À quoi l’autrice Hélène Cixous, figure du féminisme moderne, répondra que ce « “continent noir” n’est ni noir ni inexplorable. Il n’est encore inexploré que parce qu’on nous a fait croire qu’il était trop noir pour être explorable. » Au cœur de ce terra incognita, une cité interdite nourrit bien des fantasmes : l’orgasme féminin ! Outre son fonctionnement qui interroge encore, une vingtaine de théories ont été avancées pour son origine et surtout son utilité. Mais quasiment toutes sont issues de travaux conduits par des hommes et sont le produit de « mauvaises sciences », dénonce l’historienne des sciences Elisabeth Lloyd. Passons en revue celles qui ont fait couler le plus d’encre.
Le plaisir féminin, comment ça marche ?
Le septième ciel, la petite mort, l’acmé, le feu d’artifice… À quoi ressemble l’orgasme féminin ? Avant d’y avoir goûté, on se pose beaucoup de questions. Après, on n’a plus aucun doute ! Pour ces messieurs qui ne sauront jamais, voilà ce qu’en dit la Revue Médicale Suisse : « Le pic de l’orgasme féminin est caractérisé par 3-15 contractions involontaires du troisième externe du vagin, et de fortes contractions de l’utérus et des sphincters interne et externe de l’anus. Ces contractions se produisent à des intervalles de 0,85 seconde. Au pic de l’orgasme, qui dure normalement entre 3 et 25 secondes, d’autres manifestations périphériques peuvent aussi apparaître, telles que l’augmentation de la tension artérielle, de la fréquence cardiaque qui peut atteindre 160 b/min ou encore la dilatation des pupilles. » Voila pour la mécanique.
Mais sinon, vaginal ou clitoridien ? On sait aujourd’hui que la question qui taraudait Freud, encore lui, n’a aucun fondement ! Car le clitoris, acteur incontournable du plaisir féminin, possède des structures externes et internes au vagin. Il mesure une douzaine de centimètres de long, soit la même taille qu’un pénis au repos, et se compose tout comme lui d’un gland et de tissus capables de se gorger de sang lors de l’excitation. N’en déplaise au psychanalyste autrichien donc, les femmes ne manquent de rien ! D’ailleurs l’anatomie complète du clitoris a été décrite dès le XVIe siècle par le chirurgien italien Realdo Colombo qui le considérait déjà comme « le siège du ravissement féminin ». Une information qui tombera dans les limbes du savoir androcentrique… Il faudra attendre le tournant du XXIe siècle pour que son anatomie complète et surtout son rôle dans le plaisir féminin, soit (re)découvert par la gynécologue française Odile Buisson. Avec le chirurgien Pierre Foldès, pionnier de la réparation de l’excision du clitoris, ils seront les premiers à réaliser une échographie complète du clitoris, et à en étudier les relations avec le point G.
Plaisir et fécondité
« Chez l’homme, orgasme et éjaculation sont intimement liés, et le sperme est nécessaire à la fécondation. Par raccourci, lier l’orgasme à la fécondation parait logique », résume le sexologue Yves Ferroul. Chez l’homme, certes. Mais chez la femme ? Dans son livre Le Secret des femmes. Voyage au cœur du plaisir et de la jouissance co-écrit avec Élisa Brune (éd. Odile Jacob, 2010), Yves Ferroul rappelle que, de l’Antiquité jusqu’au Moyen-Âge, « la conviction médicale est que l’enfant est conçu par le mélange des semences masculines et féminines. La nécessité de l’éjaculation féminine est solidement fondée : si elle est produite par l’orgasme, celui-ci devient, lui aussi, nécessaire. » Pour l’Église, la procréation étant la seule finalité d’un rapport sexuel, « pendant quelques siècles des théologiens ont pensé qu’un homme ayant un rapport sexuel avec une femme sans la faire jouir était un péché... » Époque bénie ! Mais au XIXe siècle, on découvre que chez la femme, la production d’ovules est spontanée, régulière et régie par son seul cycle hormonal. Dès lors, les bien-pensants n’auront de cesse de condamner l’orgasme féminin, puisqu’il ne servirait apparemment à rien… Certaines cultures encouragent même les mutilations génitales pour empêcher les femmes d’avoir du plaisir sexuel.
Il y a trente ans, l’hypothèse de l’utilité du plaisir féminin fait son come-back. Des scientifiques suggèrent que les spasmes vaginaux qui surviennent spontanément durant l’orgasme favorisent l’éjaculation masculine puis la progression du sperme jusqu’à l’ovule à féconder : c’est l’upsuck theory. Une étude parue en 1993 constate même que « le volume de sperme retenu dans le tractus génital de la femme est plus important lors de coïts extraconjugaux par rapport aux coïts avec son partenaire régulier, ce serait lié à la survenu plus importante d’orgasmes non simulés. » Cette upsuck theory resurgit en 2016, lorsque le psychologue irlandais Robert King, suggère, après une observation conduite chez six femmes - six femmes seulement ! - que l’orgasme les conduit à conserver « 15 % de liquide séminal en plus dans l’utérus, ce qui augmente les chances de tomber enceinte. » Allant un peu vite en besogne, certains médecins se sont mis à suspecter un lien entre troubles de la fertilité et frigidité. La double peine.
« C’est totalement farfelu ! », réagit le sexologue Damien Mascret. Rappelons d’abord, si besoin, qu’un seul spermatozoïde suffit pour procréer ! Une revue de la littérature conduite par l’Anglais Roy J. Levin en 2011 conclut qu’il n’existe aucun argument solide en faveur de cette upsuck theory, et même qu’une progression trop rapide des spermatozoïdes vers l’utérus serait contre-productive. Par ailleurs, « on sait très bien que des femmes anorgasmiques peuvent avoir des enfants », rappelle le Dr Mascret. C’est le cas de celles ayant des lésions de la moelle épinière conduisant à une insensibilité et une paralysie des organes génitaux, comme le rappelle cette étude.
Pourquoi jouir si ce n’est pour se reproduire ?
Exit la finalité reproductive. Les hommes ont continué à chercher une utilité à l’orgasme féminin. Sur le versant éthologique, il y a notamment la théorie de l’attachement : lors de l’orgasme, le corps produit de l’ocytocine surnommée hormone de l’attachement. Cette étude de 2022 suggère ainsi que l’orgasme féminin favoriserait l’attachement au partenaire et l’établissement d’un couple stable, ce qui par extension est propice à l’éducation des enfants ! Une autre hypothèse comportementale, dite théorie de la motivation, met en jeu la dopamine, l’hormone du plaisir et de l’addiction : « l’orgasme conduit au relargage d’une quantité importante de dopamine, qui agit sur le circuit du plaisir et de la récompense dans le cerveau. Cela constituerait en quelque sorte une incitation pour la femme à avoir plus souvent des rapports sexuels et donc à se reproduire », explique le Dr Mascret.
Ces deux hypothèses comportementales expliqueraient pourquoi l’orgasme féminin aurait été favorisé par la sélection naturelle puisqu’il serait indirectement associé à un meilleur succès reproductif. Sauf qu’un argument-massue s’y oppose : le gap orgasm, c’est-à-dire la différence qui existe entre femmes et hommes en matière de probabilité d’avoir un orgasme. L’une des plus vastes études sur la question, réalisée en 2018 sur 52.000 adultes américains révélait ainsi que plus de 95 % des hommes hétérosexuels avaient eu un orgasme lors de leur dernier rapport sexuel, contre seulement 65 % des femmes hétérosexuelles. A l’inverse 86 % des femmes homosexuelles avaient eu du plaisir ! Et plusieurs études ont montré que les femmes atteignent aussi plus volontiers le nirvana lorsqu’elles se masturbent. Les femmes jouissent donc plus facilement seules ou avec une autre femme, et ça ne permet pas de faire des bébés... Exit donc la sélection naturelle !
« Il n’existe que pour lui-même »
Alors il se pourrait que le plaisir féminin ne soit qu’un vestige hérité de nos aïeules. Dans une étude publiée en 2016, deux chercheurs américains avancent que chez de lointains ancêtres communs à l'homme et d'autres primates, il y a plus de 75 millions d'années, il servait à déclencher l'ovulation. Plus tard dans l’évolution, celle-ci est devenue spontanée et l’orgasme a alors perdu de son utilité chez les hominidés. D’ailleurs les scientifiques observent aussi qu’au cours de l’évolution, le gland du clitoris s’est progressivement éloigné du vagin. Une particularité anatomique qui pourrait être liée à notre passage à la bipédie, et qui expliquerait pourquoi l’orgasme féminin n’est pas plus systématique.
Ou simplement le fruit d’un « heureux hasard » sans aucune utilité… C’est l’hypothèse retenue par l’historienne des sciences Elisabeth Lloyd dans son ouvrage The case of the female orgasm, Bias in the science of evolution* . Elle estime que l’orgasme féminin n’est qu’un « effet secondaire » de notre passé commun avec le sexe masculin. En effet, pénis et clitoris sont des structures anatomiques jumelles : pendant les deux premiers mois du développement embryonnaire, elles sont strictement identiques. « La femme obtient l'orgasme parce que l'homme en aura besoin plus tard, tout comme l'homme obtient les tétons parce que la femme en aura besoin plus tard », résume-t-elle. Une théorie qui n’a pas manqué de soulever de nombreuses critiques, parmi les scientifiques mais aussi les féministes ! Mais la canadienne Sarah Barmak ne l’a pas entendu de cette oreille. Dans Jouir, En quête de l’orgasme féminin**, elle écrit : « certaines personnes ont le sentiment que cette idée dénigre le plaisir féminin, mais, à bien des égards, c’est l’inverse qui se produit : contrairement au plaisir des hommes, qui sert à faire des bébés, le nôtre ne sert qu’à prendre son pied. Il n’existe que pour lui-même. » À bon entendeur !
*2006, Harvard University Press, non traduit en français
** Ed. La Découverte, 2019