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par Arthur Sarradin

Explosion du port de Beyrouth : quand le pouvoir politique s’en prend à la Justice et aux victimes

Des familles de victimes ont été tabassées, un incident qui illustre les tensions autour de l'enquête sur la catastrophe

Un an après la double explosion du port de Beyrouth, les formations confessionnelles libanaises multiplient les menaces. Juges et familles des victimes sont sous pression, menacés par des responsables politiques accusés par la Justice et prêts à tout pour lui échapper. Dans le même temps, la déliquescence de l’État libanais s'accélère.

Manifestation des familles de victimes - © Reflets

Dans la nuit du 11 août dernier, les familles des victimes de l’explosion du port de Beyrouth s’étaient réunies une fois de plus pour protester. Habits de deuil, portraits de leurs défunts en mains, depuis un an elles multiplient les actions afin de réclamer justice et s’assurer qu’aucun n’oublie le drame du 4 aout 2020. Cette nuit-là, elles se sont retrouvées à Ain El Tineh, près du palais de l’Unesco, où doit se tenir le lendemain matin ce qu’elles ont déjà baptisé « La séance de la honte ». Une séance du Parlement libanais qui pourrait réduire à néant leurs espoirs d’entrevoir la justice.

Prêtes à lancer l'alerte, elles sont suivies par une poignée de journalistes venus couvrir l’évènement. Sur les réseaux sociaux, les premières images de leur rassemblement circulent. Mais dans les minutes suivantes, ce sont des scènes beaucoup plus violentes qui vont être relayées. On y voit des hommes en civils armés de bâtons et de barres de fer attaquant violemment les familles.

« Je me suis fait battre par deux ou trois personnes pendant que ma femme en menaçait un avec une grosse pierre pour qu’ils partent » déclare Ibrahim qui ayant fui, commence à évoquer l’attaque sur les réseaux sociaux.

Devant le palais de l’Unesco, trois journalistes sont blessés. L’un, inerte sur le sol, est transporté à l’hôpital. Les familles ont pris la fuite. Des personnes ont le visage en sang, d’autres s'en tirent avec des côtes fêlées.

« Notre manifestation était pacifiste, raconte Cécile, avocate dont le frère a péri dans l’explosion du port. Bien sûr ça n’a pas plu au président du Parlement (Nabih Berri, ndlr), le chef du mouvement Amal. Il a envoyé sa milice privée, qui est enrôlée dans la garde officielle du Parlement. Les voyous de Berri s’en sont pris aux manifestants, hommes et femmes, en nous rouant de coup avec des bâtons et des objets métalliques. (...) J’ai moi-même eu ma part de coups et j’en souffre encore. Mais ça ne va pas m’empêcher de continuer de demander justice pour mon frère ».

Images des blessés publiées sur Twitter
Images des blessés publiées sur Twitter

Un nouveau moyen de contourner la justice

Le 12 août au matin, après cette nuit de violences, la « séance de la honte » s’ouvrait. Les députés allaient tenter d’enterrer l’enquête sur l’explosion du port. Pour mesurer tout l’enjeu de cette manœuvre politique, il faut d’abord comprendre où en était alors l’enquête.

Un an après l’explosion du port, le juge Tarek Bitar en charge de l’affaire continue d’explorer toutes les pistes. Mais depuis quelques temps déjà, il a décidé de titiller le pouvoir politique. Il demande notamment l’audition de trois députés et anciens ministres : Nouhad Machnouk, Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, respectivement issus du ministère de l’Intérieur, des Finances et des Travaux publics. Ces derniers auraient en effet été au courant de la présence du nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, et n’en auraient pourtant pas pris acte lorsqu’ils étaient en fonction, laissant par négligence se produire la catastrophe. En demandant la levée de l’immunité de ces députés pour une simple audition, le juge Bitar avait déjà frappé trop haut dans la hiérarchie. Afin de balayer les demandes du juge, certains groupes parlementaires ont trouvé une échappatoire : la Haute Cour de Justice. La manœuvre était simple, faire voter le retrait de l’affaire des mains du juge Bitar et la faire transférer vers un tribunal d'exception, composée de juges... et de parlementaires. Leur décision devant se prendre à l’unanimité, la défense du régime serait assurée.

Une idée venue à l’origine du Premier ministre sortant Saad Hariri, reprise et soutenue par les députés du Hezbollah et son premier allié le parti Amal. Quand la séance est annoncée, un certain nombre de groupes parlementaires décident de la boycotter, dont les chrétiens des Forces Libanaises et le parti du président de la République... Mais ces blocs n’ayant pas la majorité, le vote risquait d’être remporté.

Malgré leur lynchage de la veille, les familles des victimes de l’explosion sont redescendues aux abords du palais de l’Unesco en pleine séance. La crainte d’une nouvelle attaque était présente, mais les familles semblaient confiantes. En effet, les rumeurs circulaient déjà sur le rétropédalage de Saad Hariri vis-à-vis de sa propre proposition. Son parti ayant fait de la vérité judiciaire un axe central de son action après l’assassinat de son ancien chef Rafic Hariri en 2005, une manœuvre trop flagrante d’obstruction judiciaire passait mal auprès de certains députés et militants. Le mouvement de Saad Hariri s’est alors retiré, et avec seulement 39 députés présents sur 118, les familles des victimes ont eu gain de cause, pour cette fois.

Un épisode de plus dans une enquête sous pression

Toute cette affaire n’est qu’un nouvel épisode d’une interminable série d’obstructions et de menaces à l’encontre de la Justice depuis plus d’un an. Déjà le prédécesseur du juge Bitar en charge de l'enquête, le juge Sawwan avait été demis de ses fonctions pour avoir ciblé les mêmes anciens ministres.

Si aujourd’hui le juge Bitar n’a pas été écarté́, son travail n’en est pas moins menacé. Le chef de file du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déjà mis en cause le juge auprès de ses partisans dans un discours prononcé ce mois-ci. Le parti chiite, très influent dans le contrôle du port de Beyrouth, aurait sans doute beaucoup à perdre avec cette enquête.

C’est d’ailleurs le cas de nombreuses autres formations politiques. C'est un secret de polichinelle de dire que le port était une plaque tournante de la corruption où rentraient des marchandises illégales et où se jouait un grand nombre d'opérations opaques. Dévoiler les mystères du port de Beyrouth pourrait mettre en cause de nombreuses personnalités. Y compris certaines ayant pourtant boycotté la « séance de la honte ».

Parmi elles, le Président Michel Aoun. Si le juge Bitar a demandé la levée des immunités des députés parce qu’ils étaient au fait de la présence du nitrate d’ammonium dans le port et Michel Aoun pourrait à son tour être menacé.

Comme l'a rapporté l'agence Reuters, le Président de la République avait été averti à de nombreuses reprises dans une série de lettres entre 2016 et 2020 de la présence de cette substance explosive et du danger qu'elle représentait. Mais compte tenu de la levée de boucliers engendrée par la simple demande d'audition d’anciens ministres, il est à craindre que Michel Aoun ne soit un bien trop gros poisson pour le filet du Juge Bitar.

D’autant que d’autres cibles du juge lui valent déjà les foudres des mouvances confessionnelles. En juillet lorsqu’il avait voulu auditionner le directeur de la Sureté́ Générale Abbas Ibrahim, le pouvoir politique avait crié au scandale dans les médias. La même semaine, une série d'affiches était placardée dans tout le Liban sur d’immenses panneaux « Avec toi... Le plus honnête des hommes - Priez pour le général Ibrahim ». Achetées et placardées pour un coût se comptant en milliers de dollars, en pleine crise économique, ces affiches démontrent, si besoin était, que les cibles du juge Bitar disposent de généreux et puissants soutiens.

Les familles, seules face au système

Pour les familles des victimes, l’impuissance est totale. Tant d’agitation pour de simples auditions laisse craindre le pire lorsqu’il s’agira d’accusations, voire de condamnations. Face aux partis, les familles n’ont que leurs actions symboliques : aligner des cercueils, peindre les portraits de leurs défunts sur le port... Mais à chaque tentative de faire entendre leurs voix, le substrat milicien sur lequel sont nés les partis libanais, autrefois factions de la guerre civile, ressurgit en actes de violences. Les familles ne peuvent compter sur aucun parti.

« Ils ne font pas que tuer nos enfants dans une explosion, maintenant ils attaquent ceux qui descendent pour demander justice. Il est temps qu’il y ait une enquête internationale, cela fait un an maintenant. Quand la communauté internationale va-t-elle considérer qu’il est temps d’interférer, interroge la mère d'une victime sous couvert d'anonymat par peur des représailles. Je ne crois pas en un tribunal international comme cela a été fait à la mort de Rafic Hariri, car il n’a rien donné... Mais avec une enquête internationale, l’immunité des représentants libanais ne vaudrait plus rien, et nous aurions enfin la vérité. »

Changer le ton de la lutte

Si le régime se défend ainsi, c’est qu’après un an sans justice, les familles ont cessé de simplement commémorer et prier leurs morts. Elles ont commencé à demander des comptes.

Dans leurs rangs, l’un d'eux a déjà franchi le pas de rentrer dans le jeu politique. Paul Najjar, le père d’Alexandra, l’une des plus jeunes victimes de l’explosion, s’était présenté lors des élections du syndicat des ingénieurs, l’un des plus grands du pays. Contrôlé comme tant d’autres par les partis confessionnels, il s’était investi auprès d’une coalition de groupes révolutionnaires sur la liste indépendante Naqaba Tantafed (Le syndicat se révolte). Avec plus des deux tiers des voix, la formation anti-régime a réussi à battre l’ensemble des partis confessionnels qui s’étaient présentés face à elle. Depuis la révolution du 17 octobre 2019, les élections syndicales ont été le théâtre d’un essor sans précédent des coalitions indépendantes autrefois ostracisées du jeu politique face aux anciennes milices. Très médiatisées et commentées dans un Liban sans réel institut de sondage pour prendre le pouls politique de la population, ces élections font ressortir depuis deux ans le vent inédit de dégagisme qui souffle sur les partis confessionnels.

En 2022, se tiendront les élections présidentielles, législatives et municipales. Les formations indépendantes se tiennent prêtes et soutiennent les familles des victimes face aux anciens « seigneurs de guerre ». Après une année de lutte réprimée dans les rues, celle-ci pourrait se poursuivre dans les urnes.

D’ici là, les familles savent que la route sera encore longue. Pour que les élections soient tenues, qu’elles ne soient ni achetées ni truquées... et qu’avant cela chacun survive dans un pays en pleine déliquescence.

Dans un Liban sans gouvernement depuis plus d’un an, les crises s’accélèrent et les reformes ne voient pas le jour. Entre les pénuries d’essence, de médicaments, de gaz, les interminables coupures d'électricité, l'épargne gelée dans les banques, l’inflation, le poids du traumatisme et celui du deuil, les familles des victimes ont beaucoup à porter. Mais elles tiennent bon.

Le jour de la « séance de la honte », Suzanne vêtue de noire et marquée au visage par un coup de crosse avait décidé de rester-là à brandir la photo de sa fille Jessica. Son mari, Georges, commentait alors face aux gardes du parlement brandissant leur fusil M-16 : « Quoi qu’ils essaient, personne ne pourra arrêter les mères en colère qui demandent justice pour leurs enfants ».

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