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par drapher

Etouffement technologique : quand l'innovation tue le progrès humain

En moins de 10 ans les technologies numériques ont envahi tous les champs de la société. Que ce soit par l'apparition de nouveaux dispositifs matériels ou logiciels, plus aucun espace humain [ou presque] n'échappe à la "numérisation". Comme si procéder avec une technique analogique au lieu d'une numérique était devenu désormais un outrage. Ou une hérésie. Cette course à la « numérisation de toute chose » n'est pas sans conséquences, au point de créer une sorte « d'étouffement technologique ».

En moins de 10 ans les technologies numériques ont envahi tous les champs de la société. Que ce soit par l'apparition de nouveaux dispositifs matériels ou logiciels, plus aucun espace humain [ou presque] n'échappe à la "numérisation". Comme si procéder avec une technique analogique au lieu d'une numérique était devenu désormais un outrage. Ou une hérésie. Cette course à la « numérisation de toute chose » n'est pas sans conséquences, au point de créer une sorte « d'étouffement technologique ». La question de l'innovation pour l'innovation, comme poison mortel du progrès humain, se pose désormais, tout du moins pour ceux qui estiment que le progrès n'est pas seulement l'empilement de nouveaux procédés à base de circuits imprimés et de lignes de programmes informatiques, même si ceux-ci peuvent améliorer le sort du plus grand nombre. Ou pas.

Avant c'était mieux… comme toujours

Le « avant c'était mieux » est un classique de l'analyse de comptoir sur l'état de la société et de ses dérives. Extraits : « avant, on se parlait plus, avant, on s'amusait avec moins, les gens, avant, on était plus polis, plus respectueux, plus francs. La musique était meilleure, avant. C'était plus créatif, on prenait plus le temps, l'humour était moins policé, on avait besoin de moins d'argent, c'était moins pollué, le monde était plus sûr, on était moins inquiet de l'avenir, les responsables politiques étaient plus cultivés, avaient plus de hauteur, etc. »

La liste des « mieux avant » pourrait continuer sur des pages. Et elle est logique, imparable, sauf qu'elle était exactement la même il y a 15 ans, 25 ans, 30 ans ou 50 ans. Comme si l'évolution des sociétés modernes était toujours conditionnée à une perte vis-à-vis du passé, améliorait d'un côté pour mieux réduire ou reprendre de l'autre.

Ce n'est donc pas là que se situe le problème actuel, bien spécifique à notre époque. Auparavant, les pertes et les compensations n'étaient pas créées par un dénominateur commun. Le progrès matériel dans l'absolu pourrait être pointé du doigt, mais il ne suffit pas à expliquer de nombreux changements au cours du temps, il peut même se retourner contre ses détracteurs. La condition des femmes était moins bonne, avant. Comme celle des minorités. Le racisme était beaucoup plus important, tout comme l'homophobie. La liberté d'expression (du plus grand nombre) était plus réduite il y a 30 ans qu'aujourd'hui, tout comme l'accès à l'information, à l'éducation, à la santé. La société "offre plus" aujourd'hui à ceux qui la composent qu'auparavant. N'en déplaise aux nostalgiques. Et pourtant, quelque chose s'est grippé en route, ne fonctionne plus. Il y a une crise en cours, ou tout du moins un malaise profond. Social, politique, économique, environnemental, existentiel. Ce malaise a-t-il été aussi fort jusque là ? Difficile à dire, mais probablement… non. Parce que la situation à laquelle nous sommes parvenus est inédite. Et la technologie y est pour beaucoup.

Étouffement technologique

Par le passé, des inventions ont « révolutionné » les sociétés humaines. Leur fréquence était éloignée dans le temps, et leur évolution chronologique limitée. L'écriture en est une, mais une fois l'imprimerie inventée avec la publication de livres à grande échelle, ces inventions n'ont pas continué à évoluer et envahir tous les aspects de la vie humaine. On peut même se passer de livres, et de nombreuses personnes s'en sont passé longtemps, et continuent de le faire une fois leur scolarité effectuée. Ainsi le train, l'automobile, l'avion, le frigidaire, la machine à laver, la cuisinière à gaz, la radio, le disque, puis la télévision, le téléphone, l'informatique et Internet ont permis de « faire plus facilement », d'améliorer le confort matériel des populations, de libérer du temps, de réduire des efforts, permettre des accès (à l'information, aux autres, à l'apprentissage, etc.) plus grands. Jusqu'à l'invasion technologique de « l'innovation numérique » — aussi appelée révolution digitale par ceux qui s'auto-définissent comme les « barbares » [du digital, selon leur formulation].

La différence entre l'informatique raccordée au réseau Internet — qui n'a pas en tant que telle étouffé quoi que ce soit, mais au contraire ouvert à beaucoup plus de choses — et les « innovations » numériques incessantes actuelles, est fondamentale. « L'innovation numérique », en accélération permanente depuis une dizaine d'années, est distincte de l'émergence de la micro-informatique personnelle et de l'accès de tous au réseau Internet.

Ce qui est appelé innovation numérique est en réalité une invasion du quotidien par des procédés technique en croissance perpétuelle. Elle s'appuie sur Internet puisqu'elle doit être connectée mais n'a qu'une ambition : s'emparer des usages, des fonctionnements humains, de tous les pans qui constituent la vie humaine, pour assister, contrôler, optimiser, aider, orienter, forcer, surveiller, faire consommer, communiquer, échanger, etc. Les appareils numériques, les « programmes intelligents », les « apps » sont en train de devenir une sorte de centre névralgique sociétal, individuel et collectif, qui absorbe à peu près tout. Et étouffe l'individu. L'empêche de respirer normalement, à tous les niveaux. Mais lui fournit un palliatif synthétique du manque d'oxygène qu'il lui fait subir. Paradoxe.

Innover sans progrès humain

L'étouffement technologique en cours est potentiellement une charnière de civilisation. Des pans entiers de la société sont massivement accaparés par les outils connectés et les sociétés qui les produisent, sans aucun contrôle ni régulation. Sans aucune éthique. Et c'est là que se situe la véritable différence entre toutes les avancées techniques passées comparée au changement de paradigme sociétal causé par l'étouffement numérique : aucune volonté de progrès humain n'anime les plateformes/outils/programmes qui s'accaparent des usages. Le seul progrès vendu comme tel est celui de l'expérience utilisateur. La facilitation d'usage, l'assistance, la baisse des coûts, la rapidité, le gain individuel sont les caractéristiques centrales du marketing numérique innovant. Ils améliorent la performance de l'individu seul, en lui retirant des efforts, en accélérant son accès à des services toujours moins onéreux que les anciens. L'innovation au service de la seule performance individuelle. Le progrès, dans l'innovation numérique actuelle n'est plus qu'un empilement de gains personnels. Aucune idée de progrès humain et social, donc collectif, ne soutient l'invasion de « l'innovation ».

En réalité les innovations en cours n'ont qu'une seule vocation : enrichir les entreprises qui les développent et les vendent en aspirant des pans entiers de l'économie. Partout où une activité humaine analogique [ou non] existe, ou des procédés — même lorsqu'ils sont efficaces — sont « améliorables, transformables » par une quelconque nouvelle fonction connectée et adossée à du deep learning et autres formulations instillant la présence d'une « intelligence artificielle », l'innovation s'installe. Remplace. Aspire. Phagocyte. Il n'y a aucune réflexion d'ensemble sur le « remplacement technologique » en cours, juste une course effrénée vers un monde futuriste, celui décrit par la science-fiction des années 50 et 60. Que ce monde soit un cauchemar technologique violent, une dystopie glaçante ou encore une déshumanisation de toute chose, cela ne semble pas inquiéter les principaux acteurs de l'étouffement technologique.

L'effort, ce vieux truc pénible du passé

Ce qui est étrange dans cette période de transformation par l'invasion numérique de toute chose est que chacun sait parfaitement ce qu'il va advenir. Chaque objet ou fonction de l'innovation vendue à longueur de reportages a toujours comme faculté « d'aider l'individu ». L'aider à moins réfléchir, à moins chercher par lui même (assistants numériques « intelligents »), à moins se fatiguer, moins prendre de risques (voitures autonomes), à moins perdre de temps, à moins faire d'efforts (plateformes, et IoT — Internet des objets en général).

La finalité de l'étouffement  l'innovation est là, en réalité : dans l'écartement de l'effort humain par la machine. Ils n'ont rien trouvé d'autre. Pour une simple raison : il n'y a plus rien à trouver ou à améliorer techniquement. Tout est déjà là. Ce n'est que la volonté humaine de progrès véritable qui manque. Pas une pseudo-insuffisance technologique. Sachant que dans un monde où la majorité des individus est prise en charge par des machines pour l'aider à exister sans efforts, la place pour la construction personnelle et existentielle devient très réduite. Le futur pourrait alors être un monde de robots qui assistent des individus eux-mêmes robotisés et sans âme ? Certains pensent même que c'est déjà le cas en partie…

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