Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Yovan Menkevick

Ethnocentrisme : simplifier le monde, c'est cool…

(Beaucoup de discussions autour de la Syrie, entre autres, mènent à penser que l'analyse du monde qui nous entoure est souvent faite à travers des filtres qui altèrent notre capacité à comprendre ce qu'il s'y passe, au delà d'apparences simplifiées. L'un de ces filtres a un nom et se nomme l'etnocentrisme.

(Beaucoup de discussions autour de la Syrie, entre autres, mènent à penser que l'analyse du monde qui nous entoure est souvent faite à travers des filtres qui altèrent notre capacité à comprendre ce qu'il s'y passe, au delà d'apparences simplifiées. L'un de ces filtres a un nom et se nomme l'etnocentrisme. Mieux observer ce qu'il est et ce qu'il génère est important pour éviter de tomber dans des pièges de plus en plus présents, particulièrement sur la toile, pièges qui peuvent mener au grand n'importe quoi…)

Quand nous parlons de sujets graves qui concernent des nations étrangères ne faisant pas partie de ce que l'on nomme l'Occident, les nations démocratiques, nous organisons notre pensée, nos jugements autour de repères que nous pensons universels et indiscutables. Nous estimons la plupart du temps que notre société, et par ricochet, notre mode de vie, nos valeurs sont un modèle à suivre. Si nous soutenons un peuple en rébellion contre un pouvoir en place, nous soutenons ce peuple. A raison, puisque le peuple est censé être souverain, ce qui, au delà des contingences culturelles, religieuses, est un pilier des droits de l'homme, qui sont, universels.

Cette universalité est très importante, elle indique à minima ce qu'une société doit organiser pour que les droits chacun de ses citoyens soient respectés. Mais les droits de l'homme, déclarés en 1948, à la sortie de la seconde guerre mondiale, sont devenus, au delà d'une idée universelle, une politique. Politique de civilisation. D'organisation commerciale aussi, de colonisation des espaces culturels. Parce que sous prétexte "d'installer" ces droits de l'homme pour le bien des peuples, de force s'il le faut, les grandes nations vainqueurs de la seconde guerre mondiale en sont venues à penser la bonne organisation des autres sociétés, à vouloir plaquer leur système politique, culturel, financier sur des sociétés qui n'ont ni l'histoire, ni la culture de ces grandes nations. Ce qui pose problème, à de nombreux niveaux.

L'universalité et ses dérives dans des sociétés très religieuses

De nombreux pays du sud, pauvres, anciennes colonies occidentales, subissent les excès du monde "des droits de l'homme". Il faut avoir habité, travaillé dans des pays d'Afrique par exemple, pour comprendre la fascination/répulsion que nos sociétés et les individus qui les composent provoquent auprès des habitants de ces pays. Fascination pour notre réussite matérielle, notre capacité à dominer aussi, innover, organiser. Répulsion pour notre décadence morale, nos faiblesses humaines, notre manque de valeurs religieuses, notre incapacité à une dignité véritable.

L'information et sa circulation est un bon exemple. Les populations des pays aux cultures traditionnelles (une bonne partie des 100 pays les plus pauvres de la planète) veulent accéder à l'information la plus grande qui soit, alors que leurs gouvernements craignent que la sédition s'installe si c'est le cas. Mais pour autant, dans le même temps, les habitants dans leur grande majorité ne veulent pas que leur société subisse ou produise une part de ce qu'ils voient sur les écrans des pays du nord. La pornographie est l'un de ces phénomènes importants qui motive le rejet de l'occident. Et s'en moquer ou l'écarter d'un revers de main est le meilleur moyen de passer à côté d'un véritable sujet. Les cultures traditionnelles très religieuses défendent des valeurs, un mode de vie collectif très précis, un "vivre ensemble" codé. Le ciment de la religion est en partie celui de la société. Et la pornographie (étrangère, blanche, des pays riches) est un sujet réel d'inquiétude, une sorte de cheval de Troie occidental qui crée une méfiance et une détestation des cultures qui la produisent. Mais surtout la promesse intolérable que l'adoption d'un système (politique, économique) basé sur celui des "sociétés pornographiques" créera une société équivalente, c'est-à-dire dégénérée, où les valeurs traditionnelles et religieuses seront abandonnées.

Notre modèle n'en est pas un

Ce que l'occidental n'arrive pas à accepter, c'est que son modèle de société ne puisse être vu comme étant le meilleur, ou tout du moins "le moins pire". Il observe les sociétés moins développées et s'inquiète de leur pauvreté, du manque de libertés d'expression, de circulation, des régimes politiques durs qui les dirigent. L'ethnocentrisme auquel il procède alors est ravageur : il est issu d'une commisération et d'une posture de supériorité basées entièrement sur des critères choisis, fabriqués par l'éducation, l'histoire mais ne reposant pas sur la réalité de l'autre, celui qui vit dans une autre société. Cet ethnocentrisme auquel il procède le mène à penser que son système devrait remplacer le système qu'il observe. Ce qui ne signifie pas que les problèmes sont inexistants, que les difficultés sont irréelles. Que les régimes durs ne le sont pas ou que les populations s'en satisfont très bien, dans tous les cas.

Non, ce qui pose problème dans l'ethnocentrisme occidental c'est qu'il balaye toutes les complexités des sociétés, toutes les spécificités culturelles, religieuses qui composent des lieux qui lui sont pourtant inconnus (ou si peu connus) pour poser les problèmes en termes binaires, simplifiés, mais surtout adaptés à son propre fonctionnement. Il se pose en modèle.

De la liberté des peuples…

Si l'on revient sur la problématique religieuse et la pornographie par exemple, la Tunisie semble être un bon exemple d'actualité. Ce petit pays musulman de 11 millions d'habitants a su faire plusieurs choses qui peuvent être résumées de la manière suivante : éduquer une partie importante de la population (en comparaison d'autres pays de la région), ouvrir le pays au reste du monde avec un taux de connexion à Internet important, accorder un statut protecteur aux femmes. Malheureusement, ces progressions (d'un point de vue de l'universalité, humain, donc parfaitement positifs) ont été possibles pour la dernière période des 25 dernière années avec un despote au pouvoir aux manettes d'un régime répressif et liberticide sur le plan politique, de l'expression etc…

Il n'est pas question ici de parler à la place des tunisiens, de refaire leur histoire, mais simplement d'observer un phénomène qu'ils renvoient depuis l'élection pour la constitutionnelle de l'automne : les religieux d'Enhada ont gagné ces élections, pas les progressistes. Quelle leçon en tirer ? Une part importante de la population ne voulait plus de ce régime, mais cette même part importante de la population craint de perdre son identité, ses traditions, sa culture, d'où le vote traditionaliste. Le jugement ethnocentré, depuis chez nous, renvoie donc cette réponse : la démocratie est en danger avec le parti Enhada, ce sont des religieux, ils ne vont pas respecter les règles de la démocratie, veulent imposer la charia et vont brider la liberté d'expression, censurer l'Internet.

Sauf que les tunisiens, dans leur grande majorité ont voulu que ce parti soit majoritaire. Pourquoi ? Très certainement par crainte de voir plonger le pays dans une occidentalisation outrancière, une perte de repères culturels, donc religieux, qui mèneraient à la décadence, à la dissolution de la Tunisie en tant que telle. La censure de l'Internet, discutée lors du 4MTunis, est préoccupante, mais comme le disaient des responsables tunisiens dont celui de l'ATI : il sera difficile de revenir en arrière avec le filtrage gouvernemental, alors que des solutions de filtrage sur les postes des internautes proposées par les FAI sont tout à fait possibles et souhaitables.

Nous ne savons pas comment la société tunisienne va fonctionner dans les années qui viennent, mais déterminer où se situe la bonne voie (un système totalement parallèle au nôtre) et la mauvaise (une alternative avec la religion qui conserve des prérogatives) depuis notre ordinateur en France semble quelque peu vaniteux. Si la liberté est centrale, dépasse les aspects ethniques, religieux, sociétaux, alors la liberté des tunisiens se doit d'être respectée. Qu'elle nous plaise ou non.

Le donneur de leçon qui s'aveugle ?

Le sujet est trop important, trop complexe pour qu'il soit question de le fermer avec cet article. Il y aurait encore beaucoup à dire. Nous voyons depuis le Nord, la plupart du temps, les sociétés différentes (du Sud) comme des sociétés opprimées par leurs dirigeants, alors qu'elles sont aussi des sociétés indifférentes au pouvoir en place, dans de nombreuses parties du monde : les infrastructures scolaires, de communication y sont tellement faibles que les populations se préoccupent de leur vie courante et n'accordent aucun intérêt à la politique. Politique qui très souvent effectue à peine le minimum pour sa population.

Ce qui peut par contre nous faire réfléchir est la politique d'aide au développement entamée il y a une trentaine d'années pour soutenir les pays appelés "du tiers-monde" (à l'époque) et qui n'a jamais été correctement suivie par nos pays riches. La France par exemple, n'a jamais versé une seule année durant les 1% de contribution aux pays dits émergents aujourd'hui pour lesquels elle s'était engagée. Sans compter qu'aucun contrôle sérieux n'a été effectué pour que ces sommes ne reviennent pas sur des comptes bancaires (de banques occidentales) des dirigeants de ces pays pauvres. Une politique de soutien à des dictateurs notoires a été menée par l'occident. Le FMI a pratiqué une politique de l'endettement pour les pays émergents qui a détruit le peu de services publics qui s'y étaient développés et créé de la pauvreté. l'OMC a favorisé une concurrence mondiale qui a écroulé des économies de pays producteurs du Sud qui se sont vus alors quasiment ruinés. Comme la spéculation sur les matières premières a affamé une partie de ces pays. Et pour finir, les guerres de coalition menées par le "gendarme du monde américain" et ses alliés du Nord ont confirmé de nombreuses populations dans le rejet d'un modèle occidental, ingérent, impérialiste, oppresseur. Pour au final accentuer les valeurs traditionalistes, religieuses au point de décupler des mouvements fondamentalistes jusque là plutôt confidentiels.

Penser le bien pour les autres…

Ces constats, à l'heure de l'information globale, du citoyen acteur, citoyen-journaliste, citoyen cyber-militant, citoyen-justicier doivent nous aider à réfléchir avec plus de recul, reprendre pied avec la réalité et éviter de penser et peser dans un seul sens parce que nous pensons le bien pour les autres. Il y a la paille dans l'œil du voisin et la poutre dans le nôtre. Il y a une nécessité à ne pas se laisser embarquer dans une pseudo-réalité générée par une multiplicité des sources d'informations censée nous permettre d'avoir une vision totalement claire du monde qui nous entoure et qui voudrait nous faire croire que nous participons au bien, à la libération des peuples, à la fin de l'oppression ou l'émergence d'un monde meilleur.

Nous ne participons qu'à une seule chose : nous déculpabiliser de situations que nous ne vivons que par procuration en mettant notre engagement moral dans un sens ou dans un autre. La réalité est que si l'on veut vraiment prendre parti, il faut aller physiquement là où l'on pense qu'il y a une injustice, se faire une idée et agir concrètement avec les personnes concernées. Personnes qui ont leurs croyances, leurs valeurs, leurs intérêts, leur vision du monde, leur histoire, leur culture. Qui peuvent, sur place, se révéler totalement contradictoire avec les nôtres…

Ou bien encore, si l'on ne peut pas, ou que l'on ne se sent pas d'aller agir sur place, donner une aide distante à ceux qui la demandent, comme Telecomix le fait en Syrie. Mais en étant bien conscient que cette aide n'est en aucune manière neutre, qu'elle peut tout aussi bien mener à des voies qui correspondront à une majorité des syriens, comme à une voie en désaccord avec la majorité des syriens. Si le réseau est neutre, l'activisme ne l'est pas : il soutient des individus en lutte, et la la lutte n'est jamais neutre.

Une dernière chose : la voie de l'activisme ici même (en France) pour pousser les décideurs politiques, économiques à ne plus faire le jeu des système oppresseurs, à tenir leurs engagements de développement des pays pauvres est très certainement aussi une voie intéressante.

Parce que la véritable citoyenneté n'est pas d'aller pousser un bulletin dans une urne et attendre tranquillement, après avoir fait son "devoir" ou bien crier son adhésion à un camp ou un autre sur un réseau.

La véritable citoyenneté c'est d'agir (ou de faire agir les représentants) dans une direction précise, au quotidien, citoyenneté constituée d'une éthique clairement définie. Que ce soit par des actes, des mots ou des démonstrations, la citoyenneté est un engagement éclairé qui tente d'influencer, créer, changer, améliorer avant tout, les choses que l'on connaît.

En quelques mots, la véritable citoyenneté c'est du hack de son environnement au sens large. Et ça, ça demande plus d'efforts que de simples indignations ou éructations sur Internet pour se donner bonne conscience. Et dans le même temps, hacker le monde en étant ethnocentré c'est le risque d'imposer aux autres un monde qui ne leur correspond pas. Cela s'appelle de l'impérialisme. Et même de façon inconsciente, l'impérialisme ne s'accorde pas avec les droits de l'homme. Parce qu'heureusement nous avons encore ce repère, mais faut-il encore bien le comprendre…

P.S : Il semble qu'Alain Soral soit devenu le nouveau point Godwin dans certains commentaires. Particulièrement dès qu'on tente de décrire l'aspect impérialiste du monde moderne, du néo-libéralisme, de la fabrication du consentement ou de la mondialisation et ses effets négatifs. Il paraît donc nécessaire de préciser qu'Alain Soral n'est qu'un pur récupérateur d'analyses et de recherches bien antérieures à ses éructations et autres analyses vidéo diffusées. Alain Soral ne mérite pas un article, mais il est bon de préciser qu'il est est un rouge-brun : un penseur d'extrême gauche qui a ensuite théorisé un nationalisme et un anti-sionisme d'extrême droite de base pour en faire une pensée politique nauséabonde et populiste. Il a été accueilli au Front National, puis l'a quitté et tente désormais de mixer des théories complotistes ou non, mais variées dans ses fumeuses analyses. Si les analystes de la mondialisation, du néo-libéralisme ou de la démocratie d'opinion n'ont plus droit de cité sous peine de se voir assimilé (et donc décrédibilisé) à Alain Soral, c'est qu'Alain Soral est devenu un personnage important aux yeux de ces mêmes commentateurs, qu'Alain Soral a pour eux une pensée qu'ils estiment conséquente. Ce serait bien dommage pour ceux qui n'ont rien à vendre et tentent pourtant de continuer à s'interroger sur certains sujets. Et puis traiter le fond d'un sujet paraît plus intéressant que de le décrier en appelant à la rescousse Alain Soral. Si je faisais du Alain Soral, je dirais qu'Alain Soral est une petite merde qui ne mérite que mon mépris et que je l'attends quand il veut ou il veut : moi aussi je sais me battre pour de vrai. Allez, viens Alain, si t'es un homme un vrai,  j't'attends ! ;-)

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