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par Paul Cardinal

Entretien avec Maïlys Khider, auteur du livre Médecins cubains : les armées de la paix

“Les médecins cubains interviennent peu importe la couleur politique du pays”

Ils sont envoyés en mission dans le monde entier pour aider les populations à faire face à des catastrophes ou des épidémies. Depuis les lendemains de la révolution, dans les années 1960, Cuba forme des brigades médicales, vitrine d’un système de santé unique au monde. La journaliste indépendante Maïlys Khider leur consacre un livre, Médecins cubains : les armées de la paix, publié le 25 novembre chez LGM éditions. Entretien.

Médecins cubains : les armées de la paix

Reflets : Pour la première fois en 2020, des médecins cubains sont intervenus en France et en Italie, afin de pallier la pénurie de médecins face au Covid-19. Est-ce ce qui vous a motivée à enquêter sur ces "armées de la paix" ?

Maïlys Khider : Oui, entre autres. Lorsque des médecins cubains arrivent en Italie, j’apprends que c’est la première fois qu’ils interviennent en Europe. En France, la loi "Ma santé 2022" a autorisé des médecins ne provenant pas de l’Union européenne à intervenir dans les territoires ultra-marins français, mais les médecins cubains ne bénéficiaient pas de cette autorisation. Pendant le Covid-19, le problème des déserts médicaux en outre-mer s’aggrave, on manque de respirateurs, de spécialistes, de places de lits d’hôpitaux. Deux sénateurs demandent au gouvernement français d’autoriser les Cubains à intervenir, ce qu'ils obtiennent. Depuis, les élus locaux d’outre mer discutent avec l'ambassadeur cubain pour faire venir de façon pérenne les médecins cubains.

Lors de mes précédents voyages à Cuba, des médecins m’avaient raconté leurs missions à l’étranger. J’avais compris à ce moment-là que Cuba envoyait des médecins un peu partout dans le monde. J’avais l’idée d’écrire ce livre et j’ai commencé à le faire avec le Covid-19, parce qu’ils sont intervenus non seulement en Europe mais dans une trentaine de pays qui n’avaient pas assez de médecins ou ne savaient pas comment faire face à cette pandémie.

Comment fonctionnent exactement ces brigades médicales ?

Les médecins à Cuba sont formés aux interventions en cas de catastrophe naturelle et d’épidémie. Ils apprennent l’épidémiologie, l’intervention d’urgence, la mise en place d'hôpitaux de campagne. Ensuite, le pays qui veut recevoir des médecins cubains fait appel à Cuba. Les interventions d’urgence sont rémunérées en fonction des moyens du pays. Les pays très pauvres ne paient pas forcément. Si le pays est riche, comme l’Italie, il va payer en fonction de ses moyens. Pour les interventions à long terme, les médecins cubains s’installent, ouvrent des cliniques et sont rémunérés en fonction de contrats négociés directement avec l’État cubain. Les médecins partent sur la base du volontariat.

Qu’est-ce que l’ “internationalisme médical” que cherche à promouvoir le gouvernement cubain à travers ces médecins ?

Pour répondre, il faut remonter à la genèse de ces missions. En 1959 , la révolution arrive au pouvoir. Énormément de médecins qui exercent en libéral fuient vers les États Unis. Alors Fidel Castro et Che Guevara - qui est médecin - se disent : si nous menons cette révolution, elle doit être sociale. Ils forment massivement des médecins pour pallier le manque. Dans les années 1960, les mouvements d'indépendance en Afrique se multiplient. Cuba envoie des militaires pour les soutenir et avec ces contingents sont envoyés des médecins. La première mission des médecins est emblématique, elle a lieu en Algérie en 1962. L’idée de Cuba était d’aider les peuples et pays amis à faire face à des situations de combat ou au manque de médecins.

Puis cet internationalisme médical s’est développé, les missions militaires ont disparu mais les missions médicales sont restées. Cuba ayant formé énormément de médecins, la révolution s’appuyant en partie sur la médecine, elle a voulu partager ses ressources - l’île a la plus grande densité de médecins au monde. Il y a eu au fil des années des missions envoyées dans des pays peu importe leur couleur politique, la nature de leur gouvernement. Cuba a envoyé des médecins au Brésil sous Jair Bolsonaro, très hostile au gouvernement cubain, dans des pays d’Amérique centrale sous la coupe de gouvernements d’extrême droite. Il s’agit vraiment d’une assistance aux peuples.

En filigrane de votre enquête, vous racontez l’histoire de la révolution cubaine et les difficultés causées par l’embargo américain, qu’on connaît très mal en France. Quelles conséquences ce dernier a-t-il sur la santé à Cuba ?

De lourdes conséquences. Sous couvert d’amener la démocratie à Cuba, les États-Unis ne permettent l’acheminement ni de nourriture ni de médicaments. Ils ont des lois extraterritoriales qui s’appliquent à des gouvernements et des entreprises étrangères. À partir du moment où le gouvernement ou les entreprises américaines possèdent 10 % de parts dans des entreprises étrangères, celles-ci n’ont pas le droit de vendre ni d’acheter des produits à Cuba. L’exemple du Covid-19 est édifiant : en 2020, plusieurs entreprises ont essayé d’amener des respirateurs, des seringues ou bien des logiciels pour les machines à IRM. Les États-Unis ont décidé à ce moment-là d’investir dans des entreprises pour qu'elles ne puissent pas amener ces produits à Cuba. En conséquence, les médecins doivent parfois bricoler, stériliser des seringues pour les réutiliser, trouver des moyens d’acheminer des médicaments. Les pharmacies sont vides à cause de cet embargo.

En juillet dernier, alors que vous étiez à La Havane, vous avez assisté à des manifestations historiques. Le gouvernement a réagi par la fermeté, notamment en accusant les États-Unis. Quelle est la racine de ces mobilisations ?

Les Cubains sont fatigués de la situation. Ils doivent faire la queue pendant des heures pour acheter à manger, les pharmacies sont vides. Une grande partie d’entre eux ne veulent plus savoir d’où viennent ces maux, s’ils viennent du gouvernement ou des États-Unis. Ils veulent simplement avoir à manger, pouvoir travailler et se soigner. Bien sûr qu’il y a un fondement populaire à tout ça. Mais il y a un second axe de réflexion qu’on ne peut pas éluder. Les États-Unis créent des fonds spéciaux qu’ils allouent à des mouvements ou personnalités qui s’opposent au gouvernement cubain, que cela concerne les médecins, les artistes ou les droits des animaux. Ils consacrent des dizaines de millions de dollars à ce qu’ils appellent des “projets démocratiques”. Or, il semble paradoxal pour les États-Unis de prétendre vouloir la démocratie et le bien-être des Cubains alors que l’embargo criminel qu’ils imposent depuis soixante ans n’a ni fait tomber le communisme ni amélioré le sort des Cubains, au contraire.

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